Pour quelques degrés de plus
25
fév.
2007
Je ne me lasse pas des réflexions sur le réchauffement climatique en général, et le rapport du GIEC en particulier. J'espère que vous non plus ! Le présent billet s'intéresse au passage suivant du troisième rapport du groupe 2[1], adopté en séance plénière le 16 février 2001 (c'est moi qui souligne) :
Totalisé à l’échelle du globe, le produit intérieur brut (PIB) mondial pourrait augmenter ou diminuer de quelques points de pourcentage pour une élévation de la température moyenne à la surface du globe ne dépassant pas quelques degrés Celsius (degré de confiance faible) et des pertes nettes plus importantes s’en suivraient dans le cas d’une élévation plus grande (degré de confiance moyen).
Il s'agit de la traduction officielle en français. Mais voilà , le texte approuvé a lui été rédigé en anglais. Et les quelques degrés Celsius
y étaient décrits comme a few Celsius degrees
. Très bien, et alors ?
Eh bien, comme le raconte magnifiquement (pp. 70-72) Jean-Pascal van Ypersele, physicien et climatologue délégué de la Belgique à cette réunion, cet a few
correspondait dans le rapport des experts à une valeur d'environ 2 °C. Mais,
Il est clair que ceux qui ne croient pas avoir intérêt à ce que les émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre diminuent préféreraient que ces seuils soient plus élevés, et aussi moins précis. Cela n’a pas échappé au chef de la délégation de l’Arabie Saoudite, conseiller du ministre du pétrole. Il nous dit la main sur le coeur : « Pourquoi utiliser des chiffres ? Parlons plutôt de petit, moyen ou grand réchauffement ». Le délégué chinois (soutenu par la Thaïlande et Guyana) va plus loin et propose de supprimer le paragraphe.
Van Ypersele argumente et plaide pour la conservation du paragraphe, qui est nécessaire à la compréhension du reste du texte. Alors,
Le délégué du Royaume-Uni (soutenu par la Nouvelle-Zélande) propose de remplacer « 3 °C et plus » par a few, ou par « environ » (roughly) suivi d’un chiffre. Les Pays-Bas disent qu’ils pourraient accepter de remplacer « 2-3 °C » par a few. Les Emirats arabes unis sont favorables à cette proposition. Dans un souci de simplification du paragraphe, le Royaume-Uni propose d’écrire qu’il y aurait des gains en dessous de a few °C et des pertes au-dessus.
Voilà donc a few
en position de s'imposer. Mais le délégué belge, soutenu par les délégués de la Suisse et du Bénin (francophonie oblige !),
explique que, à [son] avis, il est très trompeur de remplacer « jusqu’à environ 2 °C » par up to a few, qui sera sans doute traduit par « quelques » en français, et donc interprété comme « jusqu’à environ 3 °C ». [Il] plaide pour 2 ± 1 °C, ou pour l’usage d’adjectifs comme small, moderate ou high définis par des intervalles de température dans une note de bas de page. Le Royaume-Uni, peu enclin à écouter des arguments qui relèvent d’une autre langue que l’anglais, laisse tomber « I have no problem with ‘a few’ ».
A few
emporte finalement le morceau. Et il s'avérera plus tard que a few
s'intreprète en chinois comme de 1 à 10
et jusqu'à 6
en russe ! On est donc bien loin des environ 2 °C initiaux. Seule concession qui sera donc faite aux délégués réticents : que chaque traduction de ces a few °C dans les cinq autres langues des Nations unies soit accompagnée par l’original anglais entre parenthèses pour tenter de diminuer quelque peu le risque de mauvaise interprétation
Voilà où va se loger la politique au sein du GIEC, et en particulier au sein des groupes de travail 2 et 3 comme le remarquait Amy Dahan-Dalmedico. Aussi un autre argument en faveur de la diversité linguistique au sein de la science et la technologie, et en particulier de la défense du français !
Notes
[1] Rappelons que le groupe 2 s'intéresse aux conséquences probables du changement climatique sur la biosphère et sur les systèmes socio-économiques.
Commentaires
La situation sera a peu près la même tant qu'il n'y aura pas d'appui "institutionnel" aux travaux de l'IPCC. Ils continueront à se chamailler sur le vocabulaire, sortiront une estimation avec
au lieu de , et... et puis on verra bien qui les écoute...Non que je veuille être plus pessimiste que de raison, mais j'ai de plus en plus l'impression que sans un organisme puissant pour prendre des mesures faces à ces questions (quand on voit les enjeux, un organe comparable au conseil de sécurité me parait pertinent), les solutions ne tomberont pas d'elles même...