Comme souvent en sociologie des sciences, la démarche ethnographique de Dominique Vinck part d'une observation au plus près des activités d'un laboratoire de recherche. Son "terrain" principal, qui lui a offert ses plus beaux résultats ces dernières années, est un consortium de laboratoires de recherches dans le domaine de la micro- et nano-technologie, dans la région de Grenoble. Ou plutôt, de laboratoires dans le domaine de la micro-technologie qui se sont tournés sous ses yeux vers le domaine de la nano-technologie, ce qui lui permet de témoigner de la construction du champ de la nano-technologie et de ce qu'en font ses acteurs.

Plus anecdotiquement peut-être, il a apporté quelques pierres à  la compréhension de l'équipement du chercheur. Tout part d'instruments, si cruciaux dans un domaine où les objets observés sont si infimes et nécessitent donc des machines lourdes, coûteuses, sophistiquées et opérées dans des environnements particuliers ("salles blanches" c'est-à -dire à  l'abri de toute poussière). Cet instrumentation est si importante qu'elle figure en bonne place des questions traitées lors de l'assemblée générale du département de recherche :

L'équipement est manifestement le sujet de préoccupation majeur. Il est bien plus important que les questions de budget, de sécurité, d'emploi, de productivité, de publications… L'attention des participants se réfère à  l'équipement et à  ce qui l'entoure : accès et disponibilité effective, état de fonctionnement, compétences associées, organisation mise en place et rationalisation des procédures qui médiatisent l'accès à  l'équipement, évolutions du parc en cours et à  venir. Les participants, par leurs interventions, font de l'équipement un élément central, voire déterminant.

Mais pourquoi cela ? Après tout, l'instrument n'est qu'un outil, un auxiliaire mené par des hommes, s'inscrivant dans des programmes, avec des objectifs de résultats scientifiques autrement plus importants. Or justement, les instruments entremêlent toutes ces problématiques. Et l'évolution du devenir des instruments, par exemple leur concentration dans des plateformes technologiques gérées par des ingénieurs et techniciens auxquelles les enseignants-chercheurs ont peu accès, pose la question de la raison d'être du chercheur : le chercheur, sans ses équipements, se vit comme diminué, handicapé, voire incapable de maintenir son identité de chercheur.

L'instrument, donc, n'est pas une simple machine qui fonctionnerait avec une entrée et une sortie. C'est pourquoi il est l'adjuvant qui donne au chercheur sa puissance créative : il faut le plier à  ses désirs, l'ajuster aux projets en cours. L'instrument seul est impuissant et d'ailleurs, il ne suffit jamais : il faut l'équiper pour qu'il devienne véritablement un équipement du collectif de recherche.

Ce travail d'équipement, écrit Dominique Vinck, consiste à  faire passer les instruments d'artefacts encombrants à  des équipements de l'action. Il faut les placer dans l'infrastructure immobilière, là  où ils peuvent réellement remplir leur fonction (par exemple les isoler des vibrations ou champs électromagnétiques), il faut aussi les faire rentrer dans une démarche de recherche en leur attribuant une fonction précise et il faut enfin chercher à  cerner leur fonctionnement, leurs singularités, leurs limites et leurs méthodes afin de mettre en place un processus qualité et d'ouvrir la porte à  des utilisations totalement nouvelles de l'équipement une fois le projet terminé.

L'importance de l'équipement dans ces laboratoires et tant d'autres explique l'existence d'une culture matérielle qui, ici, se caractérise par beaucoup d'enchevêtrements entre instruments et pratiques : des instruments combinent la manipulation et la visualisation tandis que des microscopes sont employés comme outils de fabrication (on pense notamment au microscope à  effet tunnel). Et étonnamment, dans cette culture, l'instrument passe presque au second plan car l'équipement des chercheurs dépend (…) autant des infrastructures lourdes que des instruments "immatériels" : bagage conceptuel, modèles théoriques, méthodologie de simulation, méthodes d'optimisation, outils de calcul.

Ce que montre ce travail, c'est en particulier que l'équipement n'est pas une base matérielle stable tandis que le social serait mouvant : tous les deux sont en perpétuelle redéfinition, l'équipement envahissant tout le social en tant que préoccupation des chercheurs tandis que ceux-ci hybrident continuellement des intérêts hétérogènes (instrumentation propre à  la recherche vs. équipements industriels de dernière génération facilitant le transfert vers l'industrie, façons de travailler imposées par un commanditaire vs. pratiques locales) au sein des instruments qui leur sont confiés.