Un récent sondage Eurobaromètre donne la température des Européens dans leur perception de l'environnement. On trouve notamment le graphique ci-dessous (p. 65), représentant l'inquiétude vis-à -vis de divers problèmes scientifiques et environnementaux en fonction de l'information disponible sur le sujet.

Que voit-on ? Que les problèmes les plus inquiétants sont ceux pour lesquels les Européens manquent d'information (changement climatique, pollution de l'eau, impact de la chimie), et les moins inquiétants ceux pour lesquels l'information est la plus disponible (pollution sonore, problèmes urbains, habitudes de consommation). De là , on peut affirmer un peu hâtivement que c'est l'ignorance qui entraîne la peur. Et qu'il faut informer à  tout prix, selon le modèle de l'instruction publique.

Mais en est-on si sûr ? D'abord, la notion de manque d'information n'est pas très claire. Elle peut correspondre aussi bien à  un désir d'être plus informé (et donc à  un aveu d'ignorance) qu'à  une sensation d'être privé de débat, d'être tenu en dehors du jeu. Cette sensation-là  ne serait-elle pas suffisante pour inquiéter le public ? On peut aussi imaginer un renversement de la causalité : ce n'est pas parce que je manque d'information sur le changement climatique que je m'en inquiète mais parce que je m'en inquiète que je m'aperçois d'un manque d'information patent. Surtout, d'autres paramètres rentrent en ligne de compte. Sinon, comment expliquer que le changement climatique nous inquiète plus que les OGM à  propos desquels on dispose de moins d'information ?

On peut donc tenter une autre interprétation, qui ne cherche pas à  mettre le doigt sur le décalage quantitatif entre le profane (ignorant et inquiet) et l'expert (informé et confiant) mais à  évaluer l'écart qualitatif qui les sépare. Considérant ainsi qu'au lieu d'opposer la rationalité des experts à  l'irrationalité du public, il convient de mieux comprendre comment les uns et les autres construisent les risques[1]. C'est de cette rationalité différente que je parlais à  Ryuujin.

On doit à  l'étude séminale de Slovic citée par Joly et Kreziak une analyse statistique de la perception propre des risques par le grand public, la décomposant en trois facteurs :

  • le caractère volontaire ou involontaire de l'exposition au risque : un risque est d'autant mieux accepté qu'il est possible de s'y exposer volontairement et donc de s'y soustraire ;
  • le caractère "inconnu" des risques : les dangers qui sont inobservables, inconnus, nouveaux et dont les effets sont reportés à  long terme seront moins acceptables ;
  • le nombre de personnes concernées par le risque : un danger est plus accepté quand il est limité à  des groupes spécifiques de la population, y compris par résignation au sein de ladite population (exemple de la cigarette).

D'autres travaux ont éclairé plus profondément cette rationalité :

  1. elle se base sur la confiance dans la politique et dans les procédures démocratiques plus que dans les méthodes scientifiques et expérimentales ;
  2. elle fait référence aux coutumes et aux traditions plus qu'à  l'autorité scientifique ;
  3. elle convoque une expertise large qui inclut des analogies et des précédents historiques plus qu'une expertise étroite et réductionniste ;
  4. elle personnalise les risques au lieu de les dépersonnaliser ;
  5. elle donne de l'importance aux savoirs locaux plus qu'aux savoirs universels ;
  6. elle prend également en compte des risques non anticipés et/ou difficilement instrumentalisables.

Selon cette perception constructiviste, les risques sont incommensurables : on ne peut pas comparer différents types de risques sous le seul angle de leur occurrence et de leur dangerosité. Tant pis pour la rationalité économique du calcul des coûts que regrette Jean de Kervasdoué dans son livre Les prêcheurs de l'apocalypse, quand il écrit que le nucléaire a tué nettement moins que les mines de charbon ou que la production naturelle de radiations est parfois bien plus importante que ces seuils [critiques de radioactivité déterminés dans les normes sanitaires], sans que personne ne s'en inquiète jamais[2]. La production d'énergie nucléaire ne se met pas sur le même plan que l'extraction du charbon ou la radioactivité naturelle, ne serait-ce que parce que le nucléaire induit un risque difficilement mesurable (en cas de catastrophe, j'entends), global et impalpable (d'où le sentiment de vivre dans la société du risque décrite par Ulrich Beck). Ou parce que l'industrie du nucléaire a son caractère propre, comme l'obligation de recourir à  un personnel technique en permanent turnover à  cause de l'exposition aux rayonnements ou la production de déchets problématiques.

Avec cette grille de lecture, le graphique ci-dessus prend tout son sens : les problèmes qui nous inquiètent le plus sont les dangers environnementaux globaux comme la pollution de l'air, de l'eau ou le changement climatique, auxquels nous sommes tous exposés. Puis viennent en orange des questions plus techniques comme les produits chimiques utilisés dans les produits de tous les jours et l'utilisation des OGM dans l'agriculture, pour lesquelles le citoyen est obligé de s'en remettre aux autorités scientifiques malgré ses réticences des points 1 et 2. On trouve en jaune des problèmes identifiés depuis des décennies tels l'épuisement des ressources naturelles, la pollution due à  l'agriculture, la perte de biodiversité, les catastrophes naturelles et l’augmentation du volume des déchets. Touchant beaucoup moins à  la santé, on peut plus difficilement les personnaliser et donc se sentir concerné (point 4). Enfin viennent les points bleus, les questions les moins préoccupantes, des problèmes urbains à  l’impact des modes de transport actuels en passant par nos habitudes de consommation et la pollution sonore. Il s'agit de problèmes liés à  nos propres comportements et donc beaucoup moins redoutés que ceux auxquels nous sommes exposés passivement, parfois à  notre insu.

N'en déplaise à  certains, voici la situation aujourd'hui. Cela ne veut pas dire pour autant que l'idée de progrès a disparu ou que la nature est devenue l'unique valeur de référence, simplement que les conceptions évoluent et se complexifient. La société s'efforce de penser en de plus en plus de dimensions, rompant avec la rationalité économique ou de l'ingénieur pour intégrer un ensemble de variables non arithmétiques, pondérées par la subjectivité du collectif (ses attentes, ses valeurs etc.). Aussi, les questions liées aux défaillances techniques éventuelles ainsi que celles de la fiabilité de l'expertise (compétence, ouverture, indépendance…) sont centrales. Et, presque paradoxalement, les modes de raisonnement globaux des profanes sont plus proches de la notion de risque réel que ceux des experts scientifiques qui ont une vision partielle et théorique du risque.

Notes

[1] P.-B. Joly et D. Kreziak, "Les experts et les profanes face à  l'évaluation des OGM : un conflit de rationalité", Colloque Confiance et rationalité, Dijon, 5-6 mai 1999, Editions Inra, 2001, pp. 133-151. C'est l'article qui m'a aidé pour ce billet et que je cite à  plusieurs reprises ; il m'avait bien éclairé quand j'ai entrepris des études de sociologie des sciences.

[2] Je cite la note de lecture des éconoclastes.