La science, la cité

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Mot-clé : scientométrie

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La collaboration en science : scientométrie

Vous avez sans doute entendu parler de cette avancée récente sur la modification biologique des groupes sanguins, obtenue par une collaboration franco-américano-danoise — la France étant représentée par une unité mixte entre le CNRS et l'Université d'Aix-Marseille. Ou de cet article méthodologique paru le 30 mars dans PLoS Computational Biology et décrivant les 10 règles d'une collaboration réussie. Oui, la science semble se faire désormais en collaboration. Mais qu'en est-il exactement ? Dans le premier billet consacré à  ce sujet, nous solliciterons la scientométrie qui "mesure la science" par divers comptages, méthodes statistiques et indicateurs de la recherche.

Quel volume ?

Comme le rappelle Yves Gingras dans son article sur "Les formes spécifiques de l’internationalité du champ scientifique" (Actes de la recherche en sciences sociales, 141-142: 31-45, 2002), l'internationalité de la science et les formes de collaboration qui la traversent sont devenues la norme, une marque des nouveaux temps écrivait Bachelard en 1951 dans L’Activité rationaliste de la physique contemporaine. Les articles écrits en collaboration ne constituaient environ que 2 % de la production savante en 1800 et autour de 7 % en 1900. En 1995, seulement 13% des articles comprenaient un seul auteur.

Quelles disciplines ?

On constate aussi que cette collectivisation du processus de recherche croît avec la lourdeur des équipements requis (physique des particules), la complexité et la diversité des tâches à  accomplir (médecine clinique) et l’échelle de la recherche (océanographie, espace). Elle est donc moindre dans le champ des sciences sociales où, à  l’échelle mondiale, seulement 29 % des articles sont le fait de deux auteurs ou plus. La production individuelle domine encore davantage dans les humanités, disciplines peut-être encore plus attachées que les sciences ou même les sciences sociales à  l’idée du génie créateur individuel et qui se méfient de la collectivisation de la recherche qui entraîne inévitablement un décentrement du moi créateur. Les modalités varient aussi selon les disciplines : les sciences sociales et les humanités étant les moins collectivisées, l’internationalité y prend d’abord la forme de la participation aux congrès internationaux. Et dans le domaine des sciences sociales, les disciplines qui collaborent le plus avec l'international sont l’économie, la gestion et le management, c'est-à -dire les secteurs les plus liés à  la mondialisation de l’économie. A l'inverse, les disciplines dont l'objet est le plus local comme les autres sciences sociales, la médecine clinique et le génie collaborent le moins.

Quels pays ?

Selon la même tendance, le nombre de pays impliqués dans les collaborations est en croissance : bien que la plupart des articles n’impliquent que des chercheurs de deux pays, la proportion de ceux impliquant plus de deux pays est passée de 7 % en 1980 à  16 % en 1997. Cela dépend de la taille des pays, puisque les chercheurs des pays les plus actifs sur le plan scientifique ont des liens formels de collaboration avec leurs pairs dans plus de cent pays différents, ce nombre ayant même doublé en dix ans pour les plus petits d’entre eux (comme le Portugal). En fait, un pays qui collabore peu pourra être qualifié d'autonome ou d'autarcique. Les deux interprétations sont possibles et la propension à  la collaboration internationale est forte pour des pays de petite et moyenne taille scientifique, les Etats-Unis comptant relativement à  leur taille moins de collaborations que les pays européens ou le Canada.

La carte ci-dessous représente les liens de collaboration les plus forts entre pays, liés à  la fois par la géographie et l'histoire culturelle. Ou, comme dans le cas des sciences sociales, par la langue puisque pour la France, le Canada arrive alors en troisième et la Belgique en quatrième place…

Quels financements ?

Cette internationalité se voit aussi dans l'origine des financements. Historiquement, les Etats nationaux ont eu tendance à  réserver leurs fonds de recherche à  leurs propres chercheurs et ils continuent de fournir l’essentiel des ressources qui sont à  la base de la recherche scientifique (plus de 90 %). L’accès à  des sources étrangères de financement est toutefois un phénomène qui a pris de l’importance au cours des vingt dernières années. En France, par exemple, 7,4 % du financement de la R & D provenait de sources étrangères en 1998 comparativement à  4,8 % en 1985. (…) Pour l’Europe, les proportions sont de 5,6 % en 1991 et de 7,4 % en 1998.

Conclusion

En conclusion de son étude que j'ai rapidement survolée ici, Yves Gingras considère que l'internationalité de la recherche ne va pas sans le patriotisme des chercheurs. C'est par exemple la raison de la lutte pour héberger le projet ITER en France : les retombées locales en même temps que la dimension internationale. Pasteur avait donc raison quand il affirmait en 1888, lors de l'inauguration de l'Institut Pasteur :

Si la science n’a pas de patrie, l’homme de science doit en avoir une, et c’est à  elle qu’il doit reporter l’influence que ses travaux peuvent avoir dans le monde.

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Dissémination des idées en science

La propagation des idées entre individus est un sujet qui attire habituellement l'intérêt des cogniciens et méméticiens d'AlphaPsy. Mais quand on l'applique aux scientifiques, cela nous force à  (re)considérer la manière dont la science avance et dont ses thématiques ou paradigmes s'affirment. La question est ancienne[1] mais mobilise, depuis les années 1960 et D.J. de Solla Price, de nouvelles méthodes quantitatives.

L'Office of Scientific and Technical Information américain travaille précisément sur le sujet, avec une approche nouvelle : considérer la diffusion des idées en science comme la dissémination d'un agent infectieux. Mobilisant les modèles mis au point par l'épidémiologie, en particulier le modèle à  quatre états "Susceptible, Exposed, Infected, Recovered", ils ont étudié une série de cas en montrant comment la probabilité et l'efficacité de contact entre chercheurs (notée àŸ) permet de diminuer le temps nécessaire au développement des connaissances (ou en tous cas, le temps nécessaire à  la contamination des chercheurs par une nouvelle idée). Ainsi, dans le cas des recherches sur le prion, un doublement des contacts (courbe en noir) grâce à  une meilleurs diffusion des articles et des données, une plus grande interaction dans des congrès, plus d'échanges entre labos etc. aurait fait gagner environ 30 ans à  la science (par rapport à  la courbe en rouge) !

Selon le cas étudié, différent paramètres jouent dans la dynamique de diffusion : la population initiale de chercheurs "sensibles" (plus petite pour les recherches sur la théorie des cordes que pour celles sur le prion) et l'efficacité de contact (meilleure pour les recherches sur la théorie des cordes que pour celles sur le prion, car les premières nécessitent un outillage moins coûteux et font donc plus facilement de nouveaux adeptes).

Ce modèle, bien qu'intéressant, nous laisse sur notre faim. Les auteurs font bien quelques critiques de l'utilisation d'un modèle épidémiologique (contrairement à  la plupart des épidémies, les contacts en science sont longs — typiquement 3 ans entre un thésard et son encadrant —, tout comme peut l'être le temps d'incubation — souvenons-nous des "belles au bois dormant") mais laissent de côté ce qui me semble primordial en tant qu'apprenti-sociologue des sciences : les facteurs externes. En effet, on peut considérer que les recherches sur le prion auraient pu plafonner vers les années 1990, alors qu'elle démarrait à  peine pour nous. Mais ce serait oublier que l'essentiel de cette recherche s'est développé quand le besoin politique s'en faisait sentir avec la crise de la vache folle ! Idem avec les recherches sur le H5N1... Bref, ce ne sont pas seulement les propriétés internes de la communauté scientifique qui déterminent sa dynamique, c'est évident.

Sans compter les limites intrinsèques à  une multiplication de l'efficacité de contact : on peut dire que la science progresserait plus vite avec une meilleure efficacité de contact, qui est sûrement perfectible, mais les chercheurs ne sont pas non plus des super-héros (quoique...) ! Par contre, penser que la science aurait pu se développer autrement, et faire de l'uchronie scientifique, voilà  qui me plaît beaucoup :-)

Notes

[1] Pas tant que cela en fait puisqu'avant Al Razi (864-930) et Al Masudi (897-956) (parfois surnommé "le Pline de l'Islam"), on considérait que les Anciens (Aristote et al.) étaient des autorités décisives et qu'il ne restait plus rien à  apprendre, seulement à  commenter. En Occident, cette conception ne s'imposera que 600 ans plus tard avec la Révolution scientifique.

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