Yves Gingras était de passage hier au Centre Emile Durkheim de Bordeaux, pour un séminaire consacré aux dérives de l’évaluation de la recherche, et au mauvais usage de la bibliométrie (d’après le titre de son dernier ouvrage). Je vous épargne son argumentation, que vous retrouverez en bref sur le site de l’UQÀM ou en plus long dans une note de recherche ; mais le livre ne fait que 122 pages et coûte 8 €, je vous conseille donc fortement sa lecture !

Ce qui m’intéresse, c’est la réaction de la discutante apprenant que toutes les distributions bibliométriques sont de “type Pareto” et suivent une loi dite “80-20” : ainsi, 20% des chercheurs reçoivent 80% des citations et des financements. Quel choc ! Cette anthropologue, directrice de recherche au CNRS, n’arrivait pas à s’en remettre : ainsi, la science serait fondamentalement inégalitaire ? Où est passée la république des savants ? Le monde académique a-t-il besoin de cette structure pyramidale pour produire des énoncés scientifiquement pertinents ?

Yves Gingras entra alors dans l’explication due à Derek J. de Solla Price de la “distribution des avantages cumulés”. Celle-ci correspond au phénomène sociologique qui veut que la richesse entraîne la richesse, ce que constate la sagesse populaire qui affirme qu’on ne prête qu’aux riches ; phénomène portant le joli nom d’effet Matthieu (d’après l’évangile selon St Matthieu 25-29 : “Car on donnera à celui qui a et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré”).

Ainsi, même si nous partons à peu près tous égaux en terme de capital scientifique, de faibles différences au démarrage vont s’amplifier par effet Matthieu et provoquer une importante stratification sociale. Je fis alors remarquer qu’on pourrait voir la masse anonyme des 80% de chercheurs comme des chercheurs besogneux, produisant de la “science normale” (dans le sens de Thomas Kuhn), consolidant le socle des connaissances, utiles sans faire de vagues.

Yves Gingras reconnut dans ma proposition l’hypothèse Ortega. D’après Wikipédia :

The Ortega hypothesis holds that average or mediocre scientists contribute substantially to the advancement of science. According to this hypothesis, scientific progress occurs mainly by the accumulation of a mass of modest, narrowly specialized intellectual contributions. On this view, major breakthroughs draw heavily upon a large body of minor and little-known work, without which the major advances could not happen.

Pourquoi “l’hypothèse Ortega” ? Parce que le philosophe Jose Ortega y Gasset écrivait dans son livre La rebelión de las masas (trad. anglaise The Revolt of the Masses, 1932) (je souligne) :

For it is necessary to insist upon this extraordinary but undeniable fact: experimental science has progressed thanks in great part to the work of men astoundingly mediocre, and even less than mediocre. That is to say, modern science, the root and symbol of our actual civilization, finds a place for the intellectually commonplace man and allows him to work therein with success. In this way the majority of scientists help the general advance of science while shut up in the narrow cell of their laboratory, like the bee in the cell of its hive, or the turnspit of its wheel.

Les auteurs de l’ouvrage “Social Stratification Science”, qui avait justement inspiré Derek J. de Solla Price, se sont notamment intéressé à l’hypothèse Ortega. Ils ont démontré en 1972 que celle-ci était fausse (mais leur démonstration, à base de calcul de citations, est discutable selon moi). Les implications politiques sont potentiellement énormes : les auteurs suggèrent qu’on pourrait réduire le nombre d’étudiants en doctorat et supprimer les formations doctorales des plus mauvaises universités sans que ça n’altère l’avancement des connaissances ! Mais en 1985, l’un des deux auteurs publia un article avec un économiste pour montrer que le nombre de chercheurs qui auront une contribution scientifique significative est directement proportionnel au nombre de personnes qui entament une carrière de chercheur. Dans ce cas, mieux vaut ne pas diminuer le nombre de doctorants et de chercheurs !

On pourrait poursuivre cette exégèse de l’hypothèse Ortega jusqu’à épuisement du sujet. Google Scholar recense seulement 17 articles qui lui sont consacrés : qui veut se lancer dans une review complète ?