La science, la cité

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Les publications, frontière de la science ?

Peut-on entrer en science sans visa ? se demandait récemment le groupe de réflexion TRACES à  l'Ecole normale supérieure. Questions qui ne trouvât pas de réponse définitive ce soir-là  et sur laquelle j'aimerais me pencher à  la lumière d'une petite expérience personnelle.

Récemment, Béné et moi avons monté un atelier pour le festival Paris-Montagne, montrant à  un jeune public la science en train de se faire, par le biais de l'écrit scientifique (de la demande de financement à  l'article scientifique en passant par le brevet et le cahier de laboratoire). L'atelier s'est suffisamment bien passé, a suffisamment été bien reçu par les professionnels (nous l'avons refait à  leur demande dans une bibliothèque municipale de la région parisienne) et nous a paru suffisamment digne d'intérêt pour que nous souhaitions en laisser une trace, à  destination des professionnels. Dans notre naïveté, nous avons cru qu'un article soumis à  une revue français de didactique des sciences, dans une rubrique spécialement conçue pour donner la parole aux acteurs du terrain, passerait comme une lettre à  la poste. Mais nous ne connaissions pas suffisamment les auteurs clés du domaine (malgré un travail préalable de bibliographie, quand même !), nous ne nous rattachions pas suffisamment à  un courant de pensée et nous n'explicitions pas assez les présupposés cognitifs de notre petit atelier : article rejeté par les rapporteurs (trois rapporteurs, un très favorable, un très défavorable, un nuancé). Certes nous avons nos chances si l'article est retravaillé et resoumis, mais ça n'ira pas sans des heures de travail pour bétonner l'article au niveau théorique, quand celui-ci se voulait une proposition d'ordre pratique.

Voilà  pour moi où se situe la barrière à  l'entrée en science. Je savais, pour avoir déjà  publié, qu'un article n'est pas un long fleuve tranquille. Mais soumettant pour la première fois un article dans une discipline où je ne suis que débutant, j'ai réalisé le coût nécessaire pour mener cette opération à  bien. Et je ne parle pas ici des critères habituels de scientificité (rigueur, réplicabilité...), la barrière se situant encore au-delà . Elle se manifeste également pour les chercheurs du sérail qui se livrent à  des travaux un peu originaux ou interdisciplinaires. Dans notre cas, nous empruntions aussi bien à  la sociologie qu'à  la didactique ou l'histoire. Eh bien, en fonction du profil du rapporteur, tel aspect était systématiquement ignoré tandis que tel autre était jugé comme pas suffisamment approfondi. Forcément... nous avions aussi une limite de caractères à  respecter !

Certes on peut publier ce que l'on veut sur arXiv (mais en anglais uniquement, et à  condition de se trouver un parrain). Certes on peut publier ce que l'on veut sur HAL (à  condition d'être rattaché à  un laboratoire français). Certes on peut publier ce que l'on veut sur son blog. Mais pour publier dans une revue avec comité de lecture, rien à  faire, il faut se glisser dans le moule. Les chercheurs ne s'en rendent plus compte, eux qui ont intériorisé les contraintes de leur communauté (de leur champ, dirait Bourdieu). Mais c'est flagrant pour un marginal façon Nottale ou un dilettante comme moi. Alors non, on ne peut entrer en science sans visa et ce visa, c'est l'ensemble des codes tacites (quels auteurs citer, dans quel courant s'inscrire...) qui font que l'on est reconnu comme un pair ou non. Après, on ne s'étonnera pas que les scientifiques amateurs ont leur propre revue et que le fossé persiste...

P.S Depuis l'écriture de ce billet, notre papier a été accepté dans sa seconde version. On pourra trouver qu'elle est "mieux", elle dit en tous cas beaucoup plus de choses que la première fois, en dépassant largement les contraintes de longueur qui figuraient dans les instructions aux auteurs. Evidemment, cet heureux dénouement n'enlève rien à  la réflexion ci-dessus...

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Et si Latour était déterminé par le contexte politique français ?

Je n'ai pu réprimer un petit sourire en lisant cette hypothèse dans un récent numéro de la revue Perspectives on science. Parce qu'elle émane d'un chercheur de Belfast, Aviezer Tucker, après un travail qu'il a effectué en Australie. Voilà  des étrangers qui viennent nous chercher des poux, ai-je alors pensé ! Nous et nos fameuses exceptions françaises... Mais passé cette première réaction, j'ai eu envie d'en savoir plus et je me suis rappelé qu'après tout, toutes les théories ont leurs conditions d'apparition et que ces dernières éclairent les premières. Surtout, je me voyais en train de reproduire la méfiance du scientifique vis-à -vis du sociologue qui vient l'étudier, se faisant souvent une idée caricaturale de son travail (tout comme le titre de ce billet est une caricature de l'hypothèse de Tucker !).

Bruno Latour: lecture at the Gothenburg University ©© access.denied

Or voilà , après lecture, l'article se révèle intéressant ! Posant que la sociologie des sciences à  la française cherche à  redistribuer les cartes de la science pour la "démocratiser", dans une démarche à  la fois descriptive et normative, il constate que cela s'inscrit dans un contexte politique particulier : colbertisme, bureaucratie, prégnance des grands corps d'Etat, méritocratie du concours d'entrée aux grandes écoles, autant de facteurs qui favorisent au plus haut niveau les décisions en petit comité et le refus de débats avec les citoyens entre chaque élection. Mais à  partir des années 1990, avec l'apparition de crises sanitaires (sang contaminé, vache folle) et de débats brûlants (OGM), la confiance s'érode et les pouvoirs publics n'osent plus prendre de décision radicales sur les politiques scientifiques ou technologiques. Ainsi, le gouvernement Jospin sera sauvé par le Parlement européen au moment où il doit choisir entre prolonger le moratoire sur les OGM ou non. Le livre de Bruno Latour qui paraît en 1999, Politiques de la nature, cherche à  dépasser les clivages traditionnels entre nature et société. Ce faisant, il reflète la dislocation civique de la France et la recherche d'alternatives démocratiques au processus technocratique traditionnel de prise de décision, ainsi que les répercussions politiques de la sociologie des sciences. Or le cancer technocratique qui ronge la France est plus l'exception que la règle : en Scandinavie les citoyens sont impliqués dans la définition des politiques scientifiques, les lobbies américains permettent à  tous les groupes de pression d'entrer au Congress. Et quand le français Michel Callon défend les forums hybrides, il est renvoyé dans les cordes par la sociologue de Harvard Sheila Jasanoff pour qui le système américain de poids et contrepoids ("checks and balances") est une meilleure alternative pour la gestion des technologies que la démocratie délibérative. Car si le contexte politique et historique explique l'émergence de la sociologie des sciences en France, il en explique aussi les limites !

Il y a cependant un petit problème : Tucker mobilise pour son travail les méthodes de la sociologie des sciences (sociales). Or les membres de ce domaine préconisent de rendre compte de l’activité dans un langage différent de celui qu’adoptent les chercheurs du champ pour parler de leur objet (selon Dominique Vinck). Bref, on a une méta-analyse où le niveau supérieur (Tucker) reprend les mêmes outils que le niveau inférieur (Callon et Latour), ce qui est contraire à  leur méthode à  tous. Nous faisons un métier bien difficile...


Je suis en lice pour le festival de l'expression sur internet, dans la catégorie "Blog politique / Expression citoyenne". Vous aimez mon blog et mes billets ? Merci de voter pour moi avant le 31 mars !

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Cette science chaude...

Maintenant que vous en savez plus sur Laurent Nottale et sa théorie de la relativité d'échelle, continuons notre raisonnement.

On nous a raconté que les travaux de Garrett Lisi, parce qu'ils prédisaient de nouvelles particules et ne pouvaient s'ajuster avec des hypothèses ad hoc, seraient facilement réfutables. C'est également le cas de la théorie de Nottale, qui prédit, à  partir d'une équation de Schrà¶dinger généralisée, des pics de probabilité des distances des planètes à  leur soleil. Mais la science n'est pas la démarche hypothético-déductive que raconte Popper : ces prédictions n'ont été ni confirmées ni réfutées, elles ont jusqu'ici été simplement ignorées par les autres astronomes, cosmologistes et astrophysiciens… En attendant, ces deux théories sont donc ni vraies ni fausses… et c'est comme cela aussi que la science fonctionne ! A l'opposé de la science froide entreposée dans les manuels (que nos amis anglo-saxons appellent textbook science), celle-ci admet qu'elle ne sait pas (encore) tout. Or comme l'explique la sociologue Claire Marris à  propos des OGM,

lorsqu'ils communiquent les résultats de leurs recherches, les scientifiques, afin d'intéresser leurs interlocuteurs, ont tendance à  insister sur le noyau de certitude. Malheureusement, ces connaissances comportent des incertitudes reconnues dans leur discipline se durcissent souvent en certitudes absolues quand elles passent dans des champs scientifiques voisins, et encore plus quand elles passent chez les politiques ou les industriels.

Selon que l'on montre la science froide ou la science chaude, les débats publics ou les interrogations sur l'expertise en seront changés. Pareil pour les controverses : les biocarburants sont-ils une solution bonne ou mauvaise ? Bonne disent certains (s'appuyant sur les chiffres de la demande en énergie des pays en voie de développement et sur les progrès de la technique), mauvaise disent d'autres (s'appuyant sur le bilan énergétique total de la filière ou sur son impact sur l'effet de serre). Parmi ces derniers on trouve Paul Crutzen, qui nous fait le bonheur de publier dans des revues à  accès libre et ouverte aux commentaires. Guidés par le journaliste du Monde, nous voilà  donc embarqués dans des joutes autour du cycle de vie exact des biocarburants et le calcul des émissions de protoxyde d'azote. Au lieu d'une coupure franche entre deux partis, irréconciliables et entre lesquels il faudrait choisir, nous découvrons une discussion à  méandres et dont même les présupposés peuvent être remis en question.

Et quand des experts se retrouvent autour d'une table, franchissant certaines frontières pour se retrouver dans un espace fait de vérités mixtes, indissociables des contextes scientifiques et politiques, ils construisent également une science chaude qui n'est ni celle des laboratoires, ni celle des manuels scolaires.

Déchet radioactif... fondu ©© INTVGene

La science chaude, c'est aussi la science qui hésite ou qui fait fausse route. Il ne s'agit plus seulement de la science triomphante, toutes ces découvertes que tous les mois les chercheurs font et que la vulgarisation traditionnelle essaye d'illustrer au mieux (comme le dit Françoise Pétry à  propos de la revue Pour la science qu'elle dirige). Exemple : le magazine La Recherche publiait en septembre 2007 l'interview d'un chercheur français qui critiquait une publication, qu'il avait pourtant co-signée, rapportant la première détection convaincante de vapeur d'eau dans l'atmosphère d'une planète extrasolaire. Etonnant. Cette posture a été critiquée par le courrier d'un lecteur dans le numéro de janvier, qui remettait la controverse dans le contexte et rappelait les conditions de production des résultats scientifiques : il aurait suffi qu'un seul des signataires fasse part de ses doutes au journal Nature pour que l'article ne paraisse pas, il y aurait gagné beaucoup en visibilité scientifique, Nature est un journal avec un fort facteur d'impact, et le prestige qu'il confère à  ses auteurs peut altérer le jugement de certains scientifiques.

Cette science chaude est là  dans les laboratoires et nous voulons la voir plus en sortir. Notamment parce que nous, citoyens, sommes embarqués avec les chercheurs dans leurs expérimentations et ne restons pas, à  l'extérieur, à  attendre que les faits se figent et que le chaud se refroidisse. "Science chaude" n'est peut-être d'ailleurs qu'un synonyme de "recherche"… Certes, les chercheurs sont hésitants à  opérer ainsi dans l'espace public et on peut penser qu'ils voient avec crainte l'irruption de la science chaude dans les médias (comme en témoigne également le courrier d'un lecteur réagissant au dossier publié en janvier 2008 par Science et vie sur Garrett Lisi). Pourtant, Bruno Latour nous donne des raisons d'espérer. Selon lui[1], l'idéologie scientifique qui cache les coulisses et offre au public un déroulement théorique sans personnage ni histoire (…) n'est pas celle des savants, mais plutôt celle que les philosophes veulent leur imposer. L'opération scientifique par excellence n'est pas de cacher les conditions de production mais de les mettre à  la place de la représentation que les auteurs cherchent à  montrer. Montrer la science chaude est donc plus conforme à  l'épistémologie naturelle des chercheurs mais aussi plus motivant pour eux[2] : pour les scientifiques une telle entreprise apparaît bien plus vivante, bien plus intéressante, bien plus proche de leur métier et de leur génie particulier que l'empoisonnante et répétitive corvée qui consiste à  frapper le pauvre dêmos indiscipliné avec le gros bâton des "lois impersonnelles".

Notes

[1] Latour B. et P. Fabbri (1977), "La rhétorique de la science : pouvoir et devoir dans un article de science exacte", Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 13, pp. 81-95

[2] Latour B. (2007) [1999], L'espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l'activité scientifique, La Découverte, p. 278

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La relativité d'échelle, une autre théorie du tout

J'ai promis une petite histoire dans mon billet précédent, la voici.

A la suite de l'affaire Garrett Lisi, la question de la théorie du tout est redevenue à  la mode. Certains, comme dans un commentaire chez Etienne Wasmer, en profitaient pour parier sur leur cheval favori dans la course à  l'unification de la physique relativiste et de la mécanique quantique : la théorie de la relativité d'échelle. Prétexte parfait pour ausculter de plus près cette théorie et la position de son auteur, le français Laurent Nottale, grâce à  un article récent de sociologie des sciences.

Cette théorie, largement popularisée par des livres comme La Relativité dans tous ses états (1998) ou Les Arbres de l'évolution (2000), attribue une structure fractale à  l'espace-temps et postule un principe de relativité d’échelle, suivant lequel les lois de la nature doivent être valides quel que soit l'état d'échelle du référentiel.

Ce que racontent dans leur article Yves Gingras (un bourdieusien vrai de vrai) et Vincent Bontems, c'est la manière dont une théorie hétérodoxe peut exister dans le champ scientifique. En soi rien d'anormal mais la science étant — pour Bourdieu — structurée comme un champ, les chercheurs sont soumis à  une contrainte : l'acquisition de capital scientifique. Et soutenir une théorie marginale, voire même la créer, a un coût en termes de capital scientifique. Jusqu'au jour éventuel où celle-ci devient la théorie majoritaire, évidemment.

Nottale, donc, démarre sa carrière en astrophysique (université Paris-VI) en 1975. Il soutient un doctorat d'Etat en 1980 et est recruté la même année comme chargé de recherche au CNRS. Publiant dans Nature et des revues spécialisées prestigieuses, il est nommé directeur de recherche à  37 ans (en 1989). Son capital scientifique est alors au plus haut. Bien qu'il s'intéresse aux fractales et conçoit sa théorie depuis 1980, il délaissera ses travaux antérieurs en 1991 seulement pour se consacrer uniquement à  la théorie de la relativité d'échelle. A laquelle il donnera son nom actuel en 1992. En effet, Nottale a conscience des conséquences de ce choix difficile :

Dès que j'ai eu cette idée-là , je ne me suis pas dit (je n'étais pas encore au CNRS): 'Tiens, je vais annoncer cela comme orientation de recherche lors de ma candidature au CNRS ! Je vais travailler là -dessus'. Je n'aurais jamais fait une chose pareille. Je n'ai pas mis dans mes rapports d'activité au CNRS, avant la fin des années 1980, que je travaillais là -dessus. Je faisais cela en parallèle, en plus, comme si c'était dans mes heures de loisir… Je savais que ce n'était pas publiable. Je savais que je ne pouvais pas faire carrière ou même simplement avoir un poste, si je faisais état de pareilles recherches. Si j'avais annoncé que je travaillais dans cette voie, j'aurais supprimé toute possibilité d'avoir un poste dans la recherche, malgré mes treize articles dans les revues à  referees, mon doctorat d'état, etc. Ensuite, pendant dix ans, je gardais ça en tâche de fond, et c'est, effectivement, quand j'ai été reconnu pour mon travail sur les lentilles (le prix Digital et d'autres récompenses), que j'ai été nommé directeur de recherche au CNRS, et que je me suis dit : 'Maintenant, je prends le risque'.

Malgré ses difficultés à  publier, ses difficultés à  trouver des évaluateurs qui comprennent réellement son travail et ses implications, il est soutenu par certains chercheurs en vue… mais marginaux. Citons par exemple l'indien Vishnu Narlikar, connu pour son opposition à  la théorie du Big bang ! De la même façon que Garrett Lisi est soutenu par Peter Woit, adversaire de la théorie des cordes. Puis on l'invite à  écrire un livre exposant ses travaux originaux, procédé assez peu commun dans le champ de la physique contemporaine. Comme dans les autres disciplines d'ailleurs, ce mode de communication ne servant guère à  divulguer des résultats inédits. Mais difficile de faire autrement quand l'évaluation des travaux non-classiques s'accorde mal aux procédures d'évaluation de la science normale.

Mais le plus étonnant, c'est peut-être que Nottale a fait une première carrière très fructueuse grâce à  une théorie osée : contrairement à  l'opinion des chercheurs de son temps, il a cru en l'existence des lentilles gravitationnelles et l'a montré. Déjà , un esprit libre. Pourtant, Nottale est issu des classes préparatoires (Hoche à  Versailles) et a "fait Centrale". Il n'a donc pas du tout un profil atypique a priori. Garrett Lisi, lui non plus n'a pas un parcours atypique. Mais c'est sa position actuelle qui fascine, en dehors du système, réveillant le mythe du chercheur solitaire.

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Controverses et expérimentation

Nous avons montré, dans le billet précédent, comment de nombreux facteurs autres que "scientifiques" interviennent pour juger du résultat d'une expérience et pouvoir dire si elle est valide, ce qu'elle nous apprend etc. Cette flexibilité interprétative, si elle peut être surmontée à  terme par le chercheur isolé, peut être beaucoup plus problématique pour la science comme collectif. En effet, si chaque chercheur est potentiellement capable d'une interprétation différente du résultat observé, il devient très difficile de s'accorder.

Typiquement, c'est le cas lors d'une controverse : une équipe déclare avoir observé le phénomène X, une autre équipe lui oppose son résultat Y et il faut trancher. Nous verrons dans un prochain billet que la science est surtout faite de ces moments de flottement mais il apparaît maintenant que pour trancher, l'expérimentation ne suffit pas. J'enfoncerai le clou avec deux exemples :

  • on considère souvent que la science reproduit systématiquement ses résultats ; de cette façon, on devrait pouvoir s'accorder sur ce que l'on observe et sa signification. Mais comme le rappelle Sir George Thomson[1] : Il y aura toujours quelque chose de différent… Quand vous dites que vous répétez une expérience, vous répétez que sont pertinents tous les paramètres d'une expérience déterminée par une théorie. En d'autres mots, vous répétez l'expérience comme exemple de la théorie. Ce que Thomson nous dit là  encore, c'est qu'il n'existe pas d'expérience pure ;
  • de plus, aucune expérience ne permet réellement de rejeter une hypothèse. On a longtemps cru à  la fameuse expérience cruciale qui fait éclater la vérité au grand jour, comme Boyle mettant en évidence l'existence du vide avec sa pompe ou Eddington confirmant la théorie de la relativité grâce à  l'observation d'une étoile dont le rayon lumineux est dévié quand il passe à  proximité du soleil. Cette vision est un peu écornée par Pierre Duhem dans son livre de 1906, La Théorie physique, son objet et sa structure, qui n'a acquis toute son importance que rétrospectivement. Selon ce physicien et philosophe, l'expérience cruciale est impossible : une expérience de physique ne peut jamais condamner une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble théorique. Et lorsque l'expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l'une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée. Duhem soutenait donc qu'on peut toujours sauver une théorie qui contredit une observation en modifiant une hypothèse auxiliaire (typiquement une hypothèse concernant le fonctionnement d’un instrument) ou en ajustant la théorie grâce à  des hypothèses ad hoc.

Pour juger, donc, de la validité d'une expérience réalisé par un autre labo et pour pouvoir trancher entre deux affirmations apparemment opposées, Harry Collins a avancé l'idée que d'autres critères entrent en compte : la confiance, l'intelligence, la réputation, le style, le prestige etc. qu'un chercheur prête à  un autre chercheur[2]. Tous les chercheurs, en effet, regardent d'abord d'où vient un résultat et par qui il est avancé avant de donner leur avis sur sa validité. Souvent même, ils chercheront à  discréditer le chercheur avant de critiquer son expérience, l'accusation suprême étant celle de pseudo-science ou d'anti-science. Mais redonnons la parole à  Collins et Pinch[3] :

Le fossé qui sépare défenseurs et critiques, fossé creusé lorsqu'un des deux partis accuse l'autre de se comporter de manière "antiscientifique", est caractéristique des controverses scientifiques. Les détracteurs font avant tout appel à  des résultats négatifs pour fonder leur rejet du phénomène controversé et tous les résultats positifs s'expliquent, selon eux, par l'incompétence, l'illusion ou même la fraude. Les défenseurs expliquent quant à  eux les résultats négatifs par l'inaptitude à  reproduire exactement les conditions de l'expérience qui a permis d'obtenir les résultats positifs. A elles seules, les expériences ne semblent pas suffire à  régler la question.

Le prochain billet, lui, racontera une petite histoire qui nous emmènera encore plus loin…

Notes

[1] Thomson G. (1965) [1963], "Some thoughts on scientific method" dans Boston Studies in the Philosophy of Science, vol. 2, Humanities Press, p. 85

[2] Collins H. et T. Pinch (2001) [1993], Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Le Seuil coll. "Points sciences", p. 138

[3] ibidem, p. 101

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