Encourager les logiciels libres ? Oui, mais...
11
déc.
2006
Le 4 décembre dernier, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet rendaient leur rapport sur l'économie de l'immatériel. A cette occasion, le Ministre de l'économie constatait que "nous avons parfois manqué certaines opportunités majeures de ces 20 dernières années" et annonçait :
Compte tenu de l’importance majeure de l’industrie du logiciel dans l’économie de l’immatériel, et du dynamisme de notre recherche, des entreprises et des communautés françaises du logiciel libre, je souhaite que ces talents et ces compétences se fédèrent dans le cadre d’un pôle de compétitivité du logiciel libre et de l’« open source ».
Mais quel rapport avec la sociologie des sciences ?
Eh bien, ces constats du Ministre rejoignent le diagnostic d'un historien et sociologue des sciences, Christophe Bonneuil :
Dans le domaine informatique, plusieurs analystes estiment ainsi qu’une politique industrielle qui aurait misé, à la fin des années 1980, sur le développement du logiciel libre en favorisant la naissance d’un tissu d’associations et de PME aurait été plus créatrice d’emplois et de richesses que les millions d’euros alors engloutis dans Bull.
Sauf que les remèdes diffèrent. Là où Bonneuil veut favoriser le "tissu d'associations" et constate que dans ce nouveau contexte d'une "société de la connaissance disséminée" "la recherche institutionnalisée et professionnalisée, tout en conservant un rôle clé, est appelée à abandonner sa posture hégémonique et à apprendre à se faire animatrice et catalyseur de dynamiques ascendantes de productions de connaissance et d’innovation", le Ministre répond (comme toujours) par "pôle de compétitivité", grosse structure, organisation complexe et tutti quanti. Alors que l'économie même du logiciel libre remet en cause certains de nos mécanismes (fordistes) les plus profondéments ancrés, le ministère se contente d'appliquer sa recette habituelle, certes à la sauce XXIe siècle (un pôle au lieu d'une entreprise publique).
D'où cette taraudante question : le pôle de compétitivité du logiciel libre et de l'open source sera-t-il un Bull 2.0 ?
Commentaires
En résumé, on en reste toujours à l'affichage politique, plutot qu'a l'efficacité. Econoclaste dirait que l'on privilégie la compétitivité et la "1ere place" sur la rentabilité (depuis qu'il m'a ouvert les yeux sur ce point, c'est fou ce que je m'en rend compte maintenant).
Matthieu > Mmmm, ta grille de lecture est intéressante mais je ne suis pas entièrement d'accord. Ce n'est pas tant l'affichage politique qui me gêne (qui peut d'ailleurs être source d'externalités positives) que le fait que le développement du logiciel libre est une formidable occasion d'inaugurer d'autres modes d'innovation et d'aider à quadriller le territoire d'initiatives citoyennes, associatives, de PME, de grosses entreprises, de labos de recherche etc... Au lieu de cela, on traite le logiciel libre comme les nanotechnologies ou le nucléaire. Alors que l'objet ne s'y prête pas et qu'il offre cette chance d'intéresser tout le monde, du plus petit au plus grand et du plus faible au plus fort...
Merci Enro, sincèrement. Il faut que je prenne le temps de réfléchir/répondre à ça :-).
Bonjour,
Je viens de découvrir votre site grâce à un lien mis dans un commentaire sur Agoravox
Bonne continuation
Enro, je pense que s'il y a bien sur quelques aspects gaulois a l'annonce du pole, le milieu logiciel libre est parfaitement capable d'absorber toutes les contributions, même celles de type institutionnel "lourd".
Il ne faut pas oublier que le logiciel libre se base sur le retournement de la législation perverse (et socio-économiquement ineffficace) de la propriété intellectuelle, et que ce genre de structure "pole" créee par le politique est bien plus importante par ce qu'elle permets rappeller continuement ce fait au législateur (par sa proximité, tout comme les migrations internes comme celle de Bercy d'ailleurs) que par la production de les lignes de code produites et emplois subventionnés.
Laurent > Je ne remets pas en cause la capacité du milieu du logiciel libre à "absorber" ce genre d'initiatives. Par contre, est-ce 1) plus adapté et 2) plus bénéfique pour la société que ce que je propose, je ne suis pas sûr... Sinon, je ne te suis pas du tout sur le terrain du législateur etc. Réduire le logiciel libre à un retournement de la PI est un contre-sens car 1) les brevets logiciels et, plus généralement, les nouveaux régimes de PI (accords ADPIC) sont arrivés après les logiciels libres et 2) ce n'est pas tant une logique de protection qu'une logique de fermeture qui est contestée, ainsi qu'un mode centralisé de l'innovation. Quant au législateur, il est surtout à Bruxelles, et c'est à mon avis plus par la diffusion de l'usage du logiciel libre (dans les gendarmeries, l'administration etc.) que par sa promotion par des vitrines technologiques que l'on influera sur le législateur. Et encore plus en mettant le logiciel libre au coeur de la société, ce que je propose et ce à quoi échouera (j'en prends le pari) le pôle de compétitivité du gouvernement...
Je te conseille de te renseigner sur les logiciels libres et leur origine (par exemple sur wikipedia) avant de raconter de grosses bétises (ma première conf de Stallman remonte a 1995, et la PI ce n'est pas que le brevet qui est effectivement un probleme plus récent).
A l'origine des législations européennes il y a des représentants de l'executif français (et des autres pays membres), c'est donc eux qu'il convient d'influencer.
Laurent > Peux-tu développer s'il te plaît ? Quelle grosse bêtise ai-je raconté ? Je serai heureux de corriger...
Le logiciel libre est un retournement de la PI, qui est considérée (ici le "copyright") comme anti-sociale par RMS dans le domaine du logiciel, lire par exemple "Why Free" (traduction FR).
Par l'absurde, sans PI tous les logiciels seraient libre (modulo décompilation, domaine de la science dont les progrès sont nuls à cause de la PI ...).
Laurent > Merci... Il semble que l'on ait tous les deux raisons ;-) Je m'explique : le texte vers lequel tu renvoies est un texte de 1994, qui donne la vision à cette date de la philosophie du logiciel libre. La notion de propriété intellectuelle (brevets et copyright) y est prédominante. Mais il s'agit d'une vision largement révisée (ou en tous cas, re-contextualisée par rapport aux enjeux de l'époque) si on la compare aux ambitions originales du projet. Dans le manifeste fondateur de 1984, la notion de propriété intellectuelle n'apparaît que dans le paragraphe sur une objection commune au logiciel libre, la possibilité pour chaque créateur de contrôler l'usage qui est fait de sa création : le reste du texte parle bien plutôt de retournement de la fermeture des logiciels plutôt que de leur protection/propriété. Même si la différence peut être mince, elle existe notamment en raison de la difficulté d'accès au code source, cf. ta remarque sur la décompilation : la fermeture, c'est tout ce que je (et Stallman) désigne par l'emploi des termes "solidarity", "sharing of programs", "available to everyone", "free to make changes", "secret software" — et la PI par les termes "authorship", "control over the use of one's ideas" etc.
Je cite le "GNU manifesto" (et quasiment au début) car il ne peut être plus clair sur le fondement loi vs société du mouvement du logiciel libre : "The purchaser of software must choose between friendship and obeying the law." ("the law" = IP bien sur). J'ai choisi "Why Free" car je le trouve plus explicite.
Je ne sais pas si j'ai été clair sur la décompilation (je ne connais pas ton niveau sur ce domaine :) : les recherches et donc outils sur la décompilation sont très réduite car tout chercheur ou auteur d'un tel outil est immédiatement assailli de menaces juridiques sur les bases des lois de plus en plus restrictives sur le sujet partout dans le monde (il n'y a qu'a voir pour exemple récent les polémiques autout d'un certain driver wifi dans le noyau Linux). Avec une décompilation efficace (en éliminant la PI pertinente donc), la plupart des problèmes autour de la non-disponibilité d'un code source sont bien amoindris (drivers, codec multimédias, formats de fichiers, etc...).
Historiquement parlant, a l'origine tous les logiciels étaient libres (vu le prix et la rareté des machines), c'est l'irruption de l'usage jugé anti-social de la PI dans le monde du logiciel qui a déclenché (chez RMS au moins au début) le mouvement du logiciel libre pour rétablir la situation initiale.
Je t'encourage (si le sujet t'interesse) a écrire et poser tes questions a rms at gnu dot org, Richard réponds a tous ses courriels (avec un peu de délai), ce n'est pas un expert inaccessible (ça c'est dans le sujet :). Un détail : n'utilise pas le terme "intellectual property" comme je le fais ici avec RMS :).
Un autre détail : les positions de RMS ont notoirement peu évolué (voire pas du tout) sur le sujet, a mon avis il a eu tout bon sur le sujet dès le départ.
Pour référence, lire un essai un plus ciblé sur le copyright par RMS "Misinterpreting Copyright".
Par curiosité, as-tu déja assisté a une conférence de RMS ?
Laurent > Merci de ces précisions, qui servent à éclairer une question qui me semble intéressante (même si je n'ai jamais assisté à une conférence de RMS) et sur laquelle je ne m'étais que vaguement penché...
Enro, de rien, tout cela reste quand même bien subjectif, et il faudra attendre la mort de RMS pour que les très scientifiques historiens décident quelle est la vérité :).
Tiens l'actualité nous donne encore un exemple sur l'étude des formats de fichiers:
""" ... Autodesk, the makers of the AutoCAD software, are attempting to quash an effort to reverse-engineer the proprietary binary format used by AutoCAD. Looking at the court order ... """