Je n'ai pu réprimer un petit sourire en lisant cette hypothèse dans un récent numéro de la revue Perspectives on science. Parce qu'elle émane d'un chercheur de Belfast, Aviezer Tucker, après un travail qu'il a effectué en Australie. Voilà  des étrangers qui viennent nous chercher des poux, ai-je alors pensé ! Nous et nos fameuses exceptions françaises... Mais passé cette première réaction, j'ai eu envie d'en savoir plus et je me suis rappelé qu'après tout, toutes les théories ont leurs conditions d'apparition et que ces dernières éclairent les premières. Surtout, je me voyais en train de reproduire la méfiance du scientifique vis-à -vis du sociologue qui vient l'étudier, se faisant souvent une idée caricaturale de son travail (tout comme le titre de ce billet est une caricature de l'hypothèse de Tucker !).

Bruno Latour: lecture at the Gothenburg University ©© access.denied

Or voilà , après lecture, l'article se révèle intéressant ! Posant que la sociologie des sciences à  la française cherche à  redistribuer les cartes de la science pour la "démocratiser", dans une démarche à  la fois descriptive et normative, il constate que cela s'inscrit dans un contexte politique particulier : colbertisme, bureaucratie, prégnance des grands corps d'Etat, méritocratie du concours d'entrée aux grandes écoles, autant de facteurs qui favorisent au plus haut niveau les décisions en petit comité et le refus de débats avec les citoyens entre chaque élection. Mais à  partir des années 1990, avec l'apparition de crises sanitaires (sang contaminé, vache folle) et de débats brûlants (OGM), la confiance s'érode et les pouvoirs publics n'osent plus prendre de décision radicales sur les politiques scientifiques ou technologiques. Ainsi, le gouvernement Jospin sera sauvé par le Parlement européen au moment où il doit choisir entre prolonger le moratoire sur les OGM ou non. Le livre de Bruno Latour qui paraît en 1999, Politiques de la nature, cherche à  dépasser les clivages traditionnels entre nature et société. Ce faisant, il reflète la dislocation civique de la France et la recherche d'alternatives démocratiques au processus technocratique traditionnel de prise de décision, ainsi que les répercussions politiques de la sociologie des sciences. Or le cancer technocratique qui ronge la France est plus l'exception que la règle : en Scandinavie les citoyens sont impliqués dans la définition des politiques scientifiques, les lobbies américains permettent à  tous les groupes de pression d'entrer au Congress. Et quand le français Michel Callon défend les forums hybrides, il est renvoyé dans les cordes par la sociologue de Harvard Sheila Jasanoff pour qui le système américain de poids et contrepoids ("checks and balances") est une meilleure alternative pour la gestion des technologies que la démocratie délibérative. Car si le contexte politique et historique explique l'émergence de la sociologie des sciences en France, il en explique aussi les limites !

Il y a cependant un petit problème : Tucker mobilise pour son travail les méthodes de la sociologie des sciences (sociales). Or les membres de ce domaine préconisent de rendre compte de l’activité dans un langage différent de celui qu’adoptent les chercheurs du champ pour parler de leur objet (selon Dominique Vinck). Bref, on a une méta-analyse où le niveau supérieur (Tucker) reprend les mêmes outils que le niveau inférieur (Callon et Latour), ce qui est contraire à  leur méthode à  tous. Nous faisons un métier bien difficile...


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