Dans le numéro de juillet-août 2007 de La Recherche (n° 410), la rubrique "Opinion" revient à  Didier Hauglustaine pour un laïus sur le réchauffement climatique. Celui-ci brocarde Claude Allègre, accusé de vouloir discréditer un travail scientifique rigoureux, et donne l'exemple du protocole de Montréal de 1987 interdisant la production de polluants incriminés dans le trou de la couche d'ozone (CFC notamment). Ce résultat, explique-t-il, fut le fruit d'une mobilisation de la communauté scientifique [qui] permit d'établir rapidement une théorie robuste et de mettre en accusation des constituants chlorés — les chlorofluorocarbures ou CFC — rejetés par millions de tonnes par différents usages domestiques et industriels. Pourtant, à  la même époque, des voix s'élevèrent, dénonçant une imposture scientifique. Ces voix discordantes soutenaient par exemple que le trou d'ozone avait toujours existé ou qu'il avait pour origine des variations de la luminosité solaire. Vingt ans plus tard, ces interventions ont sombré dans l'oubli, et l'auteur de réclamer que l'analogie entre le trou d'ozone et le changement climatique soit poussée plus loin afin de pouvoir clamer dans vingt ans que de nouveau, le pire a été évité.

Mais l'essentiel n'est pas là . Il est dans cette remarque comme quoi l'entrée en vigueur du protocole de Montréal ne s'est pas fait sans coût. Rien qu'aux Etats-Unis, cinq mille compagnies réalisant un chiffre d'affaire de près de 30 milliards produisaient ou utilisaient les CFC. La conclusion que chacun tire est qu'un accord sur le changement climatique, malgré son énorme coût pour l'économie mondiale, est possible. Et que la science, universelle et robuste, peut dépasser les intérêts des uns et des autres pour le bien de la planète. Vision bien naïve…

Naïve parce qu'elle met la raison du côté des scientifiques, l'intérêt économique du côté de l'industrie, circulez y'a rien à  voir. Le lecteur curieux trouve une version un peu différente de cet épisode dans la thèse en sciences économiques de Stéphane de Cara (''Dimensions stratégiques des négociations internationales sur le changement climatique", Université de Paris-X, 2001) :

Dans ce cas précis [du protocole de Montréal], plusieurs éléments de nature différente ont convergé pour permettre d’aboutir à  un accord. La pression médiatique et l’urgence de l’action (néanmoins, comme dans le cas de l’effet de serre, les conclusions des études scientifiques sur la question n'étaient pas consensuelles) ont favorisé un processus de décision relativement rapide. Les sources d'émissions étaient relativement contrôlables, bien identifiées et suffisamment localisées. Enfin, des technologies alternatives et abordables étaient disponibles de sorte que l’aboutissement d’une convention restrictive n’entraînait pas un coût important pour les entreprises et était même susceptible de fournir un avantage comparatif aux firmes sises dans les pays signataires. (p. 17)

Eh oui. La vision est déjà  moins naïve et l'on découvre un "objet CFC", érigé en coupable par les scientifiques et défendu a priori par les industriels, qui se retrouve finalement arranger tout le monde. Il fait consensus, quand bien même le trou d'ozone lui-même ne le fait pas. Du coup, la résolution du problème fut facile. Selon le sociologue Daniel Sarewitz[1] (dont j'ai déjà  parlé ailleurs), ceci fait de l'histoire des CFC non pas un exemple de controverse résolue par la science mais de rétroaction positive entre des tendances scientifique, politique, diplomatique et technologique convergentes !

Car l'histoire ne s'arrête pas là  (je cite toujours la thèse de de Cara) :

Pour les deux plus gros producteurs mondiaux –tous deux américains– qu'étaient Du Pont de Nemours et Imperial Chemical Industries (ICI), l’adoption d’un Protocole maximaliste –tant du côté de la production que de la consommation– était susceptible d’asseoir leur pouvoir de marché sur ce secteur. Ces deux producteurs disposaient en effet d’une avance importante en termes de R&D sur la production des substituts aux CFC qui aurait pu leur permettre d'éliminer une concurrence devant faire face à  une réorganisation importante.

Les succès de la science ne se font pas sans l'économie. Et le chercheur, le scientifique, ne joue finalement pas tant à  "faire entendre raison" qu'à  construire des objets politiques avec d'autres acteurs, hétérogènes. Pour citer Bruno Latour[2], un scientifique n'est pas quelqu'un qui fait de la politique avec des moyens politiques ; c'est quelqu'un qui fait de la politique avec d'autres moyens.

Notes

[1] "How science makes environmental controversies worse", Environmental Science & Policy, vol. 7, 2004, p. 397

[2] Le métier de chercheur : regard d'un anthropologue, INRA éditions, 2001, p. 78