Les citations en science : pourquoi ? Comment ?
4
juin
2007
Le commentaire de blop demande une réponse détaillée, je m'exécute donc dans un billet à part... d'autant qu'on reste dans le thème de cette série !
Voici donc ce qu'écrit blop :
Bibliographie (où l'on cite les collègues pour ne pas les fâcher et les rapporteurs pour être bien vu)
Ca c'est du Latour tout craché ! La bibliographie ne servirait qu'à faire étalage de son réseau et à se reporter à d'autres boîtes noires.
Mais ce n'est jamais qu'une partie marginale de la bibliographie. 1 ou 2 articles ajoutés à la fin pour des raisons "politiques". Mais le gros de la biblio consiste à replacer la recherche dans un contexte (scientifique, pas amical), à rendre à César ce qui appartient à Jules, à permettre au lecteur qui veut aller plus loin d'aller plus loin. Parce que si j'écris "17% des titres des articles comportent plus de 30 mots", sans détail ni citation, n'importe quel lecteur DOIT se demander "il le sort d'où ce chiffre ?".
D'abord non, ce n'est pas Latour tout craché mais bien moi qui ai ajouté ce commentaire perfide dans un billet étiqueté "humour". Latour, lui, considère non pas ces raisons bassement politiques mais le fait qu'en citant des résultats antérieurs, un chercheur "consolide sa forteresse", il multiplie les obstacles que doit franchir celui qui cherchera à le contredire. A l'inverse de Robert Merton qui voit dans les citations un système de récompense envers ses pairs[1], Latour y voit donc d'abord un procédé rhétorique, avec un très fort effet de réel :
La présence ou l'absence de références, de citations et de notes de bas de page est un signe si sûr du sérieux d'un texte que l'on peut en partie transformer un fait en fiction ou une fiction en fait simplement en retranchant ou en ajoutant des références.[2]
En fait, il n'existe pas, à l'heure actuelle, de "théorie de la citation". Certains comportement nous échappent, surtout qualitativement (pour le quantitatif, on l'a déjà vu, l'effet Matthieu et l'obsolescence rapide jouent à plein). Comment expliquer par exemple le choix entre deux références très semblables quand il faut n'en citer qu'une ? Quand est-ce qu'une citation est pertinente et quand est-ce qu'elle ne l'est pas ? Pourquoi seuls 20% des auteurs qui citent un article l'ont lu[3] ? Pourquoi certaines références sont-elles omises, soit parce qu'un résultat ou concept est devenu suffisamment connu (phénomène que l'on nomme "oblitération par incorporation"), soit parce que des raisons personnelles nous y poussent ? Bruno Latour[4] donne l'exemple suivant :
Comme Pierre [Kernowicz] est chez Pincus et publie dans un bon journal, on ne peut se permettre d'utiliser ses travaux sans le citer, ainsi que ses lecteurs auraient pu le faire si l'auteur avait été un Français de France ou un Japonais du Japon.
Bref, comme l'écrit Eugene Garfield[5] (le père du Science Citation Index et de l'analyse de citations) :
I often quoted Lewis Carroll’s "Humpty Dumpty" to express the ambiguous nature of words and citations.
When I use a term it means just what I want it to mean - nothing more or less.And so when you use a cited reference (citation), it also means what you want it to mean. A citation is generally more precise than words, but its meaning is ambiguous nevertheless.
Quant aux tentatives de citer pour flatter ou, à la demande du rédacteur en chef, de citer préférentiellement des articles de la revue (auto-citations), ce sont bien des pratiques qui existent. Un article du Wall Street Journal[6] rapportait en juin 2006 quelques mauvaises pratiques destinées à augmenter artificiellement le facteur d'impact. Parmi elles, on trouve bien l'auto-citation, comme l'illustre le World Journal of Gastroenterology qui a été exclu du classement de Thomson/ISI parce que 85% des citations de ses articles étaient des auto-citations et que peu d'autres revues le citaient. A l'inverse, on trouve des revues qui font en sorte de citer le moins possible leurs concurrents directs, comme le Journal of Telemedecine and Telecare qui cite moins Telemedecine and e-Health que celui-ci ne le cite.
P.S Ce billet a le plus grand nombre de citations de tous mes billets. Posez-vous la question : qu'est-ce qui a motivé chacune d'entre elles ? Vous verrez que la réponse n'est pas si facile...
Notes
[1] P. Bourdieu, ''Science de la science et réflexivité'', Liber. coll. "Raisons d'agir", 2002
[2] B. Latour, La Science en action, Gallimard coll. "Folio essais", 1995, p. 87
[3] M.V. Simkin et V.P. Roychowdhury, "Read before you cite!", Complex Systems, 14: 269-274, 2003
[4] B. Latour, "Portrait d'un biologiste en capitaliste sauvage", in Petites leçons de sociologie des sciences, La Découverte, 1993, p. 108
[5] E. Garfield, "Random thoughts on citationology: its theory and practice", Scientometrics, 43(1): 69-76, 1998
[6] S. Begley, "Science journals artfully try to boost their rankings", Wall Street Journal, 5 juin 2006
Commentaires
Un des points intéressants est de considérer les "revues de littérature" en début d'article, suivi par un démontage massif des résultats antérieurs dans la discussion… Ce qui se fait aussi en citant le travail de ses petits camarades, même si c'est pour les contredire.
Tout n'est pas consensuel, on s'ennuierait vite sinon.
Vous avez beau dire, mais les citations, c'est tout de meme bien utile pour retrouver la dérivation d'un résultat ou d'une equation "parachutee" (et, encore plus important, les hypothèses et les solutions alternatives).
"ce n'est pas Latour tout craché mais bien moi qui ai ajouté ce commentaire perfide" > je sais bien, c'etait une maniere de demasquer le latouriste qui est en toi :-)
"dans un billet étiqueté "humour"" > c'est pour cela que j'avais precise que mon commentaire etait celui d'un grincheux ! Mais quand tu ecris "Introduction (revue de la littérature existante et situation du problème)" c'est quand meme un peu serieux non ?
"Latour, lui, considère..." > je m'en suis rendu compte en ecrivant mon commentaire, cela ne collait pas tout a fait, surtout vis-a-vis de son analyse des "boites noires" (qui explique que "20% des auteurs lisent les articlent qu'ils citent"). Mais j'aime bien polemiquer. Et puis, tout de meme, "faire etalage de son reseau" (pas seulement de personnes mais aussi de faits) fait partie des manieres de "consolider sa forteresse", non ?
"un procédé rhétorique" > c'est ici que je trouve l'argumentation de Latour faible. Parce qu'evidemment, il existe des "signes exterieurs" de scientificite. Evidemment c'est a ceux-la qu'on se fie d'abord. Mais le signe ne fait pas l'article. Pas plus que le media ne fait le message pour reprendre une assertion celebre. Bien sur il en fait partie. Le media fait partie du message. Et bravo a ceux qui ont mis cela en evidence. Mais j'ai tendance a trouver le meme biais chez Latour : a force de se pencher sur ce que personne ne regarde, on tombe dans un programme fort qui oublie ce sur quoi tous les autres se sont concentres (la "scientificite" de la science, entre autres).
"Français de France" > va falloir un ministere de la science et de l'identite nationale bientot ! Je connais beaucoup de "Français de France" qui publie dans de bons journaux et dont on ne peut se permettre d'utiliser les travaux sans les citer. Et meme, je connais peu de personnes dont on se sert des travaux sans les citer. On peut ignorer, en toute bonne ou mauvaise foi, les travaux de qq'un dans le meme chanps. Mais rarement les travaux que l'on a utilises. Et un referee qui fait son boulot correctement ne manquera pas de reperer un tel manquement...
J'arrete la, j'ai un seminaire sur le feu !
blop > Enfin, on se rejoint ! Sauf peut-être sur un point : la
, j'attends encore qu'on me dise ce que c'est ! En tous cas, elle ne tombe pas du ciel, elle est contruite (dans tous les sens du terme, pas que socialement) par les chercheurs et leur arsenal, c'est bien ce que met en évidence Latour... Mais je sais que c'est un point difficile à admettre et qui peut être longuement débattu (avec les épistémologues notamment), et ce serait beaucoup moins drôle de faire de la sociologie des sciences si on était toujours d'accord avec les scientifiques qu'on étudie (est-ce que tu es d'accord avec tes neurones, toi ? ;-)pour finir
les auto-citations ont en moyenne un effet negligeable (et dans le cas contraire sont tres facilement detectees, cf le cas que tu cites).
Une difference entre le taux de citations croissees de deux revues peut avoir plusieurs facteurs (sans biais "politique") : 1. une journal est plus (re)connu que l'autre ou d'un autre type (le journal du CNRS cite plus souvent Nature que l'inverse). 2. A facteur d'impact egal, l'un contient plus d'articles que l'autre, ou a une demi-vie de citation plus longue que l'autre. J'ai essaye de regarder les journaux de telemedecine mais ils ne sont pas dans la base ISI.
Un témoignage sur lequel je viens de tomber (E.-O. Le Bigot et S. J. Blevins, "Sur la genèse de résultats théoriques en physique", Genesis, 20, 2003, p. 137) :
Je sais bien qu'il a jusqu'a present toujours ete impossible de definir la "scientificite de la science" (d'ou mes guillemets). J'ai lu mon feyerabend :)
Mais il existe pourtant un enorme consensus dans la communaute sur l'existence de cet ideal
pas pu resister a te copier ce commentaire de mon prof sur notre dernier brouillon : "We should cite more people, reviewers like to be cited… "