C'était un sondage de Ouinon en 2007 : tenez vous compte de la météo (les prédictions) quand vous vous habillez le matin et faites-vous attention à  la météo (le temps qu'il fait) le reste de la journée ? Comme je le raconte en commentaire, c'était rarement mon cas quand, en bon urbain, je m'engouffrais dans mon bus pour ne plus pointer le nez dehors de la journée ou presque. La météo des vacances, tout ça, c'était les affaires des gens sérieux. Et l'alternance des saisons, c'est à  peine si je la remarquais. Tout a changé quand mon stage en exploitation agricole m'a fait réaliser l'importe du rythme de la nature. Mon cas n'est pas isolé mais je suppose que la majorité des Français s'intéresse à  la météo et parle du temps qu'il fait pour ne pas parler du temps qui passe (comme le dit un personnage du "Fabuleux destin d'Amélie Poulin").

Mais voilà . Comme dans ce film, les discussions météorologiques sont souvent réduites à  des commentaires de comptoir : ils se sont encore trompés, le temps se dérègle et, de plus en plus, c'est encore le réchauffement de la planète. Les scientifiques en parlent comme d'un cortège d'idées reçues, parfois justifiées, le plus souvent erronées[1]. Il y a finalement beaucoup de mépris dans cette attitude des scientifiques ou experts qui eux "savent" que le temps d'aujourd'hui n'est pas le temps des saisons et encore moins des siècles, eux qui préfèrent parler de "tendance" ou de "moyenne". Pour les sociologues des sciences, c'est l'importance cruciale des réseaux sociotechniques qui explique, par exemple, que seuls les experts patentés reliés au réseau terrestre des stations météorologique ont voix au chapitre pour parler du temps qu'il fera. Le savoir d'expérience de l'agriculteur qui, d'un coup d'oeil exercé, estime qu'il n'est pas prudent de semer ou de récolter parce que le temps est incertain, est devenu un genre mineur, au mieux un objet folklorique[2].

 In the morning on the way to school ©© kodama

Pourtant, ce savoir populaire ou amateur est sans doute plus complexe qu'il n'y paraît. Dans ses travaux, le sociologue/ethnologue Martin de la Soudière s'est intéressé au "temps phénoménologique", tel qu'il est ressenti immédiatement, marqué non pas par la question de l'identification mais par celle de la survenue de l'événement qui suscite incertitude voir inquiétude. En particulier chez les personnes atteintes d'arthrose ou de rhumatismes dont la douleur varie en fonction de l'humidité de l'air ou encore celles dont l'humeur réagit à  la baisse de luminosité mais également chez les passionnés de météo et ceux dont la profession fait de la météo une condition d'effectuation de leurs activités.

Pour parler de culture ordinaire, laissons la parole au sociologue Michel de Certeau dans L'invention du quotidien - II (pp. 360-361) :

Nous connaissons mal les types d'opérations en jeu dans les pratiques ordinaires, leurs registres et leurs combinaisons, parce que nos instruments d'analyse, de modélisation et de formalisation ont été construits pour d'autres objets et avec d'autres visées. (…) En ce sens, la culture ordinaire est d'abord une science pratique du singulier, qui prend à  revers nos habitudes de pensée où la rationalité scientifique est connaissance du général, abstraction faite du circonstanciel et de l'accidentel. A sa manière humble et tenace, la culture ordinaire fait ainsi le procès de notre arsenal de procédures scientifiques et de nos catégories épistémologiques car elle ne cesse de réarticuler du savoir à  du singulier, de remettre l'un et l'autre en situation concrète particularisante.

Mais Martin de la Soudière constate que les amateurs en viennent eux aussi à  employer un langage scientifique pour définir le temps qu'il fait : il semblerait que, autant pour les scientifiques que les amateurs soucieux d'accéder à  une plus grande complexité du réel, une montée en singularité se doive d'être couplée d'une montée en généralité. Tant pis pour le grand partage entre savoirs scientifiques généraux et savoirs profanes singuliers. Celui-ci se situerait plutôt entre un savoir sensible, produit en coïncidence avec l'expérience, et un savoir à  distance. Cette coïncidence n'est pas anodine puisqu'on la retrouve notamment chez les professionnels qui se soucient de la météo comme les déneigeurs ou les paludiers, qui emploient l'expression "savoir y faire" : tout tourne autour du savoir faire en situation, et non du savoir livresque.

C'est aussi à  cause de cette coïncidence que Météo France coopère avec les amateurs de météo. Parce qu'une station météo ne peut par exemple remplacer l'homme pour faire la différence entre le brouillard et les nuages bas, pour compter les flocons et déterminer si ce temps correspond à  un "jour de neige" ou non etc. et parce que seuls des gens du cru peuvent nommer les "petits vents locaux". Dans un double mouvement de rapprochement des savoirs à  distance et de terrain, la science actuelle s'efforce de plus en plus de rendre compte de la complexité du réel en développant un savoir en prise avec les situations concrètes[3].

La prochaine fois que vous entendrez un commentaire météo, pensez-y. Et ne dédaignez plus ces dictons météo auxquels on croit sans y croire, car ils incarnent une revanche du petit sur le grand

Notes

[1] Jacques-Olivier Baruch, "10 idées reçues sur le climat", La Recherche, n° 412, octobre 2007

[2] Jacques Désautels, "Une éducation aux technosciences pour l'action sociale", in La recherche en didactique au service de l'enseignement (pp. 9-27), Journées internationales de didactique des sciences de Marrakech, Marrakech (Maroc): Université Cadi Ayyad, Faculté des sciences Semlalia, 1998.

[3] Geneviève Delbos, "Savoir du sel, sel du savoir", Terrain n°1, octobre 1983, pp. 11-22


Je suis en lice pour le festival de l'expression sur internet, dans la catégorie "Blog politique / Expression citoyenne". Vous aimez mon blog et mes billets ? Merci de voter pour moi avant le 31 mars !