Comment écrire des articles scientifiques ennuyeux
10
juin
2007
Il est acquis qu'il y a un monde entre les cahiers de laboratoire, les conversations de couloir et ce que les chercheurs publient finalement dans les articles — ce que Pierre Bourdieu nommait l'"hypocrisie de la littérature formelle"[1]. Faisant ce constat au quotidien, comme le Doc' et d'autres, Kaj Sand-Jensen s'est demandé pourquoi il est difficile — voire impossible — d'écrire un article scientifique sur un autre mode que le style impersonnel et froid, et pourquoi est-ce qu'après tout, la littérature scientifique est si ennuyeuse alors que la science devrait être amusante et attirante
[2] ! Il a ainsi déterminé 10 facteurs rendant les articles ennuyeux, qui sont autant de recommandations à suivre pour être barbant :
- se disperser : rien de tel que de longs passages non motivés ou sans différence entre ce qui est important et ce qui ne l'est pas pour dissimuler les idées floues de l'auteur, là où il devrait se concentrer sur un petit nombre d'hypothèses claires ;
- être banal : publier
des expériences et observations qui ont déjà été faites cent fois avec le même résultat
, sans expliquer les conditions expérimentales et avec à peine plus d'enthousiasme, merci ! - être long : il ne faudrait jamais se laisser inspirer par des articles courts,
même quand ils sont écrits par de fameux prix Nobel et publiés dans des revues prestigieuses comme Science ou Nature
! Comme chacun sait, seuls les longs articles permettent de montrer toute la sagesse et la perspicacité dont vous être capable ; - se passer d'implications et de spéculations : si vous voulez vous assurer des années de travail, évitez de tout écrire dans votre article ; ne mentionnez pas ces spéculations gratuites et ces relations avec d'autres domaines d'étude qui risqueraient de vous mettre en concurrence avec des collègues et de rendre l'article attrayant. N'écrivez pas comme Watson et Crick :
It has not escaped our notice that the specific pairing we have postulated immediately suggests a possible copying mechanism for the genetic material.
- se passer d'illustrations, surtout quand elles sont bonnes : les illustrations font en effet plaisir au lecteur et stimulent l'imagination du poète, alors que chacun sait que la littérature scientifique ne doit pas être imaginative. De plus, pourquoi dire avec une image ce que l'on peut dire avec mille mots ?
- zapper des étapes nécessaires de son raisonnement : pourquoi faire des efforts pour bien détailler les étapes de son raisonnement afin d'être compris par tous quand, au fond, on s'adresse à une élite qui comprend très bien les allusions implicites et les passages un peu elliptiques ?
- multiplier les abréviations et termes techniques : comme les scientifiques ont sué sang et eau pour apprendre les termes techniques de leur discipline, il est juste qu'ils les utilisent à leur tour abondamment, éventuellement afin de masquer leur manque de maîtrise du sujet. C'est aussi un excellent moyen d'éviter des découvertes interdisciplinaires — nonobstant un investissement dans des traductions entre les différents jargons ;
- supprimer l'humour et le langage fleuri : la science se doit d'être sérieuse et a une réputation à défendre, donc pas question d'appeler l'espèce de méduse que vous venez d'identifier Lizzia blondina ;
- réduire la biodiversité et la nature à des données statistiques : pas la peine de faire un fromage sur ce bout de forêt qui abrite de nombreuses espèces rares puisqu'on trouve un nombre non significativement différent d'espèces rares dans la forêt voisine. Le but de tout travail en écologie est de tester statistiquement différents modèles — souvent interchangeables, ce qui ne rend l'écriture que plus ennuyeuse ;
- citer et citer encore, surtout pour des trivialités : une astuce imparable si, malgré ces conseils, votre article commence à être intéressant : citez à tour de bras, même quand c'est inutile, et plutôt deux fois qu'une ! Ainsi, le lecteur est ralenti dans sa lecture, l'information importante lui est cachée et l'article possède deux fois moins de texte Et si vous avez des doutes… citez vous vous-mêmes, peu importe si c'est à tort ou à raison !
Notes
[1] P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Raisons d'agir, 2001, p. 52
[2] K. Sand-Jensen, "How to write consistently boring scientific literature", Oikos, 116(5): 723-727, 2007 doi:10.1111/j.2007.0030-1299.15674.x
Commentaires
Je vois que tu ne donnes pas d'exemples... Tu voulais éviter de te faire des ennemis ? :<)
Et c'est paru dans Oikos... J'aime ce journal moi, encore plus qu'avant!
C'est intéressant, mais ça me paraît un peu injuste. Dans les faits, il y a beaucoup d'articles ennuyeux et formatés (et c'est bien normal), mais il y a aussi une prime aux articles sexy, même s'ils ne sont pas toujours des plus rigoureux. Par exemple, les travaux de Steve Levitt ou d'Andrew Oswald sont connus pour être sexy et connaissent un grand succès.
Le fait de reproduire des expériences ou des études avec d'autres données ou de petites variations me paraît assez peu payant en terme de nombre de citations. Pourtant, il est intéressant de tester la robustesse de résultats trouvés et ces travaux ennuyeux contribuent à faire avancer la science.
Certains articles courts ont un grand succès. Par exemple l'article de Stiglitz et et Dixit sur la concurrence monopolistique (1977 cité 2 500 fois !) fait une dizaine de pages.
Bien sûr, tout le monde n'écrit pas comme Bruno Latour, mais je ne pense pas qu'on puisse dire qu'il y ait une prime aux publications ennuyeuses.
Pas vraiment drôle et pas utile non plus. Il vaudrait mieux poser la question autrement: comment se fait-il que les articles scientifiques soient si souvent ennuyeux? Outre la réponse, un peu facile, que certains articles sont ennuyeux parce que ceux qui les écrivent sont réellement ennuyeux, il y a en fait des divergences d'appréciation manifestes entre ce que les scientifiques appellent ennuyeux. Il suffit parfois qu'un article touche de très près votre domaine pour qu'il vous paraisse beaucoup moins ennuyeux. Souvent le caractère novateur d'un article n'est pas apparent pour beaucoup de lecteurs tandis que la transposition d'une technique à un nouveau domaine de recherche, mais sans innovation, paraît être le fruit d'une imagination remarquable.
Si l'on prend l'article de Watson et Crick, pris par l'auteur comme exemple d'article attrayant, il faut quand même rappeler qu'il n'a pas suscité une vague d'enthousiasme à sa publication. Le lecteur d'articles scientifiques, comme n'importe quel lecteur de journal, aime bien avoir des informations sur les sujets qu'il a déja identifié comme importants, peut-être parce qu'il y a un effet de mode (ou effet Mathieu, comme le rappelait Enro).
Kaem > J'ai repris essentiellement les arguments de l'article, donc pas d'exemples personnels, non ;-)
Timothée > Oui, notamment parce que l'auteur parle avant tout de ce qu'il connaît, à savoir des articles en écologie. Par contre, ça a demandé sans doute une bonne dose de culot de soumettre (pour l'auteur) et d'accepter (pour le rédacteur en chef) ce papier !
PAC > Je pense aussi qu'il y a une prime aux articles sexy, ou aux articles courts. L'auteur le constate et constate aussi que c'est souvent le fait de chercheurs reconnus, son conseil est donc : jeunes chercheurs, ne vous privez pas d'en faire autant ! Par contre, je ne sais pas où tu verrais
…woody > Désolé si l'ironie ne t'a pas plu, mais acide comme elle est dans l'article original, il faut avouer que ça détonne dans le paysage des publications ! Après, je suis d'accord avec tes commentaires.
Peut-être est-ce tout simplement dû au fait qu'il n'y a aucune formation à l'écriture dans les cursus scientifiques. Ni à la prise de parole. Et ce, que ce soit pour un public spécialisé (revues scientifiques, colloques) ou pour le grand public. Pas étonnant, après, que les articles et les conférences soient ch... sauf exception, et que les chercheurs aient la réputation de professeurs Cosinus.
@ Enro : Je crois qu'il y a eu une mécompréhension. Ton article dénonce le fait que les articles scientifiques sont ennuyeux. J'ai voulu répondre que je n'étais pas d'accord et ce pour deux raisons, d'une part il y a une vraie incitation à sortir des articles sexys et d'autre part, les articles ennuyeux existent mais ont aussi leur utilité au sens où ils permettent de donner de la robustesse aux travaux brillants.
@ Cécile : tout à fait d'accord avec toi. j'aimerais bien avoir des cours pour apprendre à rédiger des articles scientifiques. A ma connaissance, seul Bruno Latour organise un atelier d'écriture mais bon, c'est surtout pour les sociologues de l'innovation.
D'accord avec Pac, je pense que l'attaque est un peu injuste. Plus subtilement je pense que si la critique porte sur la barriere entre scientifiques et citoyen, cette critique concerne plus les sciences "molles" (sociologie, etc) que les sciences "dures" (physique,...). Pour une simple raison sociologique. Si l'on suppose comme Bourdieu qu'il y a un avantage a introduire une barriere avec un jargon disciplinaire permettant de se distinguer symboliquement, alors l'avantage des sciences dures c'est que les mathematiques se suffisent a elles-memes pour introduire cette distinction. Les chercheurs n'ont donc pas a forcer les choses pour etre incomprehensibles du commun des mortels. Ce n'est pas le cas en sciences sociale lorsque le raisonnement "litteraire" est utilise. Les chercheurs ont donc un interet a exagerer la technicite de leur discours pour paraitre plus profonds. L'un des meilleurs exemple de ce phenomene est Bourdieu lui-meme bien sur qui fait ca a la caricature (tout en le denoncant!): utiliser des mots allemands, grecs, des references a des philosophes esoteriques, l'utilisation de mots savants (comme "esoterique" au lieu de dire difficile a lire), etc...
Comparons l'economie (mathematisee) et la sociologie (largement litteraire en France). Les articles sociologiques semblent plus souvent difficiles a lire, pour les raisons precedentes. A l'inverse la partie litteraire des articles d'economie est souvent limpide: pas de mot grec ou allemand, peu de mot "savants", des explications simples et intuitives. Et puis il y a la partie mathematisee ou le commun des mortels (ainsi que nombreux d'economistes non specialistes du domaine) ne comprennent plus rien. Il n'y a en effet pour l'economiste aucun interet a avoir la partie explicative et justificative incomprehensible, par contre il y a un interet a rendre la partie formalisee plus compliquee, et la il y a un biais a la technicite, mais ca n'affecte que les specialistes, pas les citoyens lambda qui auront toujours plus interet a lire un article vulgarise d'economiste qui parle leur langue que celui d'un sociologue qui comme Bourdieu dira: je ne peux pas parler la langue du commun des mortels.
@ PAC : pour apprendre à vulgariser, il y a par exemple ceci : www.cvc.u-psud.fr/spip.php?article15. Pour les articles purement scientifiques, je ne connais pas de cours. Je crois que ça s'apprend uniquement "sur le tas".
@Lionel : j'aime bien ton analyse, la comparaison sciences dures/sciences molles me semble assez juste (même si je connais peu les sciences molles).
Lionel > L'auteur se situe essentiellement dans le champ des recherches en écologie. Domaine où (mais ce n'est pas le seul) la littérature s'adresse aussi bien aux pairs qu'à un public assez hétéroclite (étudiants, journalistes, profanes etc.). De fait, sa critique me semble finalement plus valable pour les sciences dures que molles, et elle ne porte pas uniquement sur l'obstacle du jargon mais sur tout ce qui tend à faire des publications scientifiques des objets excessivement artificiels. Peut-être que, si l'on considère Bourdieu, cette barrière est en effet nécessaire mais elle n'en est pas moins pénible (sans doute plus pour les scientifiques eux-mêmes, qui ne supportent plus de lire dix fois le même type d'article qui ne leur inspire qu'un "So what ?", que pour le grand public qui a intégré l'idée que la littérature scientifique est difficile d'accès et plutôt aride…).`
Cécile > Les scientifiques apprennent à écrire sur le tas, c'est vrai. Mais en fait, ne désapprennent-ils pas plutôt ? Témoin ce témoignage tiré du même article :
Je n'en ferais pas une generalite, mais je me retrouve quand meme beaucoup dans ce temoignage que tu donnes du "Scandinavian professor". Personellement, ca me frustre beaucoup d'ecrire des articles, parce que j'ai l'impression de faire une sorte de pub delavee. Devenir impersonnel, ne pas retracer son raisonnement, ou meme plus fondamentalement ne rendre que les resultats positifs, c'est quelque chose a laquelle j'ai du mal a m'habituer. Etre original dans son style d'ecriture est reserve aux personnes soit connues, soit extremement brillantes, j'ai un peu l'impression (sans enormement de recul non plus, je dois bien l'avouer).
Mais je trouve que le phenomene est encore plus prononce dans les presentations orales. Toutes les conferences auxquelles je suis alle jusqu'a maintenant, j'ai les ai trouvees extremement chiantes: soit la personne dit quelque chose de vraiment nouveau (extremement rare), soit c'est toujours un peu la meme chose, et c'est plus ou moins cache derriere a peu pres tous les points que tu cites. C'est tres cliche, ce que je dis, mais ca reste mon impression (d'un jeune thesard, donc ca peut changer).
Je suis un peu circonspect aussi sur le fait que le phenomene soit moins prononce pour les sciences "dures". Je ne connais rien aux sciences soit disant molles, mais utiliser du jargon inutilement mathematique pour expliquer des choses simples, c'est extremement courant, mais c'est peut etre specifique a mon domaine (traitement du signal, intelligence artificielle), je sais pas.
Mon sentiment par rapport a la communication scientifique orale est que les choses compliquees restent compliquees quoiqu'on fasse. Un message repete des milliers de fois va finir par etre compris, meme s'il est un peu complique, mais ce n'est plus de l'innovation que vous transmettez.
Si vous etre tres fier d'une demonstration mathematique, il n'y a qu'une petite minorite de votre audience qui comprendra le message. Vous pourrez rendre la presentation plus agreable pour les autres, avec des couleurs ou de l'humour, le message ne passera pas pour autant, mais ca aidera a vous vendre, vous.
Il y a une réticence aux styles "personnels" car ils peuvent être plus difficile à comprendre pour ceux dont l'anglais n'est pas la langue maternelle. Typiquement, j'ai souvent plus de difficultés à lire un texte anglais vulgarisé, bourré de références culturelles anglo-saxonnes, de vocabulaire inconnu pour moi, et de tournures de phrases sophistiquées, qu'un article d'une revue scientifique. Mais je pense qu'on pourrait rester simple, tout en étant moins ennuyeux. Pas d'accord avec Anon. Dans une conférence ou un article, il y aura toujours une petite partie qui ne sera comprise que de quelques spécialistes, mais 90% devrait rester clair pour la majorité de l'auditoire. Il y a aussi des chercheurs qui se cachent derrière la démonstration mathématique pour ne pas montrer qu'ils ne maîtrisent pas tout à fait l'aspect physique. Autre cause (que je n'invente pas, je l'ai entendu) : "si ce que je dis est trop clair, ils vont croire que c'est facile". Autrement dit, on fait abscon pour frimer.
L'argument de la plus grande difficulte a comprendre ne me convainc pas vraiment, surtout pour les conferences; honnetement, j'ai pas l'impression que les americains ou les anglais se preoccupent d'etre bien compris par les non natifs. Personne ne se prive de faire des references et des bonnes blagues dans les sessions pleniaires, la ou sortir de la norme est beaucoup plus accepte. C'est clair que lorsque la conference n'est pas dans ta langue maternelle, tu ne vas pas te permettre les memes chose.
Pour anon: si seulement une minorite de l'audience peut comprendre l'interet de ta presentation, pour moi, c'est quand meme problematique. Dire que l'on peut faire passer par de la couleur, c'est un peu passer a cote de l'essentiel: on n'est pas en train de parler de faire des presentations powerpoint avec de meilleures transitions, mais bien de chercher a rendre l'essence du boulot scientifique presente comprehensible pour la majorite de son audience. Lorsque je vois une presentation en 15 minutes avec 25 slides remplis d'equations, je sais que ca ve etre nul, je prends meme pas la peine de faire attention.
David
Ben oui, le gros probleme en biologie, c'est que maintenant on a affaire a des gens qui pensent que ca va etre nul des qu'on explique l'analyse statistique. Je pense qu'un des handicaps de la biologie, c'est qu'on y a besoin de beaucoup de bras qui entament des carrieres de recherche, se retrouvent meme a des postes importants, avec responsabilite d'evaluation, mais restent des mal-comprenants.