Cette science chaude...
9
fév.
2008
Maintenant que vous en savez plus sur Laurent Nottale et sa théorie de la relativité d'échelle, continuons notre raisonnement.
On nous a raconté que les travaux de Garrett Lisi, parce qu'ils prédisaient de nouvelles particules et ne pouvaient s'ajuster avec des hypothèses ad hoc, seraient facilement réfutables. C'est également le cas de la théorie de Nottale, qui prédit, à partir d'une équation de Schrà¶dinger généralisée, des pics de probabilité des distances des planètes à leur soleil. Mais la science n'est pas la démarche hypothético-déductive que raconte Popper : ces prédictions n'ont été ni confirmées ni réfutées, elles ont jusqu'ici été simplement ignorées par les autres astronomes, cosmologistes et astrophysiciens… En attendant, ces deux théories sont donc ni vraies ni fausses… et c'est comme cela aussi que la science fonctionne ! A l'opposé de la science froide entreposée dans les manuels (que nos amis anglo-saxons appellent textbook science), celle-ci admet qu'elle ne sait pas (encore) tout. Or comme l'explique la sociologue Claire Marris à propos des OGM,
lorsqu'ils communiquent les résultats de leurs recherches, les scientifiques, afin d'intéresser leurs interlocuteurs, ont tendance à insister sur le noyau de certitude. Malheureusement, ces connaissances comportent des incertitudes reconnues dans leur discipline se durcissent souvent en certitudes absolues quand elles passent dans des champs scientifiques voisins, et encore plus quand elles passent chez les politiques ou les industriels.
Selon que l'on montre la science froide ou la science chaude, les débats publics ou les interrogations sur l'expertise en seront changés. Pareil pour les controverses : les biocarburants sont-ils une solution bonne ou mauvaise ? Bonne disent certains (s'appuyant sur les chiffres de la demande en énergie des pays en voie de développement et sur les progrès de la technique), mauvaise disent d'autres (s'appuyant sur le bilan énergétique total de la filière ou sur son impact sur l'effet de serre). Parmi ces derniers on trouve Paul Crutzen, qui nous fait le bonheur de publier dans des revues à accès libre et ouverte aux commentaires. Guidés par le journaliste du Monde, nous voilà donc embarqués dans des joutes autour du cycle de vie exact des biocarburants et le calcul des émissions de protoxyde d'azote. Au lieu d'une coupure franche entre deux partis, irréconciliables et entre lesquels il faudrait choisir, nous découvrons une discussion à méandres et dont même les présupposés peuvent être remis en question.
Et quand des experts se retrouvent autour d'une table, franchissant certaines frontières pour se retrouver dans un espace fait de vérités mixtes, indissociables des contextes scientifiques et politiques
, ils construisent également une science chaude qui n'est ni celle des laboratoires, ni celle des manuels scolaires.
La science chaude, c'est aussi la science qui hésite ou qui fait fausse route. Il ne s'agit plus seulement de la science triomphante, toutes ces découvertes que tous les mois les chercheurs font
et que la vulgarisation traditionnelle essaye d'illustrer au mieux (comme le dit Françoise Pétry à propos de la revue Pour la science qu'elle dirige). Exemple : le magazine La Recherche publiait en septembre 2007 l'interview d'un chercheur français qui critiquait une publication, qu'il avait pourtant co-signée, rapportant la première détection convaincante de vapeur d'eau dans l'atmosphère d'une planète extrasolaire. Etonnant. Cette posture a été critiquée par le courrier d'un lecteur dans le numéro de janvier, qui remettait la controverse dans le contexte et rappelait les conditions de production des résultats scientifiques : il aurait suffi qu'un seul des signataires fasse part de ses doutes au journal Nature pour que l'article ne paraisse pas
, il y aurait gagné beaucoup en visibilité scientifique
, Nature est un journal avec un fort facteur d'impact, et le prestige qu'il confère à ses auteurs peut altérer le jugement de certains scientifiques
.
Cette science chaude est là dans les laboratoires et nous voulons la voir plus en sortir. Notamment parce que nous, citoyens, sommes embarqués avec les chercheurs dans leurs expérimentations et ne restons pas, à l'extérieur, à attendre que les faits se figent et que le chaud se refroidisse. "Science chaude" n'est peut-être d'ailleurs qu'un synonyme de "recherche"… Certes, les chercheurs sont hésitants à opérer ainsi dans l'espace public et on peut penser qu'ils voient avec crainte l'irruption de la science chaude dans les médias (comme en témoigne également le courrier d'un lecteur réagissant au dossier publié en janvier 2008 par Science et vie sur Garrett Lisi). Pourtant, Bruno Latour nous donne des raisons d'espérer. Selon lui[1], l'idéologie scientifique qui cache les coulisses et offre au public un déroulement théorique sans personnage ni histoire (…) n'est pas celle des savants, mais plutôt celle que les philosophes veulent leur imposer. L'opération scientifique par excellence n'est pas de cacher les conditions de production mais de les mettre à la place de la représentation que les auteurs cherchent à montrer.
Montrer la science chaude est donc plus conforme à l'épistémologie naturelle des chercheurs mais aussi plus motivant pour eux[2] : pour les scientifiques une telle entreprise apparaît bien plus vivante, bien plus intéressante, bien plus proche de leur métier et de leur génie particulier que l'empoisonnante et répétitive corvée qui consiste à frapper le pauvre dêmos indiscipliné avec le gros bâton des "lois impersonnelles"
.
Notes
[1] Latour B. et P. Fabbri (1977), "La rhétorique de la science : pouvoir et devoir dans un article de science exacte", Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 13, pp. 81-95
[2] Latour B. (2007) [1999], L'espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l'activité scientifique, La Découverte, p. 278
Commentaires
"Science froids", "science chaude", les deux faces de Janus... tu aurais pu mettre des références à Latour dès le début du texte ;-)
froids -> froide
blop > Tout à fait. Sauf qu'après avoir cheminé avec des exemples pendant quatre billets, je ne voulais pas rattaquer directement avec Latour. Mais je vois que tu connais bien tes classiques ! ^^
Tout cela est très intéressant, mais je pense que l'organisation même de la science empêche d'opérer dans l'espace public. La science, aujourd'hui, est faite de controverses mais aussi de concurrences, de jeux de pouvoir. Si on a des idées arguments contre quelque chose, on a intérêt à les garder pour soi, pour faire une meilleure publi avant d'en parler dans l'espace public.
Par ailleurs il me semble que la science officielle même aujourd'hui n'accepte que des papiers de plus en plus "science froide". Il est de plus en plus difficile de publier quoi que ce soit d'un peu ouvert, ce qui je pense "refroidit" la science. On demande des faits, des faits, rien que des faits, ce qui est un peu dommage. Un exemple, il est de plus en plus difficile de publier des spéculations raisonnables; en biologie, il est quasi-impossible de publier des idées sans "preuve expérimentale" (à moins que tout le monde l'ait eu et que vous soyez un big-shot...). Quand une théorie est compatible avec toutes les observations, et apporte une idée nouvelle, elle devrait être publiable et publiée.
A contrario, on voit d'ailleurs passer plein de publis purement expérimentales, qui se trouvent être de purs artefacts (voir par exemple l'histoire du génome de Neandertal http://tomroud.com/2007/09/06/fraude-et-science/).
@ Tom > c'est tres dur de publier de la theorie et de la modelisation en bio. Mais je considere neanmoins que celles-ci sont composees de faits (si on melange A et B en telles quantites selon l'equation Z alors on obtient P) et non de speculations (tiens A et B ensemble, ca doit faire P, je le sens bien, au doigt mouille, en plus je suis vachement connu)
Il ya beaucoup d'effets pervers de toute nature, et foncièrement humains. Le champ des connaissances passé (le champ, pas les connaissances) est organisé d'une certaine façon qui empêche de facto même la soumission des articles. Une revue qui s'appelle "mechanisms of development" et qui est une des plus lues dans le domaine du développement n'accepte que des papiers de mécanismes d'induction moléculaire génétique. Pour eux, c'est synonyme. Nottale est pratiquement interdit de publications dans les revues, d'astro, alors que ce qu'il fait est intéressant, quitte à être faux. N 'importe quel chercheur de valeur voit immédiatement l'intérêt de ce qu'il fait, même à un niveau purement formel, et même si c'est d'un intérêt réduit, ou faux. Les gens devraient être capables de faire la part des choses. Mais on a l'impression, quand on passe le système de refereeing, de devoir tout aplatir pour mettre les publis au niveau le plus bas, comme si on allait s'adresser non pas à des professionnels, mais à des amateurs, juste pour pouvoir passer le barrage. C'est très inquiétant. Le fond du problème est très imple : le cerveau humain a un besoin impérieux de se forger une explication du monde. dans les domaiens où cette explication fait défaut, on forge une "sorte" d'explication, qui finit par remplir le cerveau des gens, persuadés que ce qu'ils pensent constituent une réelle explication (en gros, ça soulage). Après, plus rien ne peut rentrer.
Les revues comme nature sont truffées d'articles sans aucun intérêt, réputées être lisibles par un très large lectorat. Etc. etc.
Il n'y a aucun problème à faire irruption dans les médias avec de la science, même chaude. Je ne vois pas pourquoi nos concitoyens seraient privés de débats intéressants, sur plein de sujets passionnants, quand on voit le niveau général de débilité dans les médias. Au moins, en science, on se bagarre sur des trucs qui peuvent avoir de véritables enjeux, et le public cultivé est demandeur (et pas si naïf)
"qui se trouvent être de purs artefacts" absolument. Les marquages immunostaining, les puces à ADN, etc. c'est complètement truffé d'artefacts. Quand on discute avec un biologiste d'un résultat de bio, la première chose qu'il vous dit en général c'est ah oui, j'ai essayé de refaire la manip, j'ai jamais réussi (exemple: cellules endothéliales qui remontent un gradient de VEGF dans le sac vitellin, je connais des gens dans un des meilleurs laboratoires français qui ont refait 100 fois la manip, sans jamais réussir, j'ose même pas donner les noms, les 100 ratages n'ont évidemment jamais été mentionnés nulle part).
"non de speculations (tiens A et B ensemble, ca doit faire P, je le sens bien, au doigt mouille, en plus je suis vachement connu)"
ça n'existe pas, amha, mais c'est une caricature.
VF
Tom > La science chaude n'est pas la science d'avant les publications, mais souvent la science même telle qu'est publiée (modulo tes réserves sur les tendances actuelles). Je pense notamment à la controverse entre Vincent Courtillot et ses détracteurs, qui se fait par publications scientifiques interposés mais du coup également lors de séminaires, séances de l'académie des sciences — et articles du ''Monde''…
VF > Merci pour ce témoignage, je vais abusivement le réutiliser dans un prochain billet ;-)
un exemple d'artefact dans mon domaine :
pour étudier la formation des vaisseaux sanguins, on prend un oeuf de poulet, et on fait "une fenêtre" dans la coquille. Pour ce faire, on retire du blanc avec une seringue. Du coup le jaune descend et l'embryon est plus tendu, par la traction sur la peau du jaune due au fait qu'il flotte moins ensuite, on étudie la formation des vaisseaux, par exemple en ajoutant des molécules intéressant l'hypertension etc.
Or, nous avons montré que la forme des vaisseaux dépend énormément de la tension (pas un peu: énormément)
moralité, partout dans le monde, la formation des vaisseaux sanguins dépend de la quantité de blanc que le chercheur retire, avant de faire la manip
quantité évidemment, arbitraire. Parfois, on fait des cultures "shell less" l'embryon est retiré de l'oeuf et "versé" dans un bécher boite de Petri etc.
La tension de l'embryon dépend de la profondeur de la boîte. rebelote. 100% des manips du monde sur ce sujet sont entachées de possibles artefacts de tension, dûs au choix de la vaisselle. Ensuite, on s'étonne de trouver un nombre arbitraire d'embryons morts, qu'on met de côté. On ajoute des produits médicamenteux, et on étudie des effets de 15% ou 20% de ceci ou cela etc.
C'est les boules.