Epistémologie, changement climatique et attitude scientifique
12
fév.
2007
Puisque le réchauffement climatique est actuellement un sujet chaud (désolé…), profitons-en pour l'étudier sous les angles qui nous sont familiers : après la sociologie, l'épistémologie. Le mois dernier, l'épistémologue Nicolas Bouleau déposait un preprint sur l'archive en accès libre HAL, qui est une réflexion sur l'attitude scientifique et le statut épistémologique des sciences du climat : "Le changement climatique anthropique était-il réfutable en 1925 ?" En 1925 car Bouleau profite du recul pour s'intéresser aux Notes sur la variabilité des climats de Jean Mascart, synthèse remarquablement complète des travaux disponibles à cette date
(plus de 3100 références analysées).
Dans son ouvrage, Mascart reste très modeste et prudent vis-à -vis de la complexité de son objet d'étude. Il sait que plusieurs théories peuvent cohabiter, parfois de nature différente (formalisme mathématique, calcul astronomique ou thermodynamique, explication géographique ou économique) et que les interactions entre les divers phénomènes et effets sont très grandes. De fait, avec une relative prudence, il conclut sur la nécessité d'améliorer les observations, le soin et la comparabilité des mesures, ainsi que leur conservation et leur recensement
.
Là où cela devient intéressant, c'est quand Mascart regrette que les auteurs caressent l'espoir de trouver des origines simples et uniques
aux variations climatiques, accumulant ainsi les théories explicatives, complétées par des hypothèses car elles ne peuvent se suffire à elles-mêmes. Et Mascart de montrer que les réfutations des théories par des contre-exemples, comme il est courant à l'époque, infirment en fait les nombres et les chiffres des conclusions mais non ces théories elles-mêmes qui conservent une certaine part de vérité possible et contribuent à la compréhension
.
Alors, le programme de Popper n'est pas applicable : on ne peut réfuter une théorie, y compris parce que la dimension chronologique limite notre capacité à savoir si une théorie est réfutable ou non, sachant que les conséquences de celle-ci ne seront sensibles que dans un siècle ou deux
. Au contraire, on retrouve des éléments des programmes de Lakatos, Quine et Feyerabend :
il convient avant tout de favoriser les conditions de programmes de recherche plus coopératifs et soucieux de données plus précises et plus comparables (Lakatos), on doit aussi reconnaître que les séries chronologiques de chiffres sont toujours finies et sont susceptibles de plusieurs interprétations qui sont chacune perfectibles et peuvent s'adapter à de nouvelles mesures (Quine), et que finalement, il est imprudent de rejeter quoique ce soit définitivement par des considérations méthodologiques a priori, qu'il vaut mieux laisser sa chance à toutes les idées (Feyerabend).
Donc le changement climatique anthropique n'était pas réfutable en 1925, au sens poppérien du terme. Qu'en est-il aujourd'hui ? La conception poppérienne de la science est bien esquintée (à part dans des cas idéaux), et les chercheurs ne sont plus dupes de la réfutabilité ou non-réfutabilité de leurs théories. La dimension chronologique est une constante, c'est en formulant des théories qui satisfont correctement les contrôles aujourd'hui disponibles
mais dont on ne sait pas nécessairement si elles pourront être réfutées, que l'on fait avancer nos connaissances.
Aujourd'hui, l'attitude la plus scientifique serait donc d'attendre avant de se prononcer sur telle ou telle vérité, telle ou telle cause ou conséquence, en essayant de contribuer aux travaux de recherche en cours
: attendre de meilleures observations, attendre aussi que la communauté scientifique travaille de façon plus solidaire en échangeant les informations et les critiques de sorte que les hypothèses ad hoc finissent par être délaissées
. Cette attitude que Bouleau qualifie de minimale conduit à la victoire permanente des faits accomplis
: OGM, brevets sur le vivant et autres avatars de la technoscience d'origine parfois incertaine sont imparables dans un système aussi conformiste et où, même une fois que la science a progressé, la situation est rigoureusement aussi embrouillée qu'avant
.
Bref, il ne faut pas laisser s'installer cette attitude scientifique minimale qui s'en remet aux progrès de la science pour éliminer les représentations les moins pertinentes, (…) indissolublement liée à la croyance que les hommes sont bons, et que les groupes, nations, organisations, firmes, réseaux, sont inoffensifs.
La solution ? Prendre les devants, anticiper. C'est à la communauté scientifique de s'activer et ne pas s'en tenir à la quête d'objectivité dans laquelle la société tend à la maintenir. Comment ? Par la modélisation, langage que les scientifiques sont les seuls à maîtriser.
Une voie se dessine alors qui consiste, non seulement à critiquer les résultats ou méthodes des collègues pour les améliorer, mais à critiquer les expérimentations et modélisations en tenant compte des intérêts qu'ils avantagent et en s'attelant au travail imaginatif d'envisager leurs conséquences éventuelles.
Où l'on voit que réfléchir au statut des sciences du climat en 1925 peut nous emmener bien loin…
Commentaires
Wow ! Article intéressant, mais il va falloir que je révise mes fondamentaux. Qu'est-ce qu'il y a après Popper alors ? :)
"La conception poppérienne de la science est bien esquintée (à part dans des cas idéaux), et les chercheurs ne sont plus dupes de la réfutabilité ou non-réfutabilité de leurs théories."
Je vois bien comment cette idée est développer dans le billet, mais y a-t-il des références externes ?
Simon > Après Popper vinrent Kuhn, Latakos et Feyerabend, cités dans ce billet, qui tranchent notamment par l’idée de considérer les théories scientifiques dans leur ensemble comme des structures, avec leur programme, leur cohérence interne, leurs énoncés et concepts dont la précision et la valeur informative sont égales à la théorie dont ils utilisent le langage. Feyerabend est encore différent par sa théorie anarchiste de la connaissance, selon laquelle, puisqu’aucune méthode ne permet d’aider à guider les politiques de recherche, "tout se vaut" (everything goes) dans la recherche et rien ne doit être exclu.
Une excellente source pour tout cela : Alan F. Chalmers, Qu’est-ce-que la science ?, Livre de poche, coll. "Biblio essais", 2005, 2e éd. (éd. anglaise de 1982, 1re traduction en français en 1987).
entierement d'accord : le bouquin de Chalmers est la meilleure presentation que je connaisse des theories epistemologiques
salut -
Interessant; j'ai parcouru l'article en question(touffu, je n'ai pas l'habitude de lire des trucs d'épistemo); si j'ai bien compris: non-réfutabilité => attentisme scientifique, naïf (car inconscience des enjeux) => on se retrouve dvt le fait accompli d'avancées pbmatique. Pas glop. D'où la nécessité de dépasser la non-réfutabilité et la frilosité ?
L'article semble surtout pointer du doigt l'aspect temportel de la non-réfutabilité du chgt climatique: de toute facon le verdict tombera ds 1 ou 2 siecle, donc grosso modo la theorie du CC n'est pas "réfutable". Et puis, de ttes facons, les modeles sont des interprétations subjectives qui peuvent être twistés pour coller aux données. J'ajouterai qqch d'autre ds ce sens: quand dire qu'une sortie de modele de climat est fausse ? Le niveau de complexité en jeu, fait que le résultat n'est plus binaire, vrai ou faux. Par ex certains phénomènes atmosphériques (oscillations, moussons) ou oceaniques (plongées thermohalines) peuvent ne pas emerger dans le modele: est-ce pour autant que le modele, dans son entier, est faux ? Sur quelles variables juger les modeles, en premier lieu? A partir de qd n'est-on plus "réaliste" ?
Il faut comparer aux données, bien sûr; mais le pb à l'échelle globale se pose également dans la qualité des données: les données satellites doivent être travaillées, les données locales spatialisées, etc... il arrive par ex que des données observées soient reprises et corrigées à la suite d'incompatibilité avec les modèles. La validation sur données (démarche a priori "classique") ne va donc pas ici de soi - ca ne semble d'ailleurs pas toujours l'obsession des modélisateurs, qui feraient plutôt de l'intercomparaison de modeles (ceci n'est qu'une impression)..
Et finalement valider sur les données actuelles ou passées ne suffit sans doute pas forcément: par ex dans une publi récente , des auteurs montrent que parmi les modeles repris ds le dernier GIEC, seuls 3 reproduisent de facon vraiment satisfaisante la mousson ouest-africaine du 20è siècle (sont donc validés sur les données -de pluies et de structure atmo); mais ces trois-là divergent completement sur les prévisions du devenir de cette mousson au 21è siècle.. Ce qui illustre la difficulté de cerner la validité des modèles, voir meme la validité "relative" (quel est le meilleur modèle ?). Ce qui permet aussi aux sceptiques du climat de dire que les modeles sont ainsi autorisé à faire des prévisions fausses, sans être jamais discrédités.
Généralement la question serait donc : quelles preuves peuvent apporter les modeles, ou plutôt, comment les réfuter ?
Alex > Merci de ton commentaire, je crois qu'on a compris et retenu la même chose de l'article, avec une vision plus physicienne pour toi et plus sociologique pour moi (en particulier sur les aspects finaux d'attitude du scientifique) !! ;-)
Bonjour,
J'ai un examen en épistémologie cette année et je recherche le courant dont fait partie Alan Francis Chalmers. Constructiviste?
Merci.