Être auteur ou ne pas être auteur ? La signature en science
13
juin
2007
Après un billet déjà ancien riche en données quantitatives, étudions ce que la sociologie et l'étude micro des pratiques nous apprend sur la collaboration en science, et en particulier sur la signature des articles scientifiques. Avec la communauté des physiciens comme modèle[1]
En physique à la différence de la recherche biomédicale, il est considéré normal de voir des listes d'auteurs assez longues pour certains articles, notamment en physique des hautes énergies. Alors qu'en médecine des propositions éditoriales et l'éthique ont tenté de mettre de l'ordre dans ces pratiques, la physique n'y voit pas matière à discussion. L'hyper-cosignature (hyperauthorship) ne facilite pourtant pas l'évaluation de la contribution de chaque auteur ” base du système de récompense à la Merton (reward) au sein de la communauté scientifique. Comment expliquer cette apparente contradiction ?
En fait, signer un article scientifique a trois rôles :
- s'attribuer le crédit d'une découverte (pourtant, les expériences sur les accélérateurs de particules sollicitent parfois 2000 chercheurs, ingénieurs et techniciens mais seule une petite équipe de chercheurs conduit l'analyse aboutissant à un article : qui créditer ?),
- en reconnaître la paternité (et tout ce qui va avec : la responsabilité en cas de fraude, la propriété intellectuelle en cas de brevet etc.)
- permettre l'accroissement de sa réputation ou "capital symbolique" (qui est le moteur du champ scientifique, et explique certaines co-signatures de complaisance).
A la suite de 32 entretiens menés auprès de chercheurs, ingénieurs et responsables des expériences de LHC au CERN, Birnholtz a constaté que les physiciens sont bien conscients de ces enjeux et ont quelques stratégies pour les aborder. En ce qui concerne le crédit, des formulaires visés par la hiérarchie permettent de trouver un consensus sur les auteurs à faire figurer sur chaque article, listés dans l'ordre amphabétique. Et aucune publication n'est permise sans qu'elle soit validée par la hiérarchie ” interdiction donc de publier dans son coin en s'attribuant tout le crédit d'un travail collectif. Les chercheurs sont également bien conscients que sur des projets qui s'étendent sur des décennies et demandent énormément de travail en amont, les ingénieurs décédés comme les techniciens de l'ombre sont aussi importants que le jeune post-doc qui a réalisé l'analyse des résultats.
La paternité en découle, bien qu'elle soit parfois sujette à conflit : les chercheurs font souvent référence à l'histoire de Carlo Rubbia, qui a obtenu le prix Nobel de physique en 1984 pour la direction d'un travail collectif au CERN, récompense qui n'a été permise que par le travail d'environ 200 personnes. Certains chercheurs sont aussi prudents à l'excès, préférant retirer leur nom qu'endosser la responsabilité d'un article qu'ils n'ont pas lu ou ne se sentent pas capable d'expliquer en public.
Concernant la réputation, elle est extrêmement important face à la misère des postes offerts, mais se juge presque plus d'après le bouche à oreille que le CV ” certains chercheurs reconnaissent en effet qu'il n'ont lu que très peu des 200 articles figurant sur leur CV ! D'où l'importance de la réputation informelle, celle acquise par le ouï-dire mais aussi lors des réunions d'équipe, des séminaires, des colloques etc. Ou encore, évidemment, en se mettant en position de meneur
Mais ce système très encadré par la hiérarchie et sans possibilité de recours formel fait des malheureux. Ce sont surtout les femmes (représentant seulement 10 % du personnel du CERN) ou les chercheurs non-permanents qui estiment ne pas avoir la reconnaissance qu'ils mériteraient. Il est dur d'être parfaitement juste à cette échelle, là où Merton voyait pourtant un système démocratique idéal[2] !
En fait, selon Birnholtz, il faudrait distinguer (notamment dans les publications) entre deux niveaux d'auteurs : le niveau "infrastructural", lié à la conception des détecteurs et logiciels, récurrent dans la série d'articles issus d'un même appareillage ; et le niveau "découverte" différent pour chaque article, revendiqué par les auteurs qui peuvent défendre leurs résultats au niveau le plus fin.
Notes
[1] Jeremy P. Birnholtz (2006), "What does it mean to be an author? The intersection of credit, contribution, and collaboration in science", Journal of the American Society for Information Science and Technology, 13(57): 1758-1770 (preprint)
[2] Robert K. Merton (1942), "A note on Science and Democracy"
Commentaires
Petite annecdote, non en physique, mais en chimie : une amie, qui passe sa thèse bientôt, avait rédigé un article toute seule sur son travail, et rajouté son directeur de thèse comme auteur. Celui-ci a, sans l'en avertir, ajouté une troisième personnes qui n'avait rien fait dans ce travail, car celle-ci passe bientôt son HDR, et il lui faut davantage de publis. C'est pas beau, la recherche ?
Je ne suis pas vraiment d'accord avec Birhholtz, selon lequel
. En effet, cela reviendrait à privilégier les théoriciens au détriment des expérimentateurs. Ces derniers passent en effet beaucoup de temps à régler des petits détails de manip, et ils connaissent peut-être un peu moins les détails fins des processus physiques en jeu que les théoriciens. Sont-ils pour autant moins bons physiciens ?> je confirme :-)
Le probleme est plus complexe qu'une division entre construction du detecteur et analyse des donnees (by the way, on ne parle pas de theoriciens a ce niveau). Il y a la prise de donnees (comme tous, j'y ai passe des nuits), la calibration, les discussions sur les analyses, les relectures d'articles (car un article, avant d'etre envoye a une revue, est relu par des referees internes qui ne travaillent pas sur le meme sujet d'analyse), etc.
La reconnaissance de la contribution de chacun se fait principalement au niveau des conferences : avoir le droit de parler au nom du groupe est une recompense pour bons et loyaux services.
Mais je n'ai pas compris pourquoi les femmes ou les non-permanents patissent de ce systeme de co-autorat.
Unrelated to HEP:
http://science-professor.blogspot.com/2007/06/disconnect.html
cécile >
: je ne suis pas si sûr puisque selon le système actuel, ceux qui ont analysé les données figurent sur la liste des auteurs de préférence aux ingénieurs et techniciens. Mentionner deux listes rétablirait plutôt l'équilibre en faveur des seconds !blop > Merci pour le lien, intéressante anecdote.
: c'est parce que le système des co-signatures ne fonctionne pas selon une recherche de consensus total mais sous la direction du ou des responsables de l'équipe/de l'expérience. Ceux-ci peuvent facilement faire passer certains chercheurs avant d'autres, notamment sous l'influence de biais psychologiques comme le sexe ou le statut (un biais sans doute conscient dans le second cas : on va privilégier le chercheur statutaire qui est en poste depuis des années et va contribuer encore au travail par rapport à celui qui "ne fait que passer" !).Non, au CERN tout les membres d'une experience signent tous les articles. Doctorants, profs, hommes, femmes, statutaires ou non... la liste des signataires est fixee (et revisee ~ tous les ans). Et l'ordre de signature est alphabetique. Donc zero privileges.
blop > Au temps pour moi, le problème semble se poser plus pour la reconnaissance informelle (comme indiqué dans mon billet auquel tu répondais) que pour les co-signatures (comme indiqué dans mon commentaire précédent). Témoin ce témoignage d'une femme tiré de l'article :
Ou d'un chercheur non-permanent :
Je suis plutot d'accord avec les physiciens. La bibliometrie au niveau individuel n'a pas grand interet. Je connais plein de chercheurs francais emigres a l'etranger qui ont un nombre enorme de publications et qui n'ont aucune possibilite de revenir en France parce qu'on ne leur donnera pas les moyens de travailler. Inversement, un mandarin francais peut faire publier sa maitresse en la mettant sur des publications comme dans les cas decrit par Cecile, ou lui donner des moyens enormes et des etudiants et il en sortira toujours des publications. La bibliometrie n'a d'interet que lorsqu'elle s'adresse a des groupes ou des structures. C'est seulement lorsqu'il y a une pression sur les decideurs qu'ils sont forces de choisir les bons.