Le texte suivant est traduit par moi de l'anglais (style, typographie et ponctuation d'origine), et a été publié pour la première fois en 1919 :

Si bien que, sur la base des couleurs jaune et rouge, la Science devrait tenter de classifier tous les phénomènes, incluant toutes les choses rouges comme véritables, et excluant les choses jaunes comme fausses ou illusoires, la démarcation serait nécessairement fausse et arbitraire, car les choses colorées en orange, constituant une continuité, appartiendraient aux deux faces de la frontière ainsi tentée.
Tandis que nous progressons, nous serons impressionnés par ceci :
Qu'aucune base de classification, ou inclusion et exclusion, plus raisonnable que celle du rouge et du jaune n'a jamais été conçue.
La Science a, en sollicitant différentes fondations, inclus une multitude de données. N'eût elle agit ainsi, il n'y aurait rien nous permettant de paraître être. La Science a, en sollicitant différentes fondations, exclu une multitude de données. Alors, si le rouge est en continuité avec le jaune : si chaque fondement d'acceptation est continu avec chaque fondement d'exclusion, la Science a dû exclure certaines choses qui sont continues avec ce qui est accepté. Dans le rouge et le jaune, qui se fondent dans l'orange, nous formatons tous les tests, tous les standards, tous les moyens de former une opinion —
Ou que toute opinion positive sur un sujet donné est une illusion construite sur la tromperie qu'il y a des différences positivies permettant de juger —
Que la quête de toute intelligence a été pour quelque chose — un fait, un fondement, une généralisation, loi, formule, une prémisse majeure qui est positive : que le meilleur de ce qui n'a jamais été réalisé a été pour dire que certaines choses sont auto-évidentes — alors que, par preuve (evidence) nous entendons la soutien de quelque chose d'autre —
Que c'est la quête ; mais qu'elle n'a jamais été accomplie ; mais que la Science a agi, régulé, affirmé, et condamné comme si elle avait avait été accomplie.

Je laisse vos méninges remuer, réponse dans ce billet même d'ici deux jours, avec commentaire circonstancié...

[Mà J 29/01, 20h53] Bravo à  Truc qui a reconnu le Livre des damnés de Charles Fort, oeuvre unique par son style et ses thèmes, qui sont une réflexion et un recensement de faits étranges : pluies de grenouilles, objets célestes etc. Cet extrait du chapitre 1 se rapporte à  la question de la démarcation entre science et "non-science" (boundary demarcation), problème classique de philosophie des sciences formalisé par Karl Popper. Fort soutient ici une position relativiste, qui est plus ou moins celle des sociologues des sciences : la distinction entre science et non-science est largement arbitraire et affaire de consensus et de règles non écrites, qui évoluent. Enoncé provocant mais qui n'est finalement pas si absent du discours des scientifiques eux-mêmes, qui entretiennent une part d'ombre sur cette "frontière". Ainsi, pour ce jeune physicien brillant : Bien sûr, on n'a encore jamais prouvé l'existence de ces mini-trous noirs… Mais, physiquement, ces entités pourraient exister. Elles entrent donc de droit – si ce n'est de fait – dans le champ des sciences de la nature, d'autant que leur compréhension est singulièrement féconde.

Une illustration nous est donnée par les travaux du sociologue Pierre Lagrange sur les soucoupes volantes et autres OVNI, qui sont habituellement exclus du champ de la science :

Arnold, étrangement, regarde directement le ciel et y voit quelque chose qui n'est pas catalogué. A la fin du 19e siècle cela aurait pu intéresser des gens comme Flammarion qui cherchaient encore à  faire le catalogue complet des phénomènes de la nature et qui recueillaient les récits d'observations de phénomènes étranges. Mais en 1947, le principe de la science n'est plus de faire des catalogues de phénomènes, comme les collectionneurs du 17e siècle, mais de construire des réseaux socio-techniques, des structures dont le moteur n'est plus la chasse aux énigmes mais la capacité à  intéresser d'autres acteurs pour placer la science au coeur de la société, pour faire de la science un des régimes d'existence de nos vies quotidiennes. Un phénomène de plus n'est intéressant que s'il permet de relier de nombreux acteurs et de construire un réseau. Or les soucoupes présentent ce côté désagréable de provenir de ce qui a été catalogué par la science comme culture populaire. Pour les porte parole de la science, Arnold se trouve de l'autre côté du Grand Partage entre culture scientifique et culture populaire. Les scientifiques ont mis tellement d'energie à  se séparer de ce qu'ils ont classé comme culture populaire, comme croyance, qu'ils refusent de seulement considérer une question soulevée par l'opinion. On est à  l'époque où le partage entre savant et opinion est à  son maximum. Les soucoupes ne peuvent tout simplement pas être prises au sérieux. Dès lors l'histoire des soucoupes ne débute pas comme on le dit souvent comme une croyance générale, populaire, journalistique, mais comme quelque chose qui est perçu, et liquidé comme un mythe, comme une croyance justement.

Et quand les sociologues s'appuient sur de nombreuses études empiriques, et les philosophes sur une épistémologie renouvelée, Fort utilise un seul argument : la continuité des faits et des objets, où l'on ne peut distinguer nettement ce qui serait scientifique et ce qui ne le serait pas. Cette notion de continuité, et l'analogie chromatique, sont d'autant plus intéressants qu'ils évoquent une histoire fameuse en histoire des sciences, rapportée notamment par Jean-Marc Lévy-Léblond. On a coutume de voir dans l'arc-en-ciel, qui est pourtant continu, sept couleurs arbitraires. Six sont des vraies couleurs (violet, rouge, orange, jaune, vert, bleu) mais la septième, l'indigo, arrive un peu comme un cheveu sur la soupe. Elle a été "voulue" par Newton afin de tomber sur un nombre riche en symboles (et Newton l'alchimiste aimait les symboles et la numéralogie !). A nouveau cette démarcation floue