Pour la communauté des chercheurs, la science s'impose d'elle-même, les vérités éclatent toutes seules au grand jour : l'indépendance est un fait et ne peut se négocier. Pourtant, on constate que la science n'a jamais été autant soumise aux facteurs externes (partenariats public-privé, recherche soumise à  résultat appliqué, collusion avec le politique etc.). Dans le dernier cas malgré tout, en instituant les experts (issus du corps scientifique) comme représentants auprès du politique, les chercheurs ont tenté de faire valoir leur point de vue : c'est ce que Jean-Marc Lévy-Leblond appelle le "privilège d'extra-territorialité politique".

L'autonomie dont les scientifiques se targuent est donc trompeuse. En fait même, elle devient un mantra répété qui en perd tout sens : ces chercheurs vivent eux-mêmes sur un mythe, celui du scientisme[1], qui s'opposerait à  un adversaire fantasmatique inventé pour l'occasion, un "irrationalisme écologique mythifié" (Jean-Marc Lévy-Leblond, La pierre de touche, Gallimard Folio essais, 1996) :

La plupart des chercheurs constatent alors, sans en comprendre les raisons, que devient dérisoire leur rêve d'un savoir objectif et positif, à  la fois intéressant pour eux et utile à  l'humanité entière. Ils se retrouvent face à  des problèmes dont la complexité technique les met en échec et dont les enjeux sociopolitiques les dépassent. Leur profession, leurs institutions leur échappent de plus en plus, soumises qu'elles sont à  la régulation du politique et aux contraintes de l'économique. Plutôt que de reconnaître la source de ces transformations dans la nature même du système dont ils vivent, ils préfèrent alors se créer un adversaire fantasmatique, cet "irrationalisme écologique" mythifié. Le rejet de la menace sur un ennemi extérieur imaginaire est évidemment une constante de toute communauté humaine en crise d'identité et de projet. (p. 66)

Or, toujours selon Lévy-Leblond,

ce n'est qu'en acceptant de se plier à  la juste règle commune et en renonçant à  leur privilège d'extra-territorialité politique (dans les faits bien menacé, d'ailleurs !) que les acteurs de la science et de la technique trouveront les alliances sociales qui leur permettront de sauvegarder la relative autonomie et de retrouver le soutien collectif qui leur sont indispensables. (p. 59)

Argument renversé, donc !

Notes

[1] Le scientisme se rencontre partout dans la communauté des chercheurs (cf. l'épisode de l'appel de Heidelberg en juin 1992) mais surtout dans les collèges des prix Nobel et autres scientifiques institutionnalisés comme l'Académie des sciences.