L'histoire des sciences, une arme dans la bataille du CNRS
11
juin
2008
En octobre 2007, Bertrand Monthubert, président du mouvement "Sauvons la recherche", lançait cet étrange cri d'alarme sur une liste de diffusion des historiens des sciences :
Nous souhaiterions recueillir des textes, de préférence brefs, de personnalités scientifiques ou littéraires de toutes les époques soulignant l'importance de l'autonomie des savants, et en particulier de ne pas les soumettre à une vision de leur activité exclusivement à court terme et finalisée.
Vous aurez saisi le contexte : il s'agissait d'appuyer les revendications du mouvement (contre, je cite, les multiples atteintes portées à l'autonomie de l'enseignement et la recherche dont sont porteuses la réforme des universités (LRU) et celle du CNRS
) par les sages paroles de doctes personnalités historiques. En effet, outre le terrain habituel de l'argumentation logique, les appels à l'argument d'autorité font toujours leur petit effet dans un débat !
Sur le moment, j'ai surtout perçu l'ironie de cet appel (on refuse la vision à court terme et finalisée de la recherche mais on ne se prive pas de réutiliser quelques citations hors contexte conformes à une unique lecture, à court terme et finalisée). Puis récemment, je suis tombé sur un texte d'avril 2008 signé de Denis Guthleben, du Comité pour l’histoire du CNRS. Consacré à l'histoire des Instituts nationaux au CNRS, il se réclame d'une remise en perspective, afin d’éclairer le débat que la lettre de mission de Valérie Pécresse à la présidente du CNRS a fait naître au sein de la communauté scientifique. Objectif louable. Mais on ne peut s'empêcher d'y voir une réponse du berger à la bergère…
Car à la lecture, ce texte fait bien passer la pilule de la division du CNRS en institut disciplinaires. On y apprend par exemple qu'au sein du Comité des douze sages créé en 1958 par le Général de Gaulle, le chimiste Charles Sadron proposait déjà de fédérer les grandes disciplines scientifiques présentes au CNRS (on ne parle pas encore de départements, ni de directions scientifiques puisque celles-ci ne voient le jour qu’en 1966) dans une douzaine d’instituts nationaux, devant fonctionner comme des usines de recherche
; jusqu'à ce que le Premier ministre Michel Debré s'exprime contre cette proposition. En 1966, la réforme du système de recherche prévoit la possibilité d'instituts nationaux, soutenue par deux membres du Comité des douze sages qui souhaitent regrouper les moyens de gestion (en particulier la construction des gros instruments) en astronomie et en physique nucléaire ; mieux que le CNRS, de tels instituts devraient permettre une planification des besoins de la discipline avec un affichage clair, afin que les directeurs d’organismes et le gouvernement y comprennent quelque chose
. Ainsi, l'INAG (astronomie et géophysique) voit le jour en 1967, et l'IN2P3 suit en 1971, avec un peu de retard dû à la ferme opposition du CEA, portée jusqu’au sein du conseil d’administration du CNRS par le haut-commissaire à l'énergie atomique Francis Perrin. Ces avatars de la big science des années 1960 vont ensuite évoluer, l'INAG élargissant par exemple en 1985 son champ à l'ensemble des sciences de l'Univers en devenant l'INSU. En 1975, alors que le CNRS est incité à investir dans la recherche dans les énergies alternatives, le solaire divise les partisans d'un institut national et les partisans d'un programme interdisciplinaire de recherche (PIR). Les premiers mettent en avant la solidité et la visibilité de la structure, les seconds les avantages de la souplesse. Ils vont l'emporter et le programme interdisciplinaire de recherche pour le développement de l’énergie solaire (PIRDES) ne va pas moins gérer de grands instruments comme le four solaire d’Odeillo. Formule qui sera largement exploitée ensuite, au dépens de celle des instituts nationaux : en 1985, le CNRS compte huit PIR, tandis qu’aucun autre institut national n’a vu le jour. Cette année là , justement, le ministre de la Recherche et de la technologie Hubert Curien fait un discours sur la restructuration
du CNRS et affiche sa volonté de passer à un nouveau mode d’organisation du milieu scientifique
. Le ministre ne parle pas d’une organisation en instituts mais de réseaux qui y ressemblent beaucoup :
regroupement de laboratoires autour d’une tête de réseau
, intégration des grands équipements, gestion plus autonome que celle des départements scientifiques etc. ; le directeur général du CNRS n'est pas contre mais le projet est tué dans l’œuf après les élections législatives de 1986.
Bref, une seule conclusion s'impose après ce survol historique :
La feuille de route de février 2008 s’inscrit ainsi dans le fil d’une réflexion engagée il y a exactement 50 ans et qui, depuis lors, a animé régulièrement l’histoire du CNRS.
Commentaires
Merci pour ce document très intéressant. Mais je ne suis pas certain que Guthleben ait bien saisi les enjeux politiques de la réforme engagée par Pécresse. La question est moins celle de l'organisation en institut que celle de l'organisation des instituts. Il s'agit, pour le dire clairement, de savoir qui aura le pouvoir au sein de ces instituts : le gouvernement ou les chercheurs? D'un point de vue historique, il serait donc intéressant de connaître les différentes formes d'organisation des pouvoirs envisagées pour les différentes structures proposées ces dernières décennies. Une telle étude nous renseignerait mieux sur les évolutions récentes des relations entre la science et le politique. Bien à toi, EL.
Ce qui est bizarre dans cette lutte contre de gros instituts disciplinaires, c'est qu'il y a suffisamment d'arguments dans la science d'aujourd'hui pour justement ouvrir les barrières entre les disciplines : développement de la biologie systémique, création récente de revues interdisciplinaires (y compris par de grands groupes comme Nature), nécessité d'approches globales pour les grands problèmes type réchauffement climatique ou OGM ... Mais on n'entend pas ces arguments. Et de fait, tu as raison : c'est parce que le CNRS est très cloisonné au niveau disciplinaire. Je le rappelle souvent, mais à l'interface maths/physique/biologie, en commission 44, il y a environ un poste par an au concours, alors que ce (non) domaine explose partout dans le monde. Et dans les commissions plus classiques, il est plutôt dangereux d'être à la marge : la commission A pense que vous dépendez de la commission B, et réciproquement. Du coup, les chercheurs bien en prise avec l'interdisciplinaire, qui pourraient dans le contexte présent contre-argumenter, expliquer la nécessité de mettre en contact plusieurs disciplines dans le même réseau, expliquer comment le cloisonnement disciplinaire empêche le développement de l'interdisciplinaire , ... sont à l'étranger.
Je plussoie sur TR....dans les faits, j'ai l'impression qu'il n'y a pas de chercheurs multidiscplinaires, mais des chercheurs "disciplinaires" qui coopérent à coups de projets et surtout de thésards, thésards qui du coup font les frais de ce cloisonnement des différents domaines (à essayer sans cesse de faire le lien, et de faire se "parler" les gens etc...), à la fois durant leur thèse et aussi peut-être après ("mais, au fait, votre thèse, c'était en quoi vraiment ?").. Bref, j'ai l'impressions que la multidisciplinarité, c'est beau et c'est mis en avant sur le papier, mais dans la réalité, faut pas trop vouloir jouer avec ca....
@EL " Il s'agit, pour le dire clairement, de savoir qui aura le pouvoir au sein de ces instituts : le gouvernement ou les chercheurs?" Vous avez raison: il s'agit essentiellement d'une lutte de pouvoir. Le débat sur l'utilité à court terme est un leurre, utilisé de part et d'autre, et à des fins manipulatoires. Mais d'un autre coté, vous avez tort: il ne s'agit pas d'une lutte gouvernement contre chercheurs.
Le vrai enjeu, pour le système étatique français, est la légitimation de l'action gouvernementale. Le pouvoir nomme les hiérarques de l'Université et de la Science et attend en retour un soutien pour son action. La majorité des personnes aux postes importants actuellement ont été mis en place par le gouvernement socialiste. D'autres sont en place en raison de leur appartenance syndicale. Or la réorganisation périodique (on crée des sous-structures puis on les réassocie au nom de la transversalité) est un grand classique de la bureaucratie. Ici, elle permet surtout de remplacer les têtes par d'autres qui sauront manifester leur reconnaissance.
Je suis assez d'accord avec Tom Roud. Mais quel systeme instituer si l'on veut laisser la possibiliter d'un pilotage a l'echelle nationale ? Je ne vois pas de solution. Je pense que le fantasme du pilotage de la recherche par les politiques ou par une institution centralisee, qui a peut-etre marche quand il fallait des grands programmes pour le nucleaire par exemple, doit etre abandonne. Cela ne peut pas marcher a notre epoque ou les disciplines se croisent, que la multidisciplinarite se developpe, ou le rythme s'accelere. Il me semble que les universites sont la bonne echelle pour creer des nouveaux labos ou des nouveaux axes de recherches, et que les institutions comme le CNRS peuvent etre mutees en bailleur de fonds "sur projets", a plus long terme que l'ANR.
@ Matthieu
Il ne devrait pas y avoir, sauf rares exceptions, de pilotage sur projet. Par contre il me paraît essentiel qu'il y ai un système de gestion et d'évaluation indépendant, piloté par l'état ou non, de manière à éviter la loi de la jungle actuelle, où les évaluateurs sont juges et parties.