La science, la cité

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Articles scientifiques, la loi du genre

Publier des articles, c'est la loi du genre dans la recherche scientifique. A telle enseigne que Bruno Latour[1] s'interrogeait malicieusement :

Premièrement, tous les soirs, des techniciens transportent des piles de documents de la paillasse aux bureaux — documents équivalant, dans une usine, aux rapports sur ce qui a été traité et fabriqué. Au laboratoire, les documents en question constituent le matériel qui est traité et fabriqué. Deuxièmement, les secrétaires postent des articles émanant du laboratoire à  raison d’un en moyenne tous les dix jours. Loin de constituer les rapports de ce qui a été produit dans l’usine, les membres de l’équipe considèrent qu’il s’agit bel et bien des produits de leur usine singulière. Puisque l’on produits des documents sur papier, a-t-on affaire à  un organisme de type administratif ?

Les chercheurs, eux, ne le voient pas forcément du même œil. Ce qui ne les empêche pas d'être fiers quand leur dernier article est publié, surtout si c'est dans la fameuse revue Nature !

©© Guillaume Goyette

Mais la loi du genre est aussi dans la structure des articles en question. Au moins en sciences naturelles, le "canon" est relativement bien établi : Introduction / Matériels et méthodes / Résultats / Discussion / Bibliographie.

En fait, c'est beaucoup plus drôle à  décrire quand on a sous la main la parodie qu'écrivit Georges Perec dans le milieu des années 1980. Perec, non content d'être un immense écrivain, était aussi… documentaliste au CNRS ! C'est dire qu'il en a vu passer des articles scientifiques ! La parodie en question (à  lire en ligne) propose la "Mise en évidence expérimentale d'une organisation tomatotopique chez la soprano (Cantatrix sopranica L.)". Extraits choisis :

  • Introduction (revue de la littérature existante et situation du problème) :
    Les effets frappants du jet de tomates sur les sopranos, observés aux heures ultimes du siècle dernier par Marks et Spencer (1899) qui, les premiers, employèrent le terme de réaction de hurlements (RH), ont été largement décrits dans la littérature. Si de nombreuses études expérimentales (Zeeg & Puss, 1931; Roux & Combaluzier, 1932; Sinon & coll., 1948), anatomopathologique (Hun & Deu, 1960), comparative (Karybb & Szyla, 1973) et prospective (Else & Vire, 1974) ont permis de décrire avec précision ces réponses caractéristiques, les données neuroanatomiques, aussi bien que neurophysiologiques sont, en dépit de leur grand nombre, étonnamment confuses. (…) Nous avons donc décidé d'explorer de manière systématique l'organisation interne croissante ou décroissante de la RH pour tenter d'élaborer un modèle anatomique.
  • Matériels et méthodes (déroulement de l'expérience — largement enjolivé) :
    L'expérimentation a porté sur 107 sopranos de sexe feminin, en bonne santé, pesant entre 94 et 124 kg (moyenne: 101 kg), qui nous ont été fournies par le Conservatoire National de Musique. (…) A aucun moment les animaux n'ont souffert, comme le démontre le fait qu'ils n'aient pas cessé de sourire tout au long de l'expérimentation. (…) Les tomates (Tomato rungisia vulgaris) ont été lancées par un lanceur de tomate automatique (Wait & See, 1972) commandé par un ordinateur de laboratoire polyvalent (DID/92/85/P331), avec traitement des données en série. Les jets répétitifs ont permis d'atteindre 9 projections par seconde, ce qui correspond aux conditions physiologiques rencontrées par les sopranos et les autres chanteuses sur la scène (Tebaldi, 1953). (…) L'analyse statistique des résultats a été réalisée au moyen d'un algorithme inspiré du tennis (Wimbledon, 1974), c'est-a-dire que chaque fois qu'une structure gagnait un jeu, elle était considérée comme étant impliquée dans la RH. Au terme de l'expérimentation, les sopranos ont été perfusées avec de l'huile d'olive et du Glennfidish à  10 %, et mise à  incuber à  42,1°C pendant 47 heures, dans du jus d'orange à  15 %. Des coupes de tissus congelés, non colorées, de 2 cm d'épaisseur ont été montées dans un sorbet à  la fraise et examinées en microscopie à  balayage et à  époussetage.
  • Résultats (avec un tableau de données complètement abscon et de belles figures où l'abscisse est exprimée en unités arbitraires et l'ordonnée en unités internationales) :
    Il est intéressant de noter que si l'hémisphère gauche a été pris en compte pour l'analyse statistique, l'hémisphère droit a été laissé de côté.[2] (…) Les relations temporelles entre ces réponses, illustrées par la figure 3, montrent que l'hypothèse d'une interdigitation en faisceau de sous-réseaux neuronaux est très probable, bien qu'aucune donnée expérimentale ne permette de le confirmer, en raison de la relative difficulté de pénétrer dans ces satanées structures sans détruire tout un tas de choses (Timeo et coll., 1971).
  • Discussion (où l'on nuance ses résultats et on donne du grain à  moudre à  ses doctorants/ses sponsors/ses concurrents) :
    Le fait que de la péroxydase de raifort injectée dans les cordes vocales des sopranos soit transportée de manière rétrograde des dendrites apicales des nefs vagues vers les synapses tomatotomatiques des voies afférentes du psudo-Gasser controlatéral (Mc Hulott et coll., 1975) démontre avec quelque vraisemblance la nature légumineuse du médiateur tresponsable de la transmission du message des territoires réceptifs à  la tomate au circuit de la RTH (Colle et coll., 1973).
  • Bibliographie (où l'on cite les collègues pour ne pas les fâcher et les rapporteurs pour être bien vu) : par exemple,
    Donen, S. & Kelly, G. : Singing in the brain. Los Angeles, M.G.M. Inc. Press. 1956
    Pericoloso, O. & Sporgersi, I. : "Sull'effetti tomestetiche e corticali della stimolazione di leguminose nella Diva". Arch. physiol. Schola Cantor. 37, 1805-1972, 1973.

Notes

[1] Dans La Vie de laboratoire, La Découverte, Paris.

[2] C'est-à -dire, dans la version originale en anglais de l'article : It is of interest to notice that, if the left hemisphere was kept for analysis, the right hemisphere was left.

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Les chercheurs en campagne

En cette période de campagne électorale, la recherche scientifique est un passage obligé des candidats… et les chercheurs ne lésinent pas sur les moyens pour réclamer de l'attention et des promesses de financements.

L'occasion de ressortir ce vieux sketch des Nuls, toujours aussi... pertinent (via Owen).

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Les protocoles expérimentaux vus de l'intérieur

Pour démystifier un peu la méthode scientifique, et dans l'esprit du billet sur le peer-review vu de l'intérieur, je traduis et reprends ici partiellement un billet de Matthew Hall. Dans ce billet, Matthew revient sur un protocole expérimental qu'il a lui-même rédigé, publié en 2004 dans un article scientifique :

Le caractère hydrophobe, LogP, des huit complexes a été mesuré sur trois réplicats par le coefficients de partage octanol-1/eau, selon la méthode mentionnée par Robillard et al. Les solutions ont été ajustées à  500 mL (100 IM) dans du KCl à  0,15 M pour minimiser l'hydratation des complexes. Des volumes égaux (2 mL) de la solution eau et octanol-1 ont été agitées mécaniquement pendant 24 h. Des aliquots ont été prélevés de la phase supérieure d'octanol et de la phase aqueuse inférieure. Les échantillons aqueux ont été dilués 100 fois avec une agitation rigoureuse. La quantité de platine a été déterminée par spectrométrie d'absorption atomique à  four en graphite (GFAAS). Les coefficients de partage ont été exprimés par le Log10 du rapport entre la concentration de platine dans la phase d'octanol-1 et de la concentration de platine dans la phase aqueuse, comme indiqué dans l'Equation (1).

Rien que de très habituel pour une publication scientifique. Mais voilà  comment, quelques années après, Matthew décrit la manière dont l'expérience s'est réellement passée :

On a décidé qu'il nous fallait comprendre si les substances pénètrent facilement ou non dans les cellules ; il y a une vieille méthode pour ça, mais bien sûr, quand on a essayé de répéter l'article de Robillard, ça n'a pas marché. On a donc pris un café en se plaignant de notre superviseur pendant une demi-heure — et on a encore eu une discussion du type "je suis tellement inquiet à  propos de ma carrière universitaire, il n'y a pas de garanties, allez, on devrait tout vendre et gagner quatre fois plus en travaillant moins". Finalement, on est revenus au labo et on a commencé la dissolution ; comme on n'avait pas d'octanol-1, le labo d'à  côté nous en a prêté un peu, puis on s'est cassé la tête avec le spectromètre d'absorption atomique archaïque que le département ne veut pas remplacer. (Il a même un vieil écran monochrome vert !) On a chargé nos échantillons et, évidemment, le manège du spectromètre ne marchait pas, c'est vraiment une machine de m****. Pendant qu'elle analysait nos échantillons, on a partagé notre inquiétude à  propos de nos propres financements de recherche, et on est tombés d'accord sur le fait que les gens qui reçoivent des bourses ne font pas vraiment de la science très impressionnante. Après que la machine a imprimé nos résultats sur une imprimante matricielle, on a dû refaire la moitié de nos échantillons parce qu'on n'aimait pas les chiffres que ça nous donnait. La deuxième fois était bien meilleure, donc on est allés faire un tour au pub, où on a discuté de combien il est injuste que nous ne soyons pas autant payés que les gens du privé, et que la société ne nous estime pas à  notre juste valeur. Puis j'ai fait faire les calculs à  mon stagiaire parce que je n'avais pas que ça à  faire et, franchement, je ne me souviens pas du tout de ces trucs logarithmiques du lycée !

Comme conclut Matthew, ce serait tellement plus fun si les chercheurs écrivaient ce qu'ils ont réellement fait !

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