J'ai promis une petite histoire dans mon billet précédent, la voici.

A la suite de l'affaire Garrett Lisi, la question de la théorie du tout est redevenue à  la mode. Certains, comme dans un commentaire chez Etienne Wasmer, en profitaient pour parier sur leur cheval favori dans la course à  l'unification de la physique relativiste et de la mécanique quantique : la théorie de la relativité d'échelle. Prétexte parfait pour ausculter de plus près cette théorie et la position de son auteur, le français Laurent Nottale, grâce à  un article récent de sociologie des sciences.

Cette théorie, largement popularisée par des livres comme La Relativité dans tous ses états (1998) ou Les Arbres de l'évolution (2000), attribue une structure fractale à  l'espace-temps et postule un principe de relativité d’échelle, suivant lequel les lois de la nature doivent être valides quel que soit l'état d'échelle du référentiel.

Ce que racontent dans leur article Yves Gingras (un bourdieusien vrai de vrai) et Vincent Bontems, c'est la manière dont une théorie hétérodoxe peut exister dans le champ scientifique. En soi rien d'anormal mais la science étant — pour Bourdieu — structurée comme un champ, les chercheurs sont soumis à  une contrainte : l'acquisition de capital scientifique. Et soutenir une théorie marginale, voire même la créer, a un coût en termes de capital scientifique. Jusqu'au jour éventuel où celle-ci devient la théorie majoritaire, évidemment.

Nottale, donc, démarre sa carrière en astrophysique (université Paris-VI) en 1975. Il soutient un doctorat d'Etat en 1980 et est recruté la même année comme chargé de recherche au CNRS. Publiant dans Nature et des revues spécialisées prestigieuses, il est nommé directeur de recherche à  37 ans (en 1989). Son capital scientifique est alors au plus haut. Bien qu'il s'intéresse aux fractales et conçoit sa théorie depuis 1980, il délaissera ses travaux antérieurs en 1991 seulement pour se consacrer uniquement à  la théorie de la relativité d'échelle. A laquelle il donnera son nom actuel en 1992. En effet, Nottale a conscience des conséquences de ce choix difficile :

Dès que j'ai eu cette idée-là , je ne me suis pas dit (je n'étais pas encore au CNRS): 'Tiens, je vais annoncer cela comme orientation de recherche lors de ma candidature au CNRS ! Je vais travailler là -dessus'. Je n'aurais jamais fait une chose pareille. Je n'ai pas mis dans mes rapports d'activité au CNRS, avant la fin des années 1980, que je travaillais là -dessus. Je faisais cela en parallèle, en plus, comme si c'était dans mes heures de loisir… Je savais que ce n'était pas publiable. Je savais que je ne pouvais pas faire carrière ou même simplement avoir un poste, si je faisais état de pareilles recherches. Si j'avais annoncé que je travaillais dans cette voie, j'aurais supprimé toute possibilité d'avoir un poste dans la recherche, malgré mes treize articles dans les revues à  referees, mon doctorat d'état, etc. Ensuite, pendant dix ans, je gardais ça en tâche de fond, et c'est, effectivement, quand j'ai été reconnu pour mon travail sur les lentilles (le prix Digital et d'autres récompenses), que j'ai été nommé directeur de recherche au CNRS, et que je me suis dit : 'Maintenant, je prends le risque'.

Malgré ses difficultés à  publier, ses difficultés à  trouver des évaluateurs qui comprennent réellement son travail et ses implications, il est soutenu par certains chercheurs en vue… mais marginaux. Citons par exemple l'indien Vishnu Narlikar, connu pour son opposition à  la théorie du Big bang ! De la même façon que Garrett Lisi est soutenu par Peter Woit, adversaire de la théorie des cordes. Puis on l'invite à  écrire un livre exposant ses travaux originaux, procédé assez peu commun dans le champ de la physique contemporaine. Comme dans les autres disciplines d'ailleurs, ce mode de communication ne servant guère à  divulguer des résultats inédits. Mais difficile de faire autrement quand l'évaluation des travaux non-classiques s'accorde mal aux procédures d'évaluation de la science normale.

Mais le plus étonnant, c'est peut-être que Nottale a fait une première carrière très fructueuse grâce à  une théorie osée : contrairement à  l'opinion des chercheurs de son temps, il a cru en l'existence des lentilles gravitationnelles et l'a montré. Déjà , un esprit libre. Pourtant, Nottale est issu des classes préparatoires (Hoche à  Versailles) et a "fait Centrale". Il n'a donc pas du tout un profil atypique a priori. Garrett Lisi, lui non plus n'a pas un parcours atypique. Mais c'est sa position actuelle qui fascine, en dehors du système, réveillant le mythe du chercheur solitaire.