Philosophie et sociologie des sciences pour le chercheur
30
déc.
2007
Comme le répète sans arrêt une des mes profs, le chercheur typique ne connaît rien à la philosophie des sciences et encore moins à la sociologie des sciences. Et quand il connaît Bruno Latour, il ne l'aime pas du tout
. Je ne serais pas si catégorique mais il est difficile de s'exprimer au nom du chercheur moyen, surtout quand on lit trop les blogs de certains chercheurs qui regorgent d'allusions à ces auteurs ou leurs théories.
Heureusement, les chercheurs curieux ou avides de réflexivité existent, comme le prouve le témoignage de Bertil Sylvander (Inra) au moment de son départ à la retraite :
Très modestement et sans avoir publié dans ce domaine, je me permets de relire ma carrière à la lumière de certaines thèses en théorie des sciences, que je résume grossièrement ici. Je me suis reconnu dans les idées de Feyerabend (l’anarchisme épistémologique), qui soutient que la science progresse par des phases de désordre et qu'il faut donc absolument préserver une diversité des pratiques scientifiques (certains responsables de l'Inra devraient lire Feyerabend). Je me suis reconnu dans Thomas Kuhn, qui distingue deux types de recherche, qui correspondent à deux types de pratique scientifique : (i) la science dite « normale », où le chercheur construit ses hypothèses et ses protocoles à partir du paradigme dominant et écarte les « anomalies », non expliquées par lui (ou essaie désespérément de les expliquer par des expédients) ; (ii) les « révolutions scientifiques », construites à partir du moment où des chercheurs s’occupent des anomalies et où certains d’entre eux, plus géniaux que d’autres, formulent des hypothèses et des théories capables d’en rendre compte « on ne change pas de théorie quand la précédente est réfutée, mais quand nouveau paradigme devient efficace et légitime ». Il y a alors accord sur un agenda de recherche dans la nouvelle communauté scientifique issue de la révolution. Je me suis reconnu dans Lakatos qui soutient que la science normale invente des stratégies de défense autour du noyau durde la théorie. Je me suis bien sûr reconnu (mais trop tard !) dans Latour, qui explique qu’une part sensible de l'activité des chercheurs consiste à travailler à légitimer leur programme de recherche auprès de leurs collègues, de leur hiérarchie et de leurs financeurs.
Quand Bertil Sylvander fait son marché chez les philosophes et sociologues des sciences, ça donne un bon vademedecum à destination des chercheurs ! Et pour une fois, les chouchous habituels — Merton et ses normes de fonctionnement de la communauté scientifique, Popper et sa réfutabilité —, qui cadrent si bien avec l'image que les chercheurs se font de leur activité, sont aux abonnés absents. àa fait du bien…
Commentaires
"...dans Latour, qui explique qu’une part sensible de l'activité des chercheurs consiste à travailler à légitimer leur programme de recherche auprès de leurs collègues, de leur hiérarchie et de leurs financeurs." Latour, il dit quoi de l'ANR ? :-)
"...dans Latour, qui explique qu’une part sensible de l'activité des chercheurs consiste à travailler à légitimer leur programme de recherche auprès de leurs collègues, de leur hiérarchie et de leurs financeurs."
Ah, la joie de rédiger des projets .... Je suis en plein dedans, et je dois dire que cela diminue bien l'enthousiasme pour le métier.
ICE, Tom > Bruno Latour explique notamment que si les chercheurs sont aussi forts pour déplacer le monde, c'est qu'il créent des collègues (
) et s'allient avec d'autres qui ont toutes les raisons, a priori, de se désintéresser de ce qu'ils font. Et le financement sur projet est un moyen de réaliser cela, alors qu'il faut passer par d'autres chemins quand on possède déjà des fonds. Ce qui permet de donner de l'humanité et de l'ampleur à une basse demande de financement, non ? ;-)En tant qu'ex-chercheur, je dois dire que je n'aimais pas non plus Latour au début. Ses sophismes à l'emporte pièce m'agaçaient au plus haut point. Mais, passé le côté provocateur de sa rhétorique, j'ai bien dû admettre, merde, il a raison!
Un des reproches par contre que j'ai envers le mouvement des "Science Studies" est qu'il a une tendance pernicieuse à mettre en relief les défauts (ou ce qui peut être interprété comme des défauts) de l'institution scientifique, mais au travers de ses réussites. Ainsi l'analyse de Latour du travail de Pasteur. Pire encore, les ouvrages de Collins mettant en doute la reproductibilité. Ce que je veux dire ici, c'est que bien peu se sont penchés sur les échecs spectaculaires de l'institution scientifique, par exemple la dérive des continents ou l'eugénisme. J'en suis venu à penser qu'on ne veut surtout pas montrer les échecs du système, car on doit alors montrer comment le système a survécu à ces échecs, et comment la science a quand même progressé. On devrait alors admettre qu'il y a quand même du bon... et l'expliquer.
Quant à Merton, on ne devrait pas le jeter aux oubliettes trop vite! Même Barry Barnes en a fait l'apologie dans un article récent du Journal of Classical Sociology. Merton a jeté certaines bases sur lesquelles on peut encore aujourd'hui construire des analyses utiles, à mon point de vue.
Finalement, je suis d'accord que les chercheurs devraient en apprendre bien plus sur le sujet, ce qui éviterait les épisodes du type "science wars". Quand j'étais au doctorat, nous étions un petit groupe d'étudiants à nous intéresser à la philosophie des sciences, et avions concocté, avec l'aide d'un prof du département (de physique), notre propre cours là -dessus, où j'ai pu me familiariser avec Popper, Kuhn, etc. C'était évidemment en 1984, et Latour n'était pas encore vraiment dans le portrait à ce moment-là ...