Pourquoi la recherche est-elle inégalitaire ?
10
mai
2014
Yves Gingras était de passage hier au Centre Emile Durkheim de Bordeaux, pour un séminaire consacré aux dérives de l’évaluation de la recherche, et au mauvais usage de la bibliométrie (d’après le titre de son dernier ouvrage). Je vous épargne son argumentation, que vous retrouverez en bref sur le site de l’UQÀM ou en plus long dans une note de recherche ; mais le livre ne fait que 122 pages et coûte 8 €, je vous conseille donc fortement sa lecture !
Ce qui m’intéresse, c’est la réaction de la discutante apprenant que toutes les distributions bibliométriques sont de “type Pareto” et suivent une loi dite “80-20” : ainsi, 20% des chercheurs reçoivent 80% des citations et des financements. Quel choc ! Cette anthropologue, directrice de recherche au CNRS, n’arrivait pas à s’en remettre : ainsi, la science serait fondamentalement inégalitaire ? Où est passée la république des savants ? Le monde académique a-t-il besoin de cette structure pyramidale pour produire des énoncés scientifiquement pertinents ?
Yves Gingras entra alors dans l’explication due à Derek J. de Solla Price de la “distribution des avantages cumulés”. Celle-ci correspond au phénomène sociologique qui veut que la richesse entraîne la richesse, ce que constate la sagesse populaire qui affirme qu’on ne prête qu’aux riches ; phénomène portant le joli nom d’effet Matthieu (d’après l’évangile selon St Matthieu 25-29 : “Car on donnera à celui qui a et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré”).
Ainsi, même si nous partons à peu près tous égaux en terme de capital scientifique, de faibles différences au démarrage vont s’amplifier par effet Matthieu et provoquer une importante stratification sociale. Je fis alors remarquer qu’on pourrait voir la masse anonyme des 80% de chercheurs comme des chercheurs besogneux, produisant de la “science normale” (dans le sens de Thomas Kuhn), consolidant le socle des connaissances, utiles sans faire de vagues.
Yves Gingras reconnut dans ma proposition l’hypothèse Ortega. D’après Wikipédia :
The Ortega hypothesis holds that average or mediocre scientists contribute substantially to the advancement of science. According to this hypothesis, scientific progress occurs mainly by the accumulation of a mass of modest, narrowly specialized intellectual contributions. On this view, major breakthroughs draw heavily upon a large body of minor and little-known work, without which the major advances could not happen.
Pourquoi “l’hypothèse Ortega” ? Parce que le philosophe Jose Ortega y Gasset écrivait dans son livre La rebelión de las masas (trad. anglaise The Revolt of the Masses, 1932) (je souligne) :
For it is necessary to insist upon this extraordinary but undeniable fact: experimental science has progressed thanks in great part to the work of men astoundingly mediocre, and even less than mediocre. That is to say, modern science, the root and symbol of our actual civilization, finds a place for the intellectually commonplace man and allows him to work therein with success. In this way the majority of scientists help the general advance of science while shut up in the narrow cell of their laboratory, like the bee in the cell of its hive, or the turnspit of its wheel.
Les auteurs de l’ouvrage “Social Stratification Science”, qui avait justement inspiré Derek J. de Solla Price, se sont notamment intéressé à l’hypothèse Ortega. Ils ont démontré en 1972 que celle-ci était fausse (mais leur démonstration, à base de calcul de citations, est discutable selon moi). Les implications politiques sont potentiellement énormes : les auteurs suggèrent qu’on pourrait réduire le nombre d’étudiants en doctorat et supprimer les formations doctorales des plus mauvaises universités sans que ça n’altère l’avancement des connaissances ! Mais en 1985, l’un des deux auteurs publia un article avec un économiste pour montrer que le nombre de chercheurs qui auront une contribution scientifique significative est directement proportionnel au nombre de personnes qui entament une carrière de chercheur. Dans ce cas, mieux vaut ne pas diminuer le nombre de doctorants et de chercheurs !
On pourrait poursuivre cette exégèse de l’hypothèse Ortega jusqu’à épuisement du sujet. Google Scholar recense seulement 17 articles qui lui sont consacrés : qui veut se lancer dans une review complète ?
Commentaires
Une belle controverse que cette hypothèse Ortega (faussement nommée, semble-t-il, voir plus bas). Le numéro 12(5) de Scientometrics donne la parole à divers experts à ce sujet (http://link.springer.com/journal/11...). Le coup de gueule de Nalimov avec "Scientists are not Acrobats" vaut le détour...
Les choses se compliquent encore plus avec l'article suivant, qui reproche aux frères Cole d'avoir compris à l'envers le texte d'Ortega...
Száva-Kováts, E. (1994). Non-Indexed Eponymal Citedness (NIEC): first fact-finding examination of a phenomenon of scientific literature. Journal of Information Science, 20(1), 55–70. doi:10.1177/016555159402000107
"Twenty years ago, a paper was published in Science, with the title The Ortega Hypothesis [1]. In this article, two science sociologists, Cole and Cole, firstly, using and misusing Ortega’s words, constructed an anti-elitist theory that they unjustly called the Ortega Hypothesis and that, in reality, was an anti-Ortega view. Then, with the aid of an indexed citation analysis that had carried out in the physics literature, they demonstrated the untenability of this (false) Ortega Hypothesis."
Les frères Cole auraient également oublié de compter les chercheurs indirectement mentionnés sous formes d'éponymes, qui n'apparaissent pas dans la section "références"... Du coup, le papier de Száva-Kováts m'a motivé à travailler sur l'extraction d'éponymes présents dans le texte des publications (http://doi.org/10.1007/s11192-013-1...).
La controverse autour de l'hypothèse Ortega mobilise des arguments intéressants à démêler et à considérer, même plus de 20 ans plus tard !
Guillaume Cabanac
oups, j'avais écris un commentaire mais j'avais po compris que le bouton ne faisait que la prévisualisation.. bon je la refait.
À propos de l'effet additif des petites publications, ce serait intéressant de voir si il a changé au cours du temps, au 20è siècle par exemple. Début 1900, il était possible d'avoir une vision plutôt complète de l'ensemble de la littérature scientifique de son domaine, et même se cultiver à côté (l'exemple des physiciens du début 20è par exemple). En 2000, le nombre de chercheurs et de publis a explosé, et se tenir informé sur tout ce qui se fait dans son propre domaine est un travail à temps plein, impossible en pratique.
La ressource limitante est le temps du chercheur, et de nombreuses publis ne sont pas citées, et certaines ne sont probablement presque pas lues. Dans un système comme ça, les multiples petites publis n'ont plus un effet additif : beaucoup sont oubliées tout simplement, et les publis citées et sur lesquels on bosse sont toujours les mêmes : celles qui apparaissent en premier dans Google scholar.
J'imagine qu'on arrive assez vite à une distribution de Pareto avec ça...
En lisant une interview de quelques producteurs de cinéma parue dans "Libération" du 14 mai, je me serais cru dans une discussion sur la recherche française. Il suffit de remplacer "films" et "cinéastes" par "chercheurs", etc. :
– Libération : Y'a-t-il trop de films français ?
– Jean Labadie : Non, et je serais incapable de dire quels films il ne faut pas faire. (…) Tous les pays où il n'y a pas ce trop-plein dans la production sont incapables de renouveler leur cinématographie. Ils sont où les nouveaux cinéastes italiens, espagnols, allemands ? Il faut beaucoup de films pour découvrir beaucoup de talents.
– Emmanuel Chaumet : (…) C'est un domaine qui s'est considérablement professionnalisé, il y a plus de jeunes techniciens. J'ai fait des courts-métrages avec Claire Mathon, la chef op de "L'inconnu du lac", d'Alain Guiraudie, il y a dix ans. Il y a un vivier avec de vraies compétences. Faire moins de films serait mettre en cause ce vivier.
– Martine Marignac : Il y a un déchet vital pour le renouvellement des talents. C'est quand même difficile de dire "C'est quoi les films en trop, ceux qui ne marchent pas ?"
À méditer…
Je ne connaissais pas l'hypothèse Ortega, mais je suis assez d'accord avec ça. merci pour ce billet;