Plaidoyer pour la diversité en science
3
mai
2008
Pour rattraper le retard omniprésent dans le discours politique sur la science française, une solution est couramment avancée : créer des pôles mondiaux de compétitivité, sélectionner les meilleurs laboratoires et fermer les autres. La science française ne serait-elle pas plus performante avec uniquement des chercheurs qui sortent du lot ?
Le problème de cette rhétorique, c'est qu'elle nie un aspect élémentaire de la recherche scientifique : celle-ci ne se nourrit pas que des meilleurs chercheurs, des prix Nobel. Ce sont les labos moyens qui construisent le terreau sur lequel les meilleurs peuvent pousser et qui forment le chercheur de demain. On peut aussi penser que sont les explorateurs de la science normale d'où émergera la prochaine révolution scientifique (au sens de Kuhn), même si selon certains travaux la différence entre la performance d'un pays dans la science normale et la science révolutionnaire semble suggérer que ces deux systèmes de recherche évoluent vers la séparation. Clairement, la croissance des deux types de science ne va pas toujours de paire.
Ecrémer la recherche par le haut, c'est aussi réduire sa diversité. Or comme le notait le paléo-anthropologue Pascal Picq sur France inter samedi dernier, il y a deux façons d'avancer en science :
- la démarche dite "ingénieur", qui cherche des solutions à des problèmes bien identifiés ;
- la démarche fondée sur la diversité, qui explore l'ensemble des voies possibles sans but immédiat.
Et les biologistes évolutionnistes savent qu'en cas de modification de notre environnement, ce sont les richesses de la diversité qui permettent la survie de quelques uns. Sans diversité et faculté de s'adapter rapidement, c'est tout le monde qui est menacé. Un excellent exemple : six semaines après l'identification du virus du SRAS, l'équipe de Rolf Hilgenfeld (Institut de biochimie de l'Université de Lübeck) publia la structure tridimensionnelle d'une protéine indispensable à la réplication du SRAS-CoV, ouvrant ainsi la voie à l'élaboration de médicaments. En pleine flambée pandémique.
"Cette histoire illustre le fait que la recherche ne peut être financée uniquement par des grands programmes planifiés par des agences", souligne le chercheur. "Il faut maintenir une recherche de pointe motivée par la seule curiosité." Cette curiosité avait conduit Rolf Hilgenfeld, dès 2000, à se demander pourquoi les coronavirus étaient tenus pour inoffensifs chez l'homme, alors qu'ils peuvent provoquer des maladies très graves chez le porc ou le chat. Il entama alors des recherches sur les mécanismes de réplication de ces virus pathogènes d'animaux, quand la crise du SRAS éclata. Dans l'urgence, il étendit par modélisation informatique les résultats de ses travaux au SRAS-CoV, qui en était très proche. Sa publication dans Science le 13 mai 2003, mondialement commentée, suggérait également d'utiliser une molécule déjà commercialisée, le AG 7088, comme point de départ pour l'obtention d'un médicament.
La diversité se traduit aussi à travers l'existence de revues moins "butées" que leurs consoeurs, plus ouvertes aux hypothèses nouvelles et orthodoxes. Dans un des articles que je citais pour mon billet sur le rejet des articles scientifiques, on lit ceci (p. 741) :
(…) nous avons besoin de nouveaux canaux de communication pour les théories et opinions alternatives. En économie par exemple, quelques journaux comme l'International Journal of Forecasting publient des articles qui mettent en cause les pratiques et croyances communes. Les scientifiques qui mettent en cause les paradigmes dominants utilisent souvent des revues alternatives qui, assez curieusement, utilisent également le système de revue par les pairs (peer review). Parmi ces revues alternatives figurent le Journal of Scientific Exploration, Medical Hypotheses et le Electronic Journal of Mathematics and Physics.
MàJ 15/03/2010 : Une erreur s'est glissée dans ce passage, en fait les articles de la revue Medical Hypotheses ne sont pas revus par les pairs.
La revue Medical Hypotheses citée ici vaut le détour, et le blog de son rédacteur en chef également. Dans un récent billet-éditorial, il expliquait par exemple pourquoi la science a besoin d'une revue comme la sienne :
(…) l'absence de publication d'une idée qui aurait pu être vraie fait plus de mal que la publication d'une douzaine d'idées qui se révèlent être fausses. Les idées bizarres ont tendance à attirer l'attention et peuvent stimuler des réponses de valeur ” même quand un article est essentiellement erroné. Un article peut avoir des défauts mais contenir malgré tout les germes d'une idée qui pourra être développée.
Pour autant, le comité de rédaction de la revue évite de tomber dans le piège de la pseudo-médecine ou du relativisme à tout crin (Medical Hypotheses est ouvert à la publication de théories scientifiques dans le domaine de la bio-médecine, mais les autres types de théories non-scientifiques sont en dehors de son champ
) et reste conscient de son particularisme (la science ne fonctionnerait pas efficacement si toutes les revues étaient comme Medical Hypotheses : il y aurait trop de bruit dans le système
). Là encore, la diversité est nécessaire dans tous les sens
Commentaires
C'est qu'en France, on veut des chercheurs qui trouvent, selon la formule consacrée de De Gaulle et qui a tellement marqué les français qu'il est inévitable que la formule ressorte régulièrement dans les forums de discussion. Et qui trouvent ce qu'attendent les pouvoirs publics et les médias. A tel point que les chercheurs français préfèrent souvent aller trouver ailleurs.
Et puis... moi je ne crois pas qu'il y ait des "bons chercheurs" et des "mauvais chercheurs". Se retrouver d'un coup sous les projecteurs en raison d'un prix Nobel ou autre, ce n'est finalement qu'une issue possible parmi d'autres à une recherche... à une recherche, et non à un chercheur à mon sens ! Depuis quand est-ce qu'une recherche qui trouve une utilité vraiment reconnaissable à un instant donné peut être le fruit d'une seule personne ? A quoi ça servirait dans ce cas de devoir sans cesse se tenir au courant de tout ce qui se fait par ailleurs ? A quoi servent les labos, les équipes, les projets de groupe alors ?
Après mon mouvement d’humeur, je voudrais être plus constructif et m’attarder sur un des aspects développés par Enro. Certains pays sont très peu aptes à faire une science révolutionnaire pour une raison très simple : dans un système hiérarchique, le succès est assimilé à un coup d’état. Pour réussir, il faut respecter certaines règles : bien servir son supérieur, ne pas le mettre dans une situation impossible en défendant une théorie qu’il ne comprend pas et qui pourrait le mettre en situation difficile, etc.. Une découverte hors des domaines pré-établis bouleverse également les plans de carrière rigides : http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/04/30/la-cooptation-des-universitaires-est-mise-en-cause_1040115_3224.html
Parmi les pays dont les dépenses de recherche sont très importantes, deux correspondent à ce cas de figure d'organisation hiérarchique sclérosée : le Japon et la France. Ce sont également les pays dont les gouvernements essayent vainement une modernisation :
http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1872
Personnellement, je me demande encore, particulièrement en voyant le texte de Trautmann (un ami d’Axel Kahn) si toute réforme n’est pas vaine quand les mentalités ne changent pas.
Tu as complètement raison. A cette aune, il faut juger pourquoi le système américain marche "mieux". Il se trouve que le système est massif pour les étudiants en thèse et post-doc. La diversité est là . Il y a également beaucoup de diversité de niveau des universités, et de mobilité entre ces différents niveaux. C'est pour cela que si on n'y prend pas garde, le système français va s'écrouler. On ne peut être à la fois sélectif et divers, si l'on n'est pas massif. Or derrière la logique de sélection, il y a clairement une logique d'économie et de concentration très forte des moyens. De plus, on n'aura jamais en France de nombreux étudiants en thèse ou post-doc tant que la thèse ne sera pas mieux reconnue. Ta remarque sur les ingénieurs est aussi très pertinente. En France, on entend souvent qu'au fond, on n'a pas besoin de chercheurs, car nos ingénieurs sont bien formés et compétents. Or, pour être un ingénieur devenu chercheur, il est très clair que les états et les dispositions d'esprit sont différents. On n'apprend pas à être innovant en école d'ingénieur, comme chercheur, on est obligé d'être innovant puisque les questions sont beaucoup plus floues.
Tom Roud
Je ne comprends pas ton raisonnement. Le problème n'est pas la sélection. Ce n'est pas du nombre que nait la diversité. On a en France des centaines d'étudiants qui font à peu près la même chose en biologie moléculaire. L'élitisme "à la française" n'est qu'une réponse imparfaite au népotisme régnant dans les universités. Sinon les charges d'enseignants seraient quasi-héréditaires. Le vrai problème en France est l'inbreeding. Ce n'est pas une question de formation, ce n'est pas en apprenant qu'on devient innovant. En France, il faut simplement reconnaître que l'innovation dérange l'organisation du système.
Un problème de la sélection, c'est que quand tous les candidats se valent plus ou moins, les critères deviennent un peu arbitraires et les exigences au concours délirantes pour discriminer les candidats (c'est la réalité aujourd'hui en France et dans le monde je pense, où on exige de plus en plus de choses pour écrémer). La sélection est malheureusement nécessaire vu qu'il y a plus de candidats que de postes, mais on peut discuter aussi sur certains critères qui ne sont pas forcément beaucoup moins stupides que le localisme. On sélectionne au final plus la persévérance et la productivité en termes de papiers que la qualité scientifique; en sortie on aura des gens acharnés qui sauront produire plein de papiers pas forcément géniaux . Est-ce ce qu'on veut ? Maintenant j'ai bien conscience que c'est un problème beaucoup plus global.
Mon point précédent sur la sélection était en fait surtout que le principe de Pôle scientifiques d'élite peut constituer un prétexte pour réduire les moyens financiers globaux, tout en concentrant les moyens localement.
Le problème que tu soulèves est celui des critères de sélection: les critères se valent plus ou moins sur dossier. En réalité, il est très difficile d'apprécier la valeur personnelle d'un candidat à l'heure de la big science. Il serait plus raisonnable que le responsable de l'embauche utilise des critères plus individuels et plus rationnels, ce qui est permis par l'embauche non endogame.
Il me semble que l'approche favorisant la diversité est de plus à rapprocher du rôle joué par le hasard dans certaines découvertes.
Le caractère aléatoire bien étranger dans l'esprit à l'approche "ingénieurs" s'avère parfois crucial.
C'est pas pour faire mon interresant mais je plussoie totalement Enro dans ce billet
et c'est tout
@woody
La méthode de recrutement la plus valable, c'est d'inviter le postulant à passer au labo, pour quelques jours, je pense… Pour voir les qualités humaines aussi…
@Timothée Oui, mais ce n'est pas suffisant. Sinon gare au népotisme et aux embauches canapé. La seule chose qui peut garantir la transparence, c'est l'absence de pérennité de la structure. Donc un chef de labo doit être dans la même situation qu'un patron de PME: s'il veut embaucher fiston et que celui-ci n'est pas à la hauteur, ça doit avoir un coût.
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