François/phnk, Dominique Pestre, moi-même et beaucoup d'autres avons découvert la sociologie des sciences par Bruno Latour. Non seulement il écrit bien (comme le répète sans arrêt une des mes profs) mais il présente les sciences d'une manière tout à  fait nouvelle, sans pour autant se perdre dans des discours très pompeux. Ses démonstrations, simples et ancrées dans la réalité du travail scientifique (ou des textes disent ceux qui l'accusent injustement de "texisme"), mettent toujours le doigt sur des détails très signifiants.

Pour illustrer ceci, j'ai juste envie de partager cet extrait de ses Petites leçons de sociologie des sciences, une mise en bouche que l'on trouve dans l'introduction :

L'autre jour à  l'Institut Pasteur, je rencontre un chercheur qui me serre la main et se présente à  moi en disant : "Bonjour, je suis le coordinateur du chromosome 11 de la levure de bière." Ne chassons pas cette phrase paradoxale d'un revers de main. Ne commençons pas à  mettre de côté l'individu singulier qui dit "je", l'organisation européenne capable de coordonner les équipes de biologistes moléculaires, et, enfin, la séquence d'ADN du chromosome de Saccharomyces cerevisiae, bientôt connue. Ce rangement commode, nous pourrons l'opérer plus tard, à  froid, lorsque la recherche sera terminée. Pour l'instant, je serre bien la main à  ce bel hybride : un individu-organisation-séquence d'ADN. Impossible d'accéder directement au chromosome 11, sans comprendre l'organisation astucieuse qu'il a fallu mettre en place afin de coordonner l'action de tous les "levuristes" européens. Sans les programmes d'ordinateurs, le courrier électronique, les bases de données, les subsides de la CEE, ce chromosome n'aurait pu se dévider tout entier avant trente ans. Mais impossible également de comprendre ce réseau de chercheurs, sans cette personne individuelle qui s'est identifiée à  ce point à  la levure que d'infimes modifications dans ses neurones vont permettre de découvrir les pièces manquantes dans le puzzle de la séquence. Impossible, enfin, de comprendre l'originalité de ce chercheur et celle de son organisation, sans prendre en compte cette levure agissant depuis des millénaires dans les tonneaux et les foudres et dont la fermentation se mélange depuis toujours à  celle des humains. Comme les médiums étudiés par les ethnographes, mon ami levuriste est un shape-changer : il devient le chromosome 11, qui devient une portion de l'Institut Pasteur, lequel devient un réseau européen. Ce petit exemple montre assez que les sciences ne tirent pas leur beauté de la séparation, enfin totale, entre le monde des sujets et celui des objets. Au contraire, les sciences ne sont si belles que parce qu'elles servent d'échangeur à  de tels carrefours d'individus, d'institutions et de choses.

J'espère que cet extrait vous aura donné envie d'approfondir Bruno Latour. Ses Petites leçons de sociologie des sciences (Le Seuil, Points sciences) sont tout à  fait recommandables. Mais pour Noà«l, vous pouvez aussi (vous) offrir un autre recueil de petites réflexions, tout juste paru : Chroniques d'un amateur de sciences (compte-rendu ici-même prochainement)...