Comme le répète inlassablement J.-M. Lévy-Leblond, la science n'a pas de mémoire :

L'oubli est constitutif de la science. Impossible pour elle de garder la mémoire de toutes ses erreurs, la trace de toutes ses errances. La prétention à  dire le vrai force à  oublier le faux. La positivité de la science l'oblige à  nier son passé. (...) C'est Whitehead qui affirmait : "Une science qui hésite à  oublier ses fondateurs est condamnée à  la stagnation", faisant ainsi du reniement un véritable programme épistémologique, de l'amnésie un critère de scientificité. (...) Aussi il ne faut pas s'étonner que les scientifiques méconnaissent l'histoire de leur discipline. Il est inutile d'avoir lu Galilée, Newton ou même Einstein pour être physicien, Claude Bernard, Pasteur ou Morgan pour être biologiste, Lavoisier, Van't Hoff ou Grignard pour être chimiste. ("Un savoir sans mémoire" in La Pierre de touche, Folio essais, 1996)

Cela tient à  sa nature prospective (tournée vers l'avenir) et le fait que son socle de connaissance se réévalue en permanence à  la lumière des nouvelles découvertes (passant ainsi à  la trappe ses errements et impasses, reformulant les formules de Galilée et Newton…). Plus pragmatiquement, imaginez si un étudiant en biologie devait apprendre toute la biologie depuis Pasteur... et imaginez son petit-fils qui devrait apprendre beaucoup plus encore vu l'explosion des connaissances, ce serait rapidement impossible. C'est ainsi que les connaissances s'intègrent les uns aux autres et si on donne le nom d'un scientifique à  sa formule ou son unité de mesure, c'est plus par "rite propitiatoire" (Lévy-Leblond, ibidem) que comme source d'inspiration active et de référence féconde.

De fait, les courbes de citation des articles scientifiques s'effondrent rapidement après quelques années : l'indice de Price, ou proportion de références faites dans les cinq années après publication, varie ainsi entre 60 et 70% pour la physique et la biochimie et entre 40 et 50% pour les sciences sociales (qui ont plus de mémoire, donc). C'est nécessaire pour ne pas être submergé par le volume de connaissance produit chaque année mais parfois malheureux pour des découvertes oubliées et redécouvertes, comme celle de Mendel (on appelle ces articles "ressuscités" des sleeping beauties).

Or si on ne peut qu'encourager les chercheurs à  s'intéresser à  l'histoire de leur discipline et à  se plonger dans ses textes fondateurs, on devrait les obliger à  connaître l'histoire de leurs institutions. Comment défendre, comme le fait "Sauvons la recherche", la capacité d'intervention des EPIC et des EPST si l'on ne sait pas d'où vient le CNRS ?

Justement, dimanche dernier a été mise en ligne la Revue pour l'histoire du CNRS, avec un accès libre au texte intégral de certains articles et un moving wall de 2 ans. Exemples de thèmes abordés : "L’Institut de biologie physico-chimique", "Un demi-siècle de génétique de la levure au CNRS" ou encore "Les sciences sociales en France : développement et turbulences dans les années 1970". Plus aucune excuse, donc, pour que les scientifiques ignorent leur histoire, à  défaut que la science connaisse la sienne.