A quoi sert un prix Nobel ?
12
oct.
2008
Chaque année depuis 1901, l'Académie suédoise des sciences récompense du prix Nobel une poignée de découvertes ou d'inventions qui ont particulièrement mérité. Ces découvertes font souvent l'objet d'un consensus. Mais le paradoxe est que le prix est remis aux auteurs de ces découverte, les propulsant ainsi au rang de "génies", consultés à propos de tout — des problèmes sociaux à la stratégie militaire[1] —, invités à signer toutes sortes de pétitions et à siéger au sein de fondations fantômes… à moins qu'ils ne soient ostracisés pour faute grave comme James Watson !
J'ai pu constater de visu lors du ''World Knowledge Dialogue Symposium'' que les prix Nobel sont certes des experts dans leur domaine mais que ça n'en fait pas forcément des surhommes, ou même des lumières. Tom Roud signalait d'ailleurs combien Albert Fert, invité sur France inter, semble éloigné de la réalité de la recherche (c'est-à -dire de la situation des doctorants et post-doctorants). D'où ma question : à quoi sert un prix Nobel ? Pourquoi, au-delà du prestige et de la renommée, peut-on en avoir besoin ?
Pour y répondre, je vais m'intéresser à ce que la sociologie des sciences dit de l'expertise, en particulier Harry Collins dont Phnk signalait récemment les travaux et le livre qu'il a publié en 2007 avec Robert Evans, Rethinking Expertise. En effet, c'est acquis que les prix Nobel sont des experts de leur mini-champ de compétence : Albert Fert de la magnetorésistance géante, Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi du VIH… Nous sommes en présence, pour reprendre la typologie de Collins et Evans, de l'expertise contributrice (contributory expertise) : celle qui permet de participer à l'avancement d'un domaine, et de transmettre son savoir à des étudiants ou collègues. C'est cette expertise qui justifie en premier lieu la remise du prix Nobel.
Mais ce n'est pas tout. Un prix Nobel a pu s'illustrer par son approche nouvelle d'un problème, par sa compréhension inédite des limites d'un domaine. Ainsi, Pierre-Gilles de Gennes avait son propre style de scientifique, un style qui le distinguait de ses pairs et qui constitua un apport de niveau "méta" à la physique. Cet apport peut très bien faire école et inspirer d'autres percées, à condition de posséder cette disposition à l'interaction et la réflexivité que décrivent Collins et Evans (p. 27), permettant de se projeter pour pouvoir décrire et expliquer ce qu'on fait. Ce qui n'est pas donné à tous les praticiens ou prix Nobel, comme le montre cette citation attribuée à Richard Feynman : La philosophie des sciences est aussi utile aux scientifiques que l’ornithologie l'est aux oiseaux.
Mais le récipiendaire du prix Nobel, une fois couronné, est aussi invité aux quatre coins de la planète à rencontrer le gratin mondial. Une particularité de ces colloques, comme celui de Lindau, est qu'ils rassemblent au-delà des disciplines et des thèmes de recherche. Ainsi, à force de voyager et de côtoyer des spécialités aussi différentes, le prix Nobel acquiert et mobilise une des "méta-expertises" décrites par Collins et Evans. En particulier, l'expertise projetée (referred expertise, par analogie avec la referred pain) consiste à appliquer à un domaine l'expertise acquise dans un autre. C'est le propre des gestionnaires de gros projets de recherche, comme le radiotéléscope ALMA, qui peuvent être à la tête d'un interféromètre un jour et d'un collisionneur géant le lendemain. Car ce qui importe, ce n'est pas l'expertise qui permet de mettre les mains dans le cambouis (contributory expertise) mais celle qui permet de parler à chacun, d'évaluer différentes options, de faire les choix qui se révéleront finalement les plus pertinents.
Ainsi, les Nobel ont cette chance de pouvoir se consacrer surtout à cette expertise projetée. Profitant de l'autorité qui leur est reconnue, s'enrichissant du contact des uns et des autres, ils peuvent devenir l'huile qui va faire mieux tourner les rouages de la science. Pour autant, c'est bien toujours d'expertise que nous parlons ici : contrairement à une idée souvent répandue, cela n'en fait pas des esprits plus sages, plus moraux ou plus respectueux…
Notes
[1] Depuis au moins les années 1940, nous signale Robert M. Friedman dans la numéro d'octobre de La Recherche, p. 29.
Commentaires
La starification des Nobel est parfois amusante : Pierre Gilles de Gennes s'exprimant sur l'art, c'était presque pire qu'une expo d'aquarelles de Titouan Lamazou ou un disque de rap d'Yves Mourousi. Cela fait partie du jeu, ce n'est pas grave, cette manière dont les Nobel deviennent des sortes d'autorités en matière d'éthique, spécialistes de tout. C'est le syndrome Einstein : on dit aux gens "il est très intelligent", du coup chacun se sent flatté de comprendre un aphorisme ou une métaphore ras-les-pâquerettes sur l'écologie, la guerre, la paix ou encore Dieu. Mais ils méritent généralement ce qui leur arrive, ce sont effectivement de grands découvreurs. Je trouve en revanche moins drôle, pour ne pas dire scandaleux, qu'un faux prix-Nobel d'économie de droite ait été créé par la banque de suède et voie ses lauréats qualifiés de "prix nobel" par une presse complaisante ou mal informée. Ils pourraient appeler ça "Prix Nobel de l'exploitation de l'homme par l'homme" ou "Prix Nobel des pseudosciences" et y inclure d'autres sciences peu sérieuses telles que l'astrologie. En plus ils sont moches ces économistes. Par exemple entre Friedriech Hayek et Salma Hayek, y'a pas photo, eh bien devinez-quoi, c'est Friedriech qui a eu le "Nobel". Richard Stone et Sharon Stone, pareil. Elle est bien bonne, on dirait que c'est fait sur casting de moches. Scandaleux.
Si les nobelisés deviennent à force de rencontres interdisciplinaires des moteurs importants de la science, accorder une importance particulière à leur vision de l'éthique se justifie, à condition que ce soit un questionnement d'enquête, pas une référence à autorité.
Mais je trouve intéressant dans l'article d'Enro que cette compétence s'acquière par les nobelisés après leur nobelisation. Recevoir le prix nobel, ce serait en quelque sorte s'engager dans un circuit formateur, une école de l'interdisciplinarité. De là , on pourrait se demander si une sélection sur d'autres critères ne pourrait pas être tout aussi voire plus pertinente que la sélection opérée par l'académie.
Le volet médiatique et populaire de la nobélisation m'apparaît à la réflexion comme une vengeance. On ne comprenait rien à la théorie des cordes, au quantas, à la génétique ? Eh bien maintenant on comprend puisqu'on vous connait, on connait vos têtes, vous nous appartenez. Parlez nous donc d'autre chose, de cuisine, de l'avenir et du progrès, de votre enfance. Et souriez, prenez une tête de savant, pliez vous au jeu médiatique. Marre de la méthode, on ne veut plus des chercheurs qui cherchent, on veut trouver des chercheurs.
@ Blogueurinfluent
C'est la célébrité qui permet de donner son avis sur tout dans les médias. Pas besoin d'avoir le Nobel. D'ailleurs certains prix Nobel ne souhaitent pas s'exprimer. Et certains qui ne risquent vraiment pas d'avoir le Nobel (exemple: Axel Kahn) arrivent à donner leur avis sur tout, puisqu'ils sont célèbres. Pourquoi sont-ils célèbres au fait? Euh, parce qu'ils donnent leur avis sur tout (genre: le racisme c'est pas bien, la paix c'est mieux que la guerre, vive l'humanisme, etc....).
Tout de même, le statut de Nobel est différent. Un prix Nobel, c'est un peu une partie du patrimoine mondial. C'est quand même autre chose. Déjà on peut présenter la personne comme ça : il a remporté le Nobel. Il faut dire que, en dehors de l'imposture du Nobel d'économie, on récompense les sciences, la littérature et la paix. Or tout cela est positif au possible, ce sont des gens qui inventent, qui aident, qui ajoutent une pierre au patrimoine littéraire, etc. Des gens bien, et qui n'appartiennent plus à personne, ils ont bien un pays d'origine mais on considère qu'ils ont apporté quelque chose au monde entier.
Depuis que mon collègue Joseph Sifakis a eu le prix Turing, il reçoit nombre de sollicitations officielles et autres. Pourtant, je suppose qu'il aurait eu autant de choses intéressantes à dire avant de recevoir le prix.
Mon analyse est que les politiques, journalistes etc. veulent parler avec des scientifiques "de premier plan" mais qu'ils n'ont pas a priori de moyen pour savoir qui contacter, de là cette utilisation de lauréats de prix prestigieux.
Cela aboutit d'ailleurs à des choses risibles, comme le fait de faire venir un prix Nobel de physique à la télévision pour qu'il explique des banalités.
D'accord avec DM, les journalistes français (peut-être pas les politiques) veulent parler avec des scientifiques de premier plan. Mais il ne faudrait surtout pas que ces derniers en profitent pour parler de science et encore moins de leurs travaux. Un petit peu de vulgarisation de leur domaine de recherche, au sens très large, niveau "Science et Vie", mais pas trop, sinon ça lasse l'auditeur, et vite il faut passer à ce qui est intéressant, les actualités, par exemple. C'est pour ça que c'est très bien d'avoir des contacts avec des "personnalités de premier plan" comme Allègre ou Kahn, qui ont un avis sur tout.
Un trait amusant du fabuleux Eric Chevillard, concernant un autre Nobel, celui de littérature : Discutera-t-on encore ma vocation d’écrivain quand on saura qu’à l’adolescence, au seul énoncé du mot Suède, si mon érection était aussi immédiate et solide que celle de mes camarades, ce n’était pas parce que comme eux je me représentais aussitôt une blonde sylphide désinhibée, mais un vieux professeur chauve et solennel, membre du jury Nobel ?