Puisque le réchauffement climatique est actuellement un sujet chaud (désolé…), profitons-en pour l'étudier sous les angles qui nous sont familiers : après la sociologie, l'épistémologie. Le mois dernier, l'épistémologue Nicolas Bouleau déposait un preprint sur l'archive en accès libre HAL, qui est une réflexion sur l'attitude scientifique et le statut épistémologique des sciences du climat : "Le changement climatique anthropique était-il réfutable en 1925 ?" En 1925 car Bouleau profite du recul pour s'intéresser aux Notes sur la variabilité des climats de Jean Mascart, synthèse remarquablement complète des travaux disponibles à  cette date (plus de 3100 références analysées).

Dans son ouvrage, Mascart reste très modeste et prudent vis-à -vis de la complexité de son objet d'étude. Il sait que plusieurs théories peuvent cohabiter, parfois de nature différente (formalisme mathématique, calcul astronomique ou thermodynamique, explication géographique ou économique) et que les interactions entre les divers phénomènes et effets sont très grandes. De fait, avec une relative prudence, il conclut sur la nécessité d'améliorer les observations, le soin et la comparabilité des mesures, ainsi que leur conservation et leur recensement.

Là  où cela devient intéressant, c'est quand Mascart regrette que les auteurs caressent l'espoir de trouver des origines simples et uniques aux variations climatiques, accumulant ainsi les théories explicatives, complétées par des hypothèses car elles ne peuvent se suffire à  elles-mêmes. Et Mascart de montrer que les réfutations des théories par des contre-exemples, comme il est courant à  l'époque, infirment en fait les nombres et les chiffres des conclusions mais non ces théories elles-mêmes qui conservent une certaine part de vérité possible et contribuent à  la compréhension.

Alors, le programme de Popper n'est pas applicable : on ne peut réfuter une théorie, y compris parce que la dimension chronologique limite notre capacité à  savoir si une théorie est réfutable ou non, sachant que les conséquences de celle-ci ne seront sensibles que dans un siècle ou deux. Au contraire, on retrouve des éléments des programmes de Lakatos, Quine et Feyerabend :

il convient avant tout de favoriser les conditions de programmes de recherche plus coopératifs et soucieux de données plus précises et plus comparables (Lakatos), on doit aussi reconnaître que les séries chronologiques de chiffres sont toujours finies et sont susceptibles de plusieurs interprétations qui sont chacune perfectibles et peuvent s'adapter à  de nouvelles mesures (Quine), et que finalement, il est imprudent de rejeter quoique ce soit définitivement par des considérations méthodologiques a priori, qu'il vaut mieux laisser sa chance à  toutes les idées (Feyerabend).

Donc le changement climatique anthropique n'était pas réfutable en 1925, au sens poppérien du terme. Qu'en est-il aujourd'hui ? La conception poppérienne de la science est bien esquintée (à  part dans des cas idéaux), et les chercheurs ne sont plus dupes de la réfutabilité ou non-réfutabilité de leurs théories. La dimension chronologique est une constante, c'est en formulant des théories qui satisfont correctement les contrôles aujourd'hui disponibles mais dont on ne sait pas nécessairement si elles pourront être réfutées, que l'on fait avancer nos connaissances.

Aujourd'hui, l'attitude la plus scientifique serait donc d'attendre avant de se prononcer sur telle ou telle vérité, telle ou telle cause ou conséquence, en essayant de contribuer aux travaux de recherche en cours : attendre de meilleures observations, attendre aussi que la communauté scientifique travaille de façon plus solidaire en échangeant les informations et les critiques de sorte que les hypothèses ad hoc finissent par être délaissées. Cette attitude que Bouleau qualifie de minimale conduit à  la victoire permanente des faits accomplis : OGM, brevets sur le vivant et autres avatars de la technoscience d'origine parfois incertaine sont imparables dans un système aussi conformiste et où, même une fois que la science a progressé, la situation est rigoureusement aussi embrouillée qu'avant.

Bref, il ne faut pas laisser s'installer cette attitude scientifique minimale qui s'en remet aux progrès de la science pour éliminer les représentations les moins pertinentes, (…) indissolublement liée à  la croyance que les hommes sont bons, et que les groupes, nations, organisations, firmes, réseaux, sont inoffensifs. La solution ? Prendre les devants, anticiper. C'est à  la communauté scientifique de s'activer et ne pas s'en tenir à  la quête d'objectivité dans laquelle la société tend à  la maintenir. Comment ? Par la modélisation, langage que les scientifiques sont les seuls à  maîtriser.

Une voie se dessine alors qui consiste, non seulement à  critiquer les résultats ou méthodes des collègues pour les améliorer, mais à  critiquer les expérimentations et modélisations en tenant compte des intérêts qu'ils avantagent et en s'attelant au travail imaginatif d'envisager leurs conséquences éventuelles.

Où l'on voit que réfléchir au statut des sciences du climat en 1925 peut nous emmener bien loin…