Le commentaire de blop demande une réponse détaillée, je m'exécute donc dans un billet à  part... d'autant qu'on reste dans le thème de cette série !

Voici donc ce qu'écrit blop :

Bibliographie (où l'on cite les collègues pour ne pas les fâcher et les rapporteurs pour être bien vu)
Ca c'est du Latour tout craché ! La bibliographie ne servirait qu'à  faire étalage de son réseau et à  se reporter à  d'autres boîtes noires.
Mais ce n'est jamais qu'une partie marginale de la bibliographie. 1 ou 2 articles ajoutés à  la fin pour des raisons "politiques". Mais le gros de la biblio consiste à  replacer la recherche dans un contexte (scientifique, pas amical), à  rendre à  César ce qui appartient à  Jules, à  permettre au lecteur qui veut aller plus loin d'aller plus loin. Parce que si j'écris "17% des titres des articles comportent plus de 30 mots", sans détail ni citation, n'importe quel lecteur DOIT se demander "il le sort d'où ce chiffre ?".

D'abord non, ce n'est pas Latour tout craché mais bien moi qui ai ajouté ce commentaire perfide dans un billet étiqueté "humour". Latour, lui, considère non pas ces raisons bassement politiques mais le fait qu'en citant des résultats antérieurs, un chercheur "consolide sa forteresse", il multiplie les obstacles que doit franchir celui qui cherchera à  le contredire. A l'inverse de Robert Merton qui voit dans les citations un système de récompense envers ses pairs[1], Latour y voit donc d'abord un procédé rhétorique, avec un très fort effet de réel :

La présence ou l'absence de références, de citations et de notes de bas de page est un signe si sûr du sérieux d'un texte que l'on peut en partie transformer un fait en fiction ou une fiction en fait simplement en retranchant ou en ajoutant des références.[2]

En fait, il n'existe pas, à  l'heure actuelle, de "théorie de la citation". Certains comportement nous échappent, surtout qualitativement (pour le quantitatif, on l'a déjà  vu, l'effet Matthieu et l'obsolescence rapide jouent à  plein). Comment expliquer par exemple le choix entre deux références très semblables quand il faut n'en citer qu'une ? Quand est-ce qu'une citation est pertinente et quand est-ce qu'elle ne l'est pas ? Pourquoi seuls 20% des auteurs qui citent un article l'ont lu[3] ? Pourquoi certaines références sont-elles omises, soit parce qu'un résultat ou concept est devenu suffisamment connu (phénomène que l'on nomme "oblitération par incorporation"), soit parce que des raisons personnelles nous y poussent ? Bruno Latour[4] donne l'exemple suivant :

Comme Pierre [Kernowicz] est chez Pincus et publie dans un bon journal, on ne peut se permettre d'utiliser ses travaux sans le citer, ainsi que ses lecteurs auraient pu le faire si l'auteur avait été un Français de France ou un Japonais du Japon.

Bref, comme l'écrit Eugene Garfield[5] (le père du Science Citation Index et de l'analyse de citations) :

I often quoted Lewis Carroll’s "Humpty Dumpty" to express the ambiguous nature of words and citations. When I use a term it means just what I want it to mean - nothing more or less. And so when you use a cited reference (citation), it also means what you want it to mean. A citation is generally more precise than words, but its meaning is ambiguous nevertheless.

Quant aux tentatives de citer pour flatter ou, à  la demande du rédacteur en chef, de citer préférentiellement des articles de la revue (auto-citations), ce sont bien des pratiques qui existent. Un article du Wall Street Journal[6] rapportait en juin 2006 quelques mauvaises pratiques destinées à  augmenter artificiellement le facteur d'impact. Parmi elles, on trouve bien l'auto-citation, comme l'illustre le World Journal of Gastroenterology qui a été exclu du classement de Thomson/ISI parce que 85% des citations de ses articles étaient des auto-citations et que peu d'autres revues le citaient. A l'inverse, on trouve des revues qui font en sorte de citer le moins possible leurs concurrents directs, comme le Journal of Telemedecine and Telecare qui cite moins Telemedecine and e-Health que celui-ci ne le cite.

P.S Ce billet a le plus grand nombre de citations de tous mes billets. Posez-vous la question : qu'est-ce qui a motivé chacune d'entre elles ? Vous verrez que la réponse n'est pas si facile...

Notes

[1] P. Bourdieu, ''Science de la science et réflexivité'', Liber. coll. "Raisons d'agir", 2002

[2] B. Latour, La Science en action, Gallimard coll. "Folio essais", 1995, p. 87

[3] M.V. Simkin et V.P. Roychowdhury, "Read before you cite!", Complex Systems, 14: 269-274, 2003

[4] B. Latour, "Portrait d'un biologiste en capitaliste sauvage", in Petites leçons de sociologie des sciences, La Découverte, 1993, p. 108

[5] E. Garfield, "Random thoughts on citationology: its theory and practice", Scientometrics, 43(1): 69-76, 1998

[6] S. Begley, "Science journals artfully try to boost their rankings", Wall Street Journal, 5 juin 2006