Les chercheurs sont des humains comme les autres
9
juil.
2008
Je viens de finir ce qui est sans doute le premier mémoire universitaire sur les blogs de science, que l'on doit à Priscille Ducet (en M2 SIC "Communication rédactionnelle et multimédia" à l'université Paris-X Nanterre). Outre des remarques intéressantes sur les blogs (j'y reviendrai sans doute), il y a une phrase qui m'a fait bondir. Mais revenons au début
Ce mémoire s'ouvre sur des considérations très générales sur la vulgarisation en science, sa place, son rôle. Un peu bateau mais très utile pour resituer les blogs de science et la rupture assez forte qu'ils introduisent. La vulgarisation, donc, a toujours plus ou moins été le cadet des soucis des scientifiques. C'est l'occupation des érudits dans d'autres domaines, curieux de la science à défaut d'être scientifiques eux-mêmes et défenseurs de la notion de culture pour tous, ou bien d'anciens scientifiques ou de formation scientifique reconvertis dans les sciences de l'information et de la communication
. Ce "troisième homme", faisant oeuvre de traduction, semblait indissociable de la vulgarisation jusque dans les années 1980. Mais il n'existe pas une unique traduction valable pour tous les publics d'où plutôt l'idée d'un continuum entre les textes les plus techniques et ceux plus accessibles. Dès lors, le troisième homme disparut mais les journalistes scientifiques et les chercheurs se disputaient le titre de vulgarisateur le plus légitime, chacun à un bout de la chaîne. Les scientifiques possèdent l'inconvénient de ne toujours pas bénéficier de formations en communication voire en histoire des sciences et épistémologie, malgré de bonnes intentions affichées depuis presque 20 ans, et semblent donc laisser le beau rôle aux journalistes. Mais rendons la parole à Priscille Ducet :
Ajoutons à cela l'hostilité d'une certaine part de la communauté scientifique à vulgariser, comme on l'a vu précédemment, qui alimente le mythe du scientifique dans sa tour d'ivoire, isolé et gardant bien ses secrets, même à l'égard de ses collègues. Lorsque Bertrand Labasse écrit, toujours en 2001, que
la majorité des chargés de communication des organismes et établissements déplorent d'être trop rarement informés de travaux intéressants, et que, sept ans plus tard, je constate moi-même, à l'occasion d'un stage à la Communication à l'Ifremer, que la Direction de la Communication se trouve confrontée au même problème, on ne peut que regretter que les choses n'évoluent pas davantage.
Les chercheurs ne partagent pas assez ? C'est vrai, mais comme tout le monde ! Un petit tour dans n'importe quelle entreprise montre bien que ce n'est pas une sinécure d'avoir des employés qui partagent correctement l'information et la font remonter aux chargés de communication. Ou sinon, pourquoi certaines mettraient-elles en place des compétitions pour récompenser les meilleures initiatives de l'année tout en prenant des notes pour leur futur matériel de communication ! De ce point de vue, les chercheurs ne sont ni plus ni moins que des êtres humains
Alors, certes, on voudrait qu'ils aient une "mission de service public", qu'ils soient au-dessus de la mêlée et qu'ils fassent concrètement vivre leur vocation de passeurs. Sacrées attentes. Mais ils ne sont pas tous des Hubert Reeves et c'est vrai, il faut se bouger pour récupérer des informations intéressantes quand l'activité primaire de ces chercheurs est de chercher ! Et si la baguette ne marche pas et la carotte non plus (on attend toujours que les activités de vulgarisation soient reconnues dans l'évaluation des chercheurs comme le soulignait Jean-Marc Galand sur France inter ), il faut mettre au point des stratégies intelligentes. J'ai rencontré il y a quelques mois un ancien chargé de communication chez Cogema, à La Hague. Afin de remplir sa feuille de choux interne et de raconter de belles histoires aux journalistes (il en fallait pour compenser les mauvaises), il avait missionné dans chaque atelier un relais. Un scientifique comme les autres, avec juste un sens de la communication un peu plus fourni et un sens aiguë des bonnes histoires. A charge à lui de faire remonter les bonnes nouvelles et les accomplissements de son équipe.
Mais là où cette conversation nous emmène, c'est sur l'intérêt des blogs. Puisque le chemin en interne est trop long entre le chercheur et le communicant, pourquoi ne pas mettre directement en contact le chercheur avec l'extérieur ? Nul doute qu'il y a peu de chances qu'il devienne un nouvel Hubert Reeves mais il peut se découvrir un goût certain pour la communication, en particulier s'il bénéficie d'un retour direct de ses lecteurs. Aussi, il peut être plus excité à l'idée de partager ses recherches en cours que d'aseptiser ses résultats pour le commun des mortels. Car comme dirait Bruno Latour[1] :
n'est-il pas paradoxal de vouloir toujours intéresser le public aux faits, alors que pas un seul scientifique ne s'y intéresse ? Le scientifique s'intéresse précisément à ce qui n'est pas encore un fait. La source de son intérêt, de sa passion, c'est le tri entre ce qui sera jugé scientifiquement valable et ce qui ne le sera pas. Le ressort de l'intérêt à l'intérieur de la communauté scientifique n'est donc pas celui qu'on utilise à l'extérieur de cette communauté pour diffuser la science. Il y a là matière à réflexion !
Alors non, je ne suis pas d'accord avec la conclusion de ce mémoire selon lequel tant que les activités de vulgarisation scientifique ne seront pas prises en compte dans l'évaluation du chercheur, même l'outil le plus simple et le plus efficace du monde ne pourra véritablement bouleverser les relations actuelles entre le Science et le Grand Public
. Quelques principes de base de knowledge management (mettre en place des outils simples qui s'effacent à l'usage, faire en sorte que les personnes voient immédiatement l'effet de leur action, déléguer les responsabilités et mettre le créateur d'information au centre du système) peuvent concrètement améliorer la communication de la science pour notre bien à tout.
Notes
[1] Bruno Latour, Le Métier de chercheur, regard d'un anthropologue, INRA éditions, coll. "Sciences en questions", 2001
Commentaires
Je pense que l'auteur a raison : sans incentives, ça ne fonctionnera pas. La situation actuelle existe pour une raison. Il suffit de peu - faire rentrer la valorisation dans les dossiers d'avancement CNRS, créer une obligation de valorisation dans les critères de publiants AERES - mais il le faut quand même : l'éthique a ses limites !
je croyais trouver le document dans le lien, mais c'est une page institutionnelle. On peut l'avoir? Moi j'ajouterais volontiers 2 choses : c'est tellement dur, la science, qu'on a rarement l'énergie de faire la vulgarisation en plus. Mais a contrario, la vulgarisation a un intérêt : ça permet de clarifier sa pensée, et de prendre de la hauteur.
@Fr. Je ne pense pas qu'une incitation à la vulgarisation soit une solution. Pour vulgariser il faut un canal de communication et du professionalisme. Un bon scientifique n'est pas forcément un bon communicateur. C'est à l'institution d'organiser les choses: créer le canal, désigner des communicateurs, faire valider le discours des communicateurs par les scientifiques. Tout cela est incompatible avec l'organisation hiérarchique française.
Fr. > Des incentives pour vulgariser, il en faudra (car il y a en effet de grosses différences entre les chercheurs et les employés d'une entreprise, sachant que le chercheur publie déjà une première fois et que la vulgarisation peut être vue comme une redondance, alors que l'employé ne publie quasi jamais). Mais ce que je dis c'est que le système peut aussi être mis sur les bons rails si l'on utilise de bons outils et de bonnes stratégies, type knowledge management, qui diminuent le coût du partage à défaut d'augmenter considérablement son bénéfice direct !
vf > Priscille m'a autorisé à publier son mémoire en ligne, le voici donc !
Je n'ai pas encore eu le temps de lire le mémoire de Priscille, mais j'ai tout de même une reflexion à la lecture de ton article. D'un point de vue global, il me semble que la vulgarisation ne peut être efficace, quelle que soit la personne qui en est chargée, que s'il y a eu une éducation en amont. Et aujourd'hui, l'éducation aux "principes de bases" de la science est restreinte à quelques catégories. J'ai vraiment peur que sans éducation à ces bases, toute tentative de diffuser la science -et la recherche en particulier- ne soit vaine. J.
Enro > Des rails certainement, mais la machine motrice, cela reste les incentives :) Mon argument
est : le meilleur système de vulgarisation ne fonctionnera pas sans que l'on interdise de free riding, il faut donc individualiser la participation en notant la vulgarisation dans les dossiers d'avancement.Fr > Mais la plupart des chercheurs sont tout aussi sensibles à l'image qu'ils ont dans le grand public qu'au sein de leur administration. L'ego est un incentive très puissant. De plus, il n'y a pas vraiment de dossier d'avancement puisque tout passe par concours sur poste donc la réputation joue bien plus qu'une note dans un dossier. Et certains blogueurs peuvent, de ce point de vue, atteindre un certain statut...
Blop >
Non, il s'agit d'épiphénomènes.
P1. La majeure partie des chercheurs vivent dans un isolement quasi-total du monde les environnant, et de l'opinion publique en particulier. En revanche ils connaissent très bien leur hiérarchie et se soucient d'être dans les petits papiers du directeur de labo, du conseil d'administration de la fac, etc.
P2. L'ego est un incentive faible dans la mesure où beaucoup de chercheurs sont conscients de certains attributs qu'ils portent et qui leur sont défavorables, comme l'ennui : beaucoup de gens effectuent des recherches très chiantes pour le commun des mortels, et s'en accommodent très bien. Le salaire est un incentive fort. Un incentive intermédiaire est la reconnaissance de l'autorité (l'HDR par exemple).
Je numérote P1 et P2 car ce sont des propositions testables. Je les ai observées autour de moi, mais mon expérience ne vaut pas beaucoup plus que cela.
Dernier détail, au CNRS tout se joue par dossier d'avancement (CR2 vers CR1, DR2 vers DR1). De même le passage MCF vers PR est déterminé par la hiérarchie et la négociation interne.
Fr > P1 : tous les chercheurs que je connais ont des amis et de la famille. Ils n'ont pas toujours envie de raconter le detail de leurs recherches (parce qu'ils ne savent pas comment le faire facilement) mais ils sont fiers de dire qu'ils sont "chercheur", la profession la plus appreciee par le grand public. On peut meme s'en servir pour draguer http://www.phdcomics.com/comics/archive.php?comicid=941
P2 : le salaire ? En France ? Mouhahahahahahahahahahahaha !
Fr. et blop > Je ne sais pas si j'ai été bien lu donc laissez-moi revenir deux minutes sur l'argument de mon billet, si vous voulez bien ;-) Je réagissais à ce constat que même en interne, les chercheurs ne font pas remonter l'information intéressante à leurs chargés de communication. C'est un comportement humain, et l'exigence de vulgarisation ou la redéfinition des missions du chercheur n'a rien à voir avec cela. Dès lors, des stratégies intelligentes copiées sur le secteur privé devraient permettre aux instituts de recherche de pallier à ce manque, en particulier en piochant du côté des outils de knowledge management ou en mettant en place des archives institutionnelles etc. Après, j'osais avancer que si l'on peut faire participer les chercheurs à la diffusion de contenu en interne, on ne doit pas être très loin de les faire participer en externe. Je ne mettrais pas ma main à couper pour cette dernière étape mais probablement que ça vaudrait le coup d'essayer, sans besoin d'une incentive quelconque si ce n'est la satisfaction du devoir accompli. Apparemment, c'est surtout ce dernier point qui déchaîne les commentaires, j'ose donc penser que tout le monde est d'accord sur le premier !
Bon d'accord, d'accord... :-)
Mais je me permets quand meme de faire remarquer que j'avais raison !
Bonjour. Je ne connais pas grand chose sur le sujet, mais je suis tombé au hasard d'une recherche sur google sur la thèse de Baudouin Jurdant, les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique. Il y a une partie sur le statut social. Si le style n'est pas très agréable (je ne sais pas si vous l'avez lu !) il y a quelques éléments intéressants pour faire avancer le schmilblick.
Ah et euh... quelle est la différence entre incentive et incitation ??
Je viens de me rendre compte que la thèse de Jurdant datait de 35 ans et qu'il était cité plusieurs fois sur ce blog. Je ne le découvre qu'aujourd'hui. Pardonnez mon inculture.
Pierre > Pas de problèmes, la thèse de B. Jurdant est affectivement une référence mais bien que j'ai vu le monsieur en séminaire, je ne l'ai pas (encore) lue peut-être pour cet été ?