Des nouvelles des relations science-société
12
mai
2007
J'étais hier à la conférence de Brian Wynne au Palais de la découverte, intitulée "Recent evolutions in the field of public understanding of science in the UK". Brian Wynne (Université de Lancaster) est un des meilleurs théoriciens de la relation entre science et société (public en anglais). On lui doit notamment, dans les années 1980, la critique du concept de deficit model ou modèle de l'instruction publique, selon lequel la relation entre les scientifique et leur public est unidirectionnel, et c'est en expliquant les technologies (nucléaire, industrie chimique, OGM) aux citoyens qu'ils les accepteront.
Or voilà , ce modèle est visiblement contre-productif, et ne permet plus de penser les nouveaux rapports entre science et société. Un rapport de la Chambre des Lords britannique, publié en 2000, considérait notamment qu'il faut laisser la place à un modèle bidirectionnel, où la science et ses publics (le pluriel est important !) sont dans une relation de dialogue plutôt que dans un processus d'éducation. D'où l'ambition de remplacer le public understanding of science par le public engagement with science dans les pratiques quotidiennes des chercheurs, des experts, des décideurs. Non pas pour refuser d'améliorer le niveau moyen de culture scientifique des profanes (cf. les réponses aux Eurobaromètres sur la science) mais pour créer un monde où les connaissances, intérêts et motivations peuvent circuler plus facilement — et les responsabilités partagées.
Malheureusement, le message passe encore difficilement et le modèle de l'instruction publique n'est parfois que modifié. Comme chez ces décideurs qui, au lieu de blâmer la mauvaise compréhension par le public des questions techniques ou scientifiques, se mettent à accuser l'illusion d'une science qui maîtriserait tout sans laisser aucune place au risque. Illusion d'un monde du risque zéro qu'ils imputent à l'enseignement scientifique reçu à l'école (uniquement centré sur les faits et passant sous silence l'importance des probabilités et estimations qui permettent aux scientifiques de prendre des décisions), mais pour finalement mieux faire porter la faute au public !
Mettre en place ce dialogue suppose de revoir les cadres de régulation (framing). Les politiques publiques ne doivent pas seulement demander si une technologie est sans danger une fois qu'elle a été développée, mais prendre en compte la question des fins qui sont poursuivies, des bénéfices attendus. Autant de réflexions qui doivent prendre place en amont (upstream), comme le souligne le Ministre de la science britannique Lord Sainsbury, en juillet 2004 :
We have learnt that it is necessary with major technologies to ensure that the debate takes place "upstream", as new areas emerge in the scientific and technological development process.
Science Museum de Londres, ©© fgt
Enfin, je ne dirai rien du commentaire d'un membre de l'assistance, conseiller scientifique du Palais de la découverte (excusez-du peu !), toujours enferré dans ses conceptions datées et perclus de préjugés, qui considère que la position de l'Inra vis-à -vis des OGM est monolithique comme celle du public, d'où un dialogue de sourds… Et voit un musée (ou centre de culture scientifique et technique) comme le Palais de la découverte comme un lieu où il faut expliquer qu'il y a des bons OGM, et des mauvais !
Commentaires
Intéressant le fait que tu illustres ton billet par une telle oeuvre d'art : c'est effectivement du même ordre (et si ça marche de la même façon, bah c'est pas gagné...).
Cette conférence m'aurait sûrement intéressée ! Il est vrai qu'on rencontre encore aujourd'hui beaucoup de gens - scientifiques, industriels, ou vulgarisateurs - persuadés que les sciences et technologies rejetées par le grand public serait acceptées si ce public était mieux formé et informé. L'école et les médias sont alors accusés de tous les maux. Alors que ce rejet est bien plus profond, et provient de ce que les gens ont l'impression qu'on leur impose des technologies sans leur demander leur avis, avec comme argument "de toute façon, on ne peut pas aller contre le progrès". Reste à définir comment mettre en place ce système bidirectionnel que tu cites, sans que ça devienne un dialogue de façade (sans aucun impact sur les décisions) ou un prétexte pour ne plus avancer.
Je trouve qu'il y a une contradiction entre votre conception des relations science-société et les trois définitions du mot "scientifique" que vous reprenez de Latour (dans votre article sur le créationnisme).
Il y a dans la science des vérités que l'on ne peut qu'asséner, et il n'y a même que cela. Nulle "participation citoyenne" ne peut être attendue dans la recherche scientifique, sauf à vouloir faire, comme les créationnistes, une escroquerie en bonne et due forme.
Il me semble que l'approche classique de la communication scientifique comme pédagogie est la plus adaptée à la matière scientifique elle-même. Et la réelle difficulté consiste à répondre à la question: mais quelle pédagogie est la plus adaptée?
J'ai l'impression qu'au fond vous êtes assez proche de cette position: la pédagogie peut faire appel à l'expérience de chacun, plutôt qu'asséner des démonstrations comme c'est trop souvent le cas dans les écoles. Mais cela ne veut pas dire que n'importe qui peut devenir un scientifique: tout le monde doit pouvoir comprendre, mais pas tout le monde ne peut faire de la science hélas (ou tant mieux car une terre peuplée de petits Einstein serait quelque chose qu'il vaut mieux ne pas imaginer).
Mais enfin je me trompe peut-être et vous êtes peut-être un vrai défenseur de la "co-construction" scientifique, qui pour moi, sous couvert de respect de chacun, prend en réalité les gens pour des c...
Au total, en bon amateur de Cicéron et de Saint Augustin, je soutiendrais donc cette personne de bonne volonté qui veut expliquer à tous ceux qui ne se contentent pas de préjugés en quoi certains OGM peuvent être dangereux, et en quoi d'autres pourraient être utiles (s'il y en a! ce qui n'est pas sûr pour le moment me semble-t-il).
cic > Bonjour et merci pour votre commentaire, auquel je vais essayer de répondre.
Je ne vois pas où se trouve la contradiction. Nulle part Latour ne mentionne le critère de véracité ou de vérité, c'est justement ce qui change de la conception classique.
On a pu croire en effet que la science était faite de vérités absolues, se construisant comme un progrès ("on sait aujourd'hui plus et mieux que hier"). Mais voilà , depuis Kuhn environ, il apparaît que l'activité scientifique n'est pas unidimensionnelle, elle n'oppose pas que le vrai et le faux. Elle crée des objets et des concepts, en déployant quantité de signes, de données et d'outils, pour créer un discours qui pourra s'opposer de front au discours politique, juridique, éthique etc. (je reprends ici les trois dimensions données par Latour). Voilà pour la mise au point.
Partant (et je pourrais comprendre que vous ne soyiez pas d'accord, auquel cas arrêtez-vous ici dans votre lecture), il ne faut plus penser les sciences de la même façon. Or il apparaît que justement, elles ne se conçoivent plus de la même façon dans la société : elles étaient froides, elles deviennents chaudes, incertaines, controversées, politiques... Elles ne sont plus figées dans leur laboratoire mais vivantes dans la société, et celle-ci a appris à vivre avec les nouvelles entités scientifiques qui naissent chaque jour. Elles sont plus lourdes aussi, puisqu'on est passé du microscope à l'accélérateur de particules. Dans ce contexte, il n'est plus possible de vivre la relation avec le public de la même façon. Je ne parle de l'enseignement ou de la pédagogie, ce n'est pas mon rayon et la vision de Latour ne s'applique pas forcément à cette science-là (par contre la vision des pédagogues des sciences ou de "La main à la pâte", oui). (Une parenthèse d'ailleurs. Vous écrivez : Je pense que vous faites erreur, coincé dans l'image du scientifique génial que j'essaye de démonter dans ce blog. Certains scientifiques sont des gens brillants voire visionnaires, d'autres sont des bricoleurs ou des "travailleurs de la preuve". Et il serait souhaitable que tout le monde puisse faire de la science, de cette science si diverse, comme tout le monde pourrait faire de la musique, du sport etc.)
Ordonques, face aux enjeux teintés de science qui touchent aujourd’hui le citoyen (qui ne peut plus rester indifférent au nucléaire, aux OGM etc.), on ne peut plus traiter le public comme avant. Il n’est pas l’ignorant auquel le scientifique doit inculquer son savoir. Le citoyen aussi a des réponses, des conceptions, une rationalité propre – qui ne peut se réduire à du vrai ou à du faux. D’où la nécessaire co-construction. Permettez-moi de citer Dominique Pestre :
Enfin, pour l’exemple des OGM, je vais préciser ma pensée : je me moquais ici de cette conception, encore majoritaire, selon laquelle il y aurait dans l’absolu des bons et des mauvais OGM. Cela dépend de ce que l’on attend d’un OGM, de ceux qui les font, de la manière dont ils sont faits, de comment ils sont évalués et autorisés. Les OGM ne sont pas objets purement scientifiques mais bien politiques, c’est pour cela qu’il est impossible de dire absolument ce qui est bon ou mauvais. Et c’est encore moins à un centre de culture scientifique et technique de faire passer ce message, un message sur les valeurs ! Si ça ne tenait qu’à moi, j’expliquerai plutôt comment sont nés les OGM, ce qu’ils soutiennent et ce qui les fait tenir, bref, je me livrerai à un vrai exercice critique de déconstruction comme le veut la tradition scientifique ! Avec l'ambition d’éduquer plutôt que d’inculquer…
Merci enro pour votre longue et intéressante réponse. J'aime beaucoup votre blog.
Je continue cependant de penser que vous faites une confusion, en ne distinguant pas suffisamment:
1) un aspect interne à la science: la prise de conscience par les scientifiques du caractère "sociologique" de leur activité, de leur milieu, le fait que la science repose beaucoup sur le consensus et les institutions et ne peut avancer qu'en allant dans les failles de ce consensus (en simplifié),
2) un aspect externe à la science: le poids croissant des techniques et de la science dans la vie de chacun, même des non-scientifiques, qui fait entrer le progrès scientifique en collision avec des croyances, des habitudes, et en fin de compte (pour ceux qui y croient comme moi) la morale.
Tout homme est créatif certes, mais cela dans des domaines différents: technique, politique, relations humaines, art,... et ces activités ne sont pas solubles dans la notion de science, ou alors il faut changer la définition du mot "scientifique" (et élargir les définitions données par Latour, ce qui paraît difficile).
En revanche, il est important que les scientifiques soient "ouverts" sur le monde, car c'est là qu'ils trouveront les failles et les nouveaux sentiers (aspect 1)). Mais ils sont les seuls compétents pour en faire de la science (formalisation, expérimentation).
Et inversement, on ne réalisera pas une éthique des sciences (aspect 2)) sans une implication du plus grand nombre (et des décideurs politiques) dans le fond des débats scientifiques. Dans ce domaine la pédagogie est essentielle (mettre la main à la pâte, comme vous dites parfaitement).
Cela vous ennuie peut-être d'éterniser le débat.
Nos deux positions ne me semblent pas conciliables, mais nous sommes peut-être d'accord sur le fait que c'est le débat qui fait avancer la science comme la société.
Nous n'arriverons cependant pas à nous mettre d'accord sur la notion de débat: lieu d'émergence du consensus peut-être pour vous, lieu d'affrontement de convictions et de lutte de pouvoir en tout cas pour moi.