Science en train de se faire ou science inachevée ?
21
fév.
2009
Lorsque j'ai publié en mai un embryon d'article s'interrogeant sur comment montrer la science en train de se faire, j'avais une idée très claire mais finalement lacunaire de cette problématique. Heureusement, Matteo Merzagora déposa un commentaire avec des suggestions de lecture concernant la muséologie. Comme je le racontais dans ma présentation à la soirée "Science 2.0", j'ai suivi ces recommandations, j'ai pu amender l'article en conséquence ainsi qu'à la lumière des discussions avec les autres commentateurs, et le soumettre à la revue Alliage.
Une nuance qui m'avait ainsi échappée et dont j'ai pu prendre connaissance dans ces références concerne la notion de science en train de se faire. En effet, la muséologie l'a abordée d'une autre façon que la sociologie des sciences et s'est demandée ce qu'on cherchait à montrer par là exactement. S'agit-il de mettre l'accent sur les moyens par lesquels des conclusions scientifiques ont été obtenues plutôt que sur le contenu de ces conclusions ou bien s'agit-il de raconter la science chaude, sur laquelle les chercheurs n'ont pas fini de statuer et qui éveille un intérêt légitime au sein du grand public ? Dans le premier cas, John Durant[1] parle de science en train de se faire (science in the making) et dans le second de science inachevée (unfinished science).
Ainsi, quand EL mentionne le téléfilm de la BBC Life Story retraçant la découverte de la structure de l'ADN, lequel met parfaitement à jour les incertitudes de cette science en train de se faire
malgré que l'on en connaisse le dénouement, c'est bien à la science en train de se faire qu'il pense. Quand Jean-Marc Lévy-Leblond[2] explique qu'à l'opposé de toutes les images d'Epinal, qui montrent la recherche scientifique comme un archétype de travail méthodique, conquête systématique et contrôlée de l'inconnu, c'est l'errance et la contingence qui y sont la règle
, c'est aussi de la science en train se de se faire qu'il parle.
Par contre, quand l'exposition "Passive smoking" présentée de janvier à mars 1993 au London Science Museum propose force description de la controverse scientifique autour du tabagisme passif, du poids des lobbies, de l'enjeux économique ainsi que des publications scientifiques existantes (toutes disponibles pour les visiteurs à la bibliothèque du musée), elle montre une science encore inachevée.
Cette seconde approche a l'avantage d'échapper au piège de l'histoire jugée au regard des connaissances d'aujourd'hui, laquelle aide rarement à comprendre, à saisir les difficultés et les jugements qui président au travail scientifique, à donner sens aux choix de la science au moment où elle est en train de se faire
[3]. A la place, elle propose une incertitude radicale qui force l'attention des gens sur les processus de production des connaissances scientifiques
et met les chercheurs et les citoyens sur un même pied d'égalité face à l'incertitude, pour ne leur laisser d'autre choix que d'explorer les divers points de vue offerts et ensuite de se faire un avis sur la question du mieux possible
[4]. Et comme elle aborde souvent des problématiques pertinentes par rapport à l'actualité, elle contribue à l'appropriation ou la critique citoyenne de ses retombées futures.
Voici comment, à la suite d'une excursion au sein d'une discipline peu familière, on peut appréhender une distinction utile et souvent occultée — laquelle devrait resservir encore souvent !
Notes
[1] John Durant (2004), "The challenge and the opportunity of presenting "unfinished science"", in David Chittenden, Graham Farmelo et Bruce V. Lewenstein (dir.), Creating Connections: Museums and the Public Understanding of Current Research, Walnut Creek : Altamira Press, pp. 4760
[2] Jean-Marc Lévy-Leblond (2003) [2000], "Le chercheur, le crack et le cancre", in Jean-Marc Lévy-Leblond, Impasciences, Paris : Le Seuil, pp. 2324
[3] Dominique Pestre (2006), Introduction aux Science studies, Paris : La Découverte, coll. "Repères", p. 40
[4] John Durant (2004), "The challenge and the opportunity of presenting "unfinished science"", in David Chittenden, Graham Farmelo et Bruce V. Lewenstein (dir.), Creating Connections: Museums and the Public Understanding of Current Research, Walnut Creek : Altamira Press, pp. 4760
Commentaires
Merci Enro pour ces réflexions très utiles! Je crois qu'il s'agit d'un sujet qui nécessite d'être exploré en profondeur. Dans la pratique de la vulgarisation, on à tendance à mélanger tout. Et en conséquence on applique les même critères à des pratiques qui pourrait en effet ne pas être compatible. En d'autre mot, peut être (pas des certitudes la dessus) que parler au public de la science achevé, inachevé ou en train de se faire nécessite un approche qui est radicalement différent dans les trois cas, impliquant des réflexions et des professionalitées qui ne sont pas les mêmes... Merci!
pour peut-être élargir le point de vue : le Collège de France
il ne s'agit pas là de montrer la science en train de se faire mais d'enseigner la recherche en train de se faire...
je ne suis pas scientifique, encore moins épistémologue, juste intrigué par le titre du billet dans un aggrégateur.
bonne continuation,
julien
Uju > Merci pour cette idée qui rejoint ce qu'écrivait Monique Sicard lors des XVe Journées internationales sur la communication, l'éducation et la culture scientifiques et techniques (Chamonix, 26-28 janvier 1993) :