Maintenant que vous en savez plus sur Laurent Nottale et sa théorie de la relativité d'échelle, continuons notre raisonnement.

On nous a raconté que les travaux de Garrett Lisi, parce qu'ils prédisaient de nouvelles particules et ne pouvaient s'ajuster avec des hypothèses ad hoc, seraient facilement réfutables. C'est également le cas de la théorie de Nottale, qui prédit, à  partir d'une équation de Schrà¶dinger généralisée, des pics de probabilité des distances des planètes à  leur soleil. Mais la science n'est pas la démarche hypothético-déductive que raconte Popper : ces prédictions n'ont été ni confirmées ni réfutées, elles ont jusqu'ici été simplement ignorées par les autres astronomes, cosmologistes et astrophysiciens… En attendant, ces deux théories sont donc ni vraies ni fausses… et c'est comme cela aussi que la science fonctionne ! A l'opposé de la science froide entreposée dans les manuels (que nos amis anglo-saxons appellent textbook science), celle-ci admet qu'elle ne sait pas (encore) tout. Or comme l'explique la sociologue Claire Marris à  propos des OGM,

lorsqu'ils communiquent les résultats de leurs recherches, les scientifiques, afin d'intéresser leurs interlocuteurs, ont tendance à  insister sur le noyau de certitude. Malheureusement, ces connaissances comportent des incertitudes reconnues dans leur discipline se durcissent souvent en certitudes absolues quand elles passent dans des champs scientifiques voisins, et encore plus quand elles passent chez les politiques ou les industriels.

Selon que l'on montre la science froide ou la science chaude, les débats publics ou les interrogations sur l'expertise en seront changés. Pareil pour les controverses : les biocarburants sont-ils une solution bonne ou mauvaise ? Bonne disent certains (s'appuyant sur les chiffres de la demande en énergie des pays en voie de développement et sur les progrès de la technique), mauvaise disent d'autres (s'appuyant sur le bilan énergétique total de la filière ou sur son impact sur l'effet de serre). Parmi ces derniers on trouve Paul Crutzen, qui nous fait le bonheur de publier dans des revues à  accès libre et ouverte aux commentaires. Guidés par le journaliste du Monde, nous voilà  donc embarqués dans des joutes autour du cycle de vie exact des biocarburants et le calcul des émissions de protoxyde d'azote. Au lieu d'une coupure franche entre deux partis, irréconciliables et entre lesquels il faudrait choisir, nous découvrons une discussion à  méandres et dont même les présupposés peuvent être remis en question.

Et quand des experts se retrouvent autour d'une table, franchissant certaines frontières pour se retrouver dans un espace fait de vérités mixtes, indissociables des contextes scientifiques et politiques, ils construisent également une science chaude qui n'est ni celle des laboratoires, ni celle des manuels scolaires.

Déchet radioactif... fondu ©© INTVGene

La science chaude, c'est aussi la science qui hésite ou qui fait fausse route. Il ne s'agit plus seulement de la science triomphante, toutes ces découvertes que tous les mois les chercheurs font et que la vulgarisation traditionnelle essaye d'illustrer au mieux (comme le dit Françoise Pétry à  propos de la revue Pour la science qu'elle dirige). Exemple : le magazine La Recherche publiait en septembre 2007 l'interview d'un chercheur français qui critiquait une publication, qu'il avait pourtant co-signée, rapportant la première détection convaincante de vapeur d'eau dans l'atmosphère d'une planète extrasolaire. Etonnant. Cette posture a été critiquée par le courrier d'un lecteur dans le numéro de janvier, qui remettait la controverse dans le contexte et rappelait les conditions de production des résultats scientifiques : il aurait suffi qu'un seul des signataires fasse part de ses doutes au journal Nature pour que l'article ne paraisse pas, il y aurait gagné beaucoup en visibilité scientifique, Nature est un journal avec un fort facteur d'impact, et le prestige qu'il confère à  ses auteurs peut altérer le jugement de certains scientifiques.

Cette science chaude est là  dans les laboratoires et nous voulons la voir plus en sortir. Notamment parce que nous, citoyens, sommes embarqués avec les chercheurs dans leurs expérimentations et ne restons pas, à  l'extérieur, à  attendre que les faits se figent et que le chaud se refroidisse. "Science chaude" n'est peut-être d'ailleurs qu'un synonyme de "recherche"… Certes, les chercheurs sont hésitants à  opérer ainsi dans l'espace public et on peut penser qu'ils voient avec crainte l'irruption de la science chaude dans les médias (comme en témoigne également le courrier d'un lecteur réagissant au dossier publié en janvier 2008 par Science et vie sur Garrett Lisi). Pourtant, Bruno Latour nous donne des raisons d'espérer. Selon lui[1], l'idéologie scientifique qui cache les coulisses et offre au public un déroulement théorique sans personnage ni histoire (…) n'est pas celle des savants, mais plutôt celle que les philosophes veulent leur imposer. L'opération scientifique par excellence n'est pas de cacher les conditions de production mais de les mettre à  la place de la représentation que les auteurs cherchent à  montrer. Montrer la science chaude est donc plus conforme à  l'épistémologie naturelle des chercheurs mais aussi plus motivant pour eux[2] : pour les scientifiques une telle entreprise apparaît bien plus vivante, bien plus intéressante, bien plus proche de leur métier et de leur génie particulier que l'empoisonnante et répétitive corvée qui consiste à  frapper le pauvre dêmos indiscipliné avec le gros bâton des "lois impersonnelles".

Notes

[1] Latour B. et P. Fabbri (1977), "La rhétorique de la science : pouvoir et devoir dans un article de science exacte", Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 13, pp. 81-95

[2] Latour B. (2007) [1999], L'espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l'activité scientifique, La Découverte, p. 278