Et si les chercheurs devenaient réflexifs ?
10
sept.
2010
On m'a raconté une fois l'anecdote suivante : quand Al Gore était vice-président des États-Unis, il demandait à chaque expert qu'il auditionnait : "Quelles sont vos hypothèses ?". Car il savait bien chaque théorie ou explication avancée par la science repose sur des hypothèses, et la conclusion ne vaut rien si on ne sait pas quelles sont ces hypothèses de départ, les implicites du raisonnement. En plus de répondre à la question “Que sait-on aujourd’hui ?”, l’expert doit donc pouvoir expliquer comment on le sait, si ça tient la route et à quelles conditions.
De cela, je parle dans un ouvrage collectif (La science, éditions Cavalier bleu, collection "Idées reçues") à paraître en 2011. Et puis j'y ai repensé l'autre jour en lisant le livre d'Helen Longino, intitulé Science as Social Knowledge. À l'encontre de la philosophie positiviste, cette philosophe soutient qu'on ne peut dériver ou soutenir de façon strictement logique une hypothèse à partir d'un ou plusieurs faits. C'est pour cela que plusieurs théories peuvent dériver des mêmes observations, et que des faits vieux comme le monde ont été interprétés de façon différente au cours de l'Histoire. Mais à l'inverse de Kuhn et son principe d'incommensurabilité, Longino estime que ces diverses interprétations peuvent être comparées entre elles et discutées, ouvrant la porte à l'inter-subjectivité, source ultime d'objectivité.
L'explication, selon elle, tient au fait que pour une hypothèse donnée, un paquet de convictions, de valeurs et d'implicites sont nécessaire avant de considérer une observation comme pertinente, puis pour interpréter cette donnée et en faire un élément à l'appui de la théorie.
À la lecture de ces arguments, je me suis pris à imaginer ce que serait la recherche si chaque chercheur en avait conscience et en profitait pour jouer la transparence. Chaque présentation en colloque ou article serait précédé de quelques lignes sur les convictions de base du chercheur, ce à quoi il tient, le cadre de valeurs qui sous-tendent son travail. "J'ai été élevé dans une famille chrétienne et je suis convaincu que l'information génétique est un programme de développement nécessaire et suffisant." "Je place au dessus de tout le progrès de l'humanité et suis convaincu que de la technique découle le bien." "Je crois dans la possibilité d'un bien commun et la suprématie du collectif." Cartes sur table…
Ca aurait de l'allure, non ? Et quelque chose de touchant dans l'aveu de petitesse de l'Homme face à ses propres limitations…
Commentaires
Et comme souvent, les mathématiques n'intégrant pas l'observation, on se situe sur un plan méta-physique où les arguments de démonstration ne laissent aucune place à la subjectivité, aux convictions, à la culture personnelle.
C'en est presque frustrant, à la fin :-)
En amont, prendre conscience du paradigme dans lequel on se situe, des hypothèses implicites que l'on pose et par conséquent du cadre dans lequel on s'insère, avec ses limites inévitables (ce dont tu parles donc au début de ton billet) serait déjà un degré de réflexivité difficile à mettre en œuvre dans sa pratique quotidienne, voire contre-productif si l'on reprend ce qu'en dit par exemple Latour dans Le métier de chercheur - Regard d'un anthropologue.
Dans le cadre d'un travail collectif au Laboratoire Junior "Enquête sur l'homme vivant", nous nous posons les questions suivantes :
Quand est-ce que l’on peut être réflexif dans sa pratique : à quels moments ? Face à quels types de situation ? L’est-on en pratique dans un laboratoire lorsque l’on manipule sur ses objets de recherche ? Qui peut induire cette réflexivité ? Soi, les autres ? En quoi le résultat est-il différent ? Qu’est-ce qui se passe à l’échelle individuelle, vis à vis de sa propre pratique ou encore à l’échelle d’une communauté quand on adopte une posture réflexive sur sa pratique de recherche ? Sur quoi porte alors la réflexivité ?
Plus de détails ici.
@G : Tom Roud se demandait sur Twitter si les maths sont vraiment de la science, finalement !!
@Mélodie : Tu peux préciser pourquoi cette réflexivité serait contre-productive (d'après Latour) ? Merci !
@Enro : une citation dans le texte vaudra toutes les explications.
p94 de l'ouvrage Le métier de chercheur - Regard d'un anthropologue :
"Thomas Kuhn a montré qu’on ne pouvait pas former des scientifiques intelligemment : ce qu’il faut, c’est les pénétrer du paradigme de leur discipline, aux deux sens du terme ! Alors, l’idée d’introduire une pincée, voire davantage – de sociologie des sciences dans une école doctorale, il me semble que cela n’aurait guère de sens pour de futurs chercheurs. On peut former intelligemment des non-scientifiques à l’approche des sciences, parce qu’ils ne vont pas, eux devenir des scientifiques. Mais un scientifique, il faut accepter l’idée de le former bêtement ! Pour l’excellente raison que de toute manière, l’essentiel du « training », quoi que l’on fasse, restera répétitif et ennuyeux. Il faut acquérir des savoir-faire, des automatismes, une discipline quasi-physique, qui s’obtient quasiment comme la discipline du corps, uniquement par le travail, par l’exercice répété, inévitablement tatillon, fastidieux, stupide. Un scientifique qui serait formé intelligemment, ça ne serait jamais un bon scientifique : trop de fragilité, trop d’états d’âme et pas assez de réflexes… C’est comme dans le sport de haut niveau, ce n’est pas comme cela que l’on gagne ! C’est malheureux à dire, mais si Kuhn a raison sur ce point – et je pense qu’il a raison- alors il n’y a pas moyen d’éviter le caractère profondément fastidieux du training qui va permettre d’acquérir la discipline nécessaire pour devenir chercheur. »
Tout en comprenant ce qui peut l'amener à se positionner ainsi, est-il besoin de préciser que je suis loin d’être d’accord avec ce qui précède :-) ? D’ailleurs je m’adresse aux futurs chercheurs avant même qu’ils démarrent un doctorat.
Et pour ce qui concerne l’intérêt pour les scientifiques « durs » du dialogue avec les sciences humaines, dans une démarche de réflexivité, je suivrais plutôt ce qu’écrit Dominique Vinck, Baudouin Jurdant (voir en particulier sa remarque sur le blog du Manifeste Révoluscience) ou encore Michel Morange à ce sujet.
Plus d'éléments dans un nouveau billet de l'Infusoir, cette discussion fait des petits ;-) ''De la sociologie des science pour les scientifiques ?''
@Mélodie : Merci pour ces précisions ! Je ne sais pas s'il faut parler de réflexivité pour ce que j'avais en tête, mon titre est peut-être allé trop loin. Sur Facebook, Fabrice Gabarrot réagissait en rappelant que
Dès lors, Pas besoin de réclamer de la réflexivité (quoique…), juste de la transparence et de l'honnêteté intellectuelle pour commencer, non ?Ca aurait peut-être de l'allure pour amuser la gallérie, mais pas plus. Je vois mal mes options philosophiques influer sur les résultats de ma recherche. Quoi ? L'affinité du VEGF165 pour VEGFR2 va changer parce que je suis athée ? Ou la transduction du signal serait modifiée parce que je suis Bright ? Qu'un politicien soit averti des motivations des experts qu'il consulte est la moindre des choses, il s'agit de politique et dans la majorité des cas même pas de politique scientifique; mais réduire la communication scientifique entre pairs (colloques et journaux scientifiques donc) à ça, me semble ridicule.
Je ne nie pas que certaines personnes sont motivées par des a priori philosophiques qu'ils essaient de forcer dans l'interprétation du monde. Nous avons eu par le passé à discuter un cas particulier, pour le quel tu as adopté une position tiédasse, basée sur des opinions. Mais ça ne "marche" pas comme ça, ça se "plante" à plus ou moins court terme.
Les systèmes de régulation existent et fonctionnent (tant bien que mal). Et contrairement à ce que le manifeste Révoluscience semble dire, ce n'est pas un processus démocratique, c'est un système de contrôle-qualité. Heureusement, il ne tient pas compte des croyances des chercheurs mais de leurs résultats. Vouloir changer ça (toujours en communication entre pairs) est à mon avis une grosse connerie.