La personnalité inattendue de la rentrée littéraire 2012 est sous doute Cédric Villani, qui raconte dans Théorème vivant (Grasset) une tranche de sa vie et de son travail de mathématicien, comprise entre mars 2008 et février 2011. C'est précisément la période où il parvient, avec son collaborateur Clément Mouhot, à établir mathématiquement la preuve de l'amortissement Landau non linéaire, et obtient la médaille Fields.

Cédric Villani affirme lui-même dans un entretien au "Nouvel Observateur" qu'en 1905, Henri Poincaré avait exposé au grand public ses propres théorèmes dans "La Valeur de la science". Mais à la différence de Poincaré, Villani offre le témoignage d'une recherche en train de se faire et nous entraîne dans ses pas de Lyon à Budapest en passant par l'Inde, Paris et Princeton. De ce fait, on rapprochera plutôt son ouvrage du Seed to Seed du biologiste Nicholas Harberd (non traduit, voir ma recension), journal de bord de l'année 2004 à la fois lyrique et pédagogique. À la différence que Théorème vivant est une commande du patron des Editions Grasset, Olivier Nora, en mars 2010 : Villani reconstitue son histoire en partie a posteriori, et avec la reconstitution vient sans doute la réécriture.

À défaut d'atteindre la vérité de l'historien, le lecteur de Théorème vivant pourra toucher du doigt la vérité mathématique et sa construction. Celle-ci procède d'un double mouvement : les grands traits d'une démonstration redevables à l'inspiration, et la force brute permettant de passer d'un point à l'autre de la démonstration et d'en assurer la continuité logique. L'auteur montre bien comment l'intuition, l'expérience, le hasard des rencontres et des discussions forgent une quête aussi longue et complexe (l'article publié dans Acta Mathematica fera 173 pages). Les erreurs, aussi, participent de cette construction : Villani rappelle la mésaventure d'Henri Poincaré, dont l'article sur le problème des trois corps dut être rappelé par Acta Mathematica suite à la découverte d'une erreur. Laquelle erreur fut fertile puisque Poincaré "découvrit qu'il avait démontré le contraire de ce en quoi il avait cru" et fonda ainsi la théorie des systèmes dynamiques [p. 212] ! La même chose semble arriver à Mouhot et Villani lorsque leur article, jugé imparfait, est rejeté par la même revue. La première réaction est l'abattement. Puis le sort de l'article bascule sur une illumination de Villani dans une chambre d'hôtel d'Ann Arbor. L'article corrigé et réécrit ressort "bien plus fort", avec un plus grand domaine de validité et au passage la résolution d'un "problème qui intriguait les spécialistes depuis longtemps" [p. 223].

Comme Nicholas Harberd, et comme les héros des deux films documentaires de Mathias Théry (un doctorant en biologie et une équipe de recherche en physique), l'auteur fait des va-et-vient entre ses réflexions sur l'activité du chercheur et la description de son travail — auxquels il ajoute une plongée dans l'histoire des mathématiques. L'imbrication de ces différents niveaux de lecture lui permet des analogies très percutantes, comme lorsqu'il compare l'"exploration par marche au hasard" des Markov Chains Monte Carlo avec le parcours intellectuel du chercheur "qui change de continent scientifique au gré des rencontres". Cédric Villani raconte également l'un de ses rêves, procédé utilisé par Mathias Théry et Etienne Chaillou dans leur film "Cherche toujours".

Certains épisodes de ce livre sembleront familiers à n'importe quel chercheur : les nombreux échanges de courriel avec son collaborateur (une centaine en février 2009, plus de deux cent en mars [p. 119]), la correspondance avec les rapporteurs d'un article refusé, la (re)découverte d'un article princeps (de 1960 [p. 186]) qui éclaire et renforce le travail en cours ; tandis que d'autres nous font pénétrer dans l'intimité d'un mathématicien hors pair : sa rencontre avec John Nash, le coup de téléphone annonçant la médaille Fields, son séjour à l'Institute for Advanced Study de Princeton. À leur lecture, on se dit que Cédric Villani serait bien inspiré de tenir un blog comme ses confrères et médaillés Fields Alain Connes, Terry Tao ou Timothy Gowers. Justement : son site personnel vient de subir une cure de jouvence et s'organise désormais autour d'un blog, dont on espère qu'il conservera le même ton que "Théorème vivant" ! Quant à son collaborateur Clément Mouhot, il est déjà blogueur et on ne peut que lui souhaiter de marcher dans les pas de son aîné…