Montrer la science en train de se faire, nous plonger dans une recherche en cours, certes, mais pour quoi faire ? Dans mes billets précédents, je suis peut-être passé un peu rapidement sur cette question en esquissant trois fonctions principales. Approfondissons-les maintenant.

Dévoiler le fonctionnement collectif de la science, cela permet de comprendre comment des connaissances se construisent et ce qu'une connaissance scientifique possède de plus (ou de moins) qu'une autre. Mais cela permet aussi d'équiper le citoyen avec les outils qui lui permettront de décrypter le fonctionnement du GIEC, l'expertise sur les OGM ou la main mise des labos pharmaceutiques sur certains pans de la littérature scientifique. D'ordinaire, quand on veut améliorer l'alphabétisation scientifique et technique ("science literacy") du grand public, c'est soit en lui inculquant plus de connaissances brutes, soit en lui enseignant les bases de la "méthode scientifique" (OHERIC : observations, hypothèses, expérience…). Or cette approche a des lacunes (dont on avait déjà discuté), qui peuvent être comblés de cette façon. Le principe, c'est de passer du "public understanding of science" au "public understanding of research" pour donner au citoyen une "méta-compréhension" des mécanismes et le rendre capable de se débrouiller dans n'importe quelle situation[1].

Révéler le fonctionnement intime de la recherche permet d'humaniser la figure du chercheur vis-à-vis du grand public. Le risque en faisant cela, c'est de trop le singulariser, d'en faire un esprit à part. Pour l'éviter, on peut mettre le lecteur ou le spectateur dans la peau du chercheur, par exemple dans le cadre d'un jeu de rôle (une piste sur laquelle je me penche actuellement) — abolissant quelque peu les barrières qui peuvent se créer, à défaut de prouver que n'importe qui peut se réincarner en chercheur. Dans le même ordre d'idée, cela permet de couper court aux fantasmes sur le métier de chercheur et d'éviter cette douloureuse phase où le doctorant, se lançant dans une carrière scientifique, réalise qu'à l'opposé de toutes les images d'Épinal, qui montrent la recherche scientifique comme un archétype de travail méthodique, conquête systématique et contrôlée de l'inconnu, c'est l'errance et la contingence qui y sont la règle[2]. Et de montrer que dans le cerveau du chercheur, c'est souvent la science de nuit qui domine.

Partager une vision singulière du monde, celle du chercheur. Ce programme est ambitieux, et pour tout dire assez flou. Mais il va de soi que le métier de chercheur n'est pas celui de guichetier ou de plombier. En tentant de faire bouger la frontière entre ce qu'on connaît et un peu d'inconnu (comme l'explique Stéphane Douady dans le film "Cherche toujours"), le chercheur possède une part d'ombre, de doute, et verse d'un côté que peu de gens ont l'occasion de côtoyer. Parce qu'il maîtrise un sujet sur le bout des doigts, il s'abstrait malgré lui de l'expérience quotidienne de la nature et voit avec d'autres yeux le monde qui nous entoure. En état permanent d'éveil et de curiosité par rapport à ce monde, il laisse parler l'imaginaire qu'il a en lui (comme l'explique Manuel Théry dans le film "La vie après la mort d'Henrietta Lacks"). En ce sens, le chercheur est très proche de l'artiste, dont la vision du monde est également singulière. Mais le chercheur a une responsabilité supplémentaire, celle de nous faire entrer dans le monde qu'il participe à construire et de nous en révéler la trame.

Dans les prochains billets, nous verrons quelques exemples représentatifs de ces deux dernières approches, qui sont les plus nouvelles pour moi.

Notes

[1] Steven Shapin (1992), "Why the public ought to understand science-in-the-making", Public Understanding of Science, 1(1): 27-30.

[2] Jean-Marc Lévy-Leblond (2003), "Le chercheur, le crack et le cancre", in Impasciences, Paris : Le Seuil, pp. 23–24.