Et si Latour était déterminé par le contexte politique français ?
14
mar.
2008
Je n'ai pu réprimer un petit sourire en lisant cette hypothèse dans un récent numéro de la revue Perspectives on science. Parce qu'elle émane d'un chercheur de Belfast, Aviezer Tucker, après un travail qu'il a effectué en Australie. Voilà des étrangers qui viennent nous chercher des poux
, ai-je alors pensé ! Nous et nos fameuses exceptions françaises... Mais passé cette première réaction, j'ai eu envie d'en savoir plus et je me suis rappelé qu'après tout, toutes les théories ont leurs conditions d'apparition et que ces dernières éclairent les premières. Surtout, je me voyais en train de reproduire la méfiance du scientifique vis-à -vis du sociologue qui vient l'étudier, se faisant souvent une idée caricaturale de son travail (tout comme le titre de ce billet est une caricature de l'hypothèse de Tucker !).
Or voilà , après lecture, l'article se révèle intéressant ! Posant que la sociologie des sciences à la française cherche à redistribuer les cartes de la science pour la "démocratiser", dans une démarche à la fois descriptive et normative, il constate que cela s'inscrit dans un contexte politique particulier : colbertisme, bureaucratie, prégnance des grands corps d'Etat, méritocratie du concours d'entrée aux grandes écoles, autant de facteurs qui favorisent au plus haut niveau les décisions en petit comité et le refus de débats avec les citoyens entre chaque élection. Mais à partir des années 1990, avec l'apparition de crises sanitaires (sang contaminé, vache folle) et de débats brûlants (OGM), la confiance s'érode et les pouvoirs publics n'osent plus prendre de décision radicales sur les politiques scientifiques ou technologiques. Ainsi, le gouvernement Jospin sera sauvé par le Parlement européen au moment où il doit choisir entre prolonger le moratoire sur les OGM ou non. Le livre de Bruno Latour qui paraît en 1999, Politiques de la nature, cherche à dépasser les clivages traditionnels entre nature et société. Ce faisant, il reflète la dislocation civique de la France et la recherche d'alternatives démocratiques au processus technocratique traditionnel de prise de décision, ainsi que les répercussions politiques de la sociologie des sciences
. Or le cancer technocratique qui ronge la France est plus l'exception que la règle : en Scandinavie les citoyens sont impliqués dans la définition des politiques scientifiques, les lobbies américains permettent à tous les groupes de pression d'entrer au Congress. Et quand le français Michel Callon défend les forums hybrides, il est renvoyé dans les cordes par la sociologue de Harvard Sheila Jasanoff pour qui le système américain de poids et contrepoids ("checks and balances") est une meilleure alternative pour la gestion des technologies que la démocratie délibérative
. Car si le contexte politique et historique explique l'émergence de la sociologie des sciences en France, il en explique aussi les limites !
Il y a cependant un petit problème : Tucker mobilise pour son travail les méthodes de la sociologie des sciences (sociales). Or les membres de ce domaine préconisent de rendre compte de l’activité dans un langage différent de celui qu’adoptent les chercheurs du champ pour parler de leur objet
(selon Dominique Vinck). Bref, on a une méta-analyse où le niveau supérieur (Tucker) reprend les mêmes outils que le niveau inférieur (Callon et Latour), ce qui est contraire à leur méthode à tous. Nous faisons un métier bien difficile...
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Commentaires
En attendant, je n'ai jamais vraiment vu des tenants du programme fort (ou moins fort, comme Latour) appliquer leur conclusions à leur propre démarche. Parmis ceux qui se sont penchés sur la sociologie des sciences, Bourdieu a fait cet effort de reflexivité (notamment dans "science de la science et reflexivite") mais je n'en connais pas d'autres.
@blop : Il le fait un peu dans "Réformer la sociologie", si je me souviens bien. Et même si ce n'était pas forcément très méthodique, il est très souvent revenu sur son histoire, de son séjour à l'ORSTOM au laboratoire de Guillemin.
@Enro : La thèse est intéressante, mais pas complètement convaincante. Latour vient quand même d'un contexte très anglo-saxon, et même s'il est maintenant très intégré dans le champ français, il en a longtemps été un outsider. Mais c'est vrai que dans ses problématiques politiques comme intellectuelles il est souvent très français. Par exemple, cette note sur nonfiction.fr (http://www.nonfiction.fr/article-150-bruno_latour_refait__de_la_sociologie.htm) remarque que la réduction de la sociologie classique à Durkheim (vs. Tarde bien sûr) fait complètement l'impasse sur Weber (qu'il ne cite jamais). Mais je suis sûr que l'on pourrait trouver dans les débats dont il s'occupe des questions complètement "américaines" (ce qui lui a été reproché dans les années 1990, me semble-t-il).
blop > Tu as raison, la réflexivité est probablement le principe hérité du programme fort qui est le moins respecté et dans cette vidéo (1'10'') Latour avoue même qu'il ne s'y livre jamais ! Mais la difficulté est aussi profondément méthodologique. Les sociologues des sciences ont conscience d'être prisonniers des mêmes mécanismes que les chercheurs et les sciences qu'ils étudient et cherchent à s'en défaire par la réflexivité, qui va de la multiplication des voix et jeu d'incises au retour sur soi en passant par l'autojustification et l'ego-histoire. En même temps, ils justifient l'apport de leurs travaux par l'utilisation d'un cadre conceptuel différent de celui des acteurs qu'ils étudient — ce qui est rarement le cas quand ils se livrent à la réflexivité, nuisant à l'exercice et le faisant sombrer dans cette stérilité qui voudrait qu'il est impossible de produire une représentation distanciée du monde…
Markss > J'ai mis l'accent sur Latour (à tout seigneur, tout honneur) mais l'auteur parle plus généralement de la "nouvelle sociologie des sciences à la française", d'où les références à Callon par exemple, qui ne me semble pas faire l'objet des réserves que tu décris...
bon ben pour le festival de Romans, tu es loiiiiiin derriere les brionautes. Et franchement, quand on voit le site web, t'as aucune chance ! Tu ne sais pas manier les jpeg animes, les couleurs qui flashent, la profondeur de l'info, le poids des mots, le choc des photos....
nan, la, clairement, t'as essaye de te frotter a plus fort que toi
blop > Merci de ton soutien :-p Il faut environ 40 votes pour finir parmi les 10 premiers de la catégorie et être départagé par le jury. Avec mes 12 voix, je n'y suis pas encore Mais j'ai quand même plus de lecteurs que cela !
Ben je veux bien voter pour toi (même si laisser mon email, comme ça, sans savoir a quoi il sera employé me fait un peu mal) mais pour être honnête, je ne comprends pas trop ce que tu fais dans cette galère.
1. tu n'as aucune chance face à des groupes plus organisés, que ce soit des collégiens ou des groupes politiques ils ont un pool de votants qui rend la compétition perdue d'avance
2. je ne comprends pas bien ce que tu attends du festival. Il ne me semble pas que l'édition 2007 ait vraiment marqué le monde du web. J'ai même l'impression qu'il y a 2-3 fois moins de candidats que l'an dernier...
3. est-ce que wikio n'est pas une meilleure mesure de ton audience / influence ?
Oui, c'est vrai, mais je me suis inscrit sans savoir quels seraient mes "adversaires". L'objectif était surtout d'avoir un blog de science représenté dans le concours, en utilisant le profil atypique de ce blog qui va tout aussi bien dans la catégorie "Politique / Expression citoyenne". Avec l'espoir de se faire l'avocat des blogs de science en cas de victoire et, pourquoi pas, de participer à la création d'une nouvelle catégorie pour l'année prochaine !! ;-)
Markss: If the Anglo-Saxon reception of Latour proves the universal applicability of science studies, beyond the French context of their discovery, what does the universal reception of science teach us about its validity irrespective of the context of its discovery?! Enro: Canberra and Belfast were jobs. Je suis juif-tcheque.
AT