Bruno Latour, amateur et critique de sciences
26
mai
2007
Je l'avais promise, la voici : la critique des Chroniques d'un amateur de sciences de Bruno Latour (Presses des Mines de Paris, 2006). Ce livre est un recueil de nombreuses chroniques écrites entre 1997 et 2001 pour le magazine La Recherche. Les sujets sont variés et Latour commente tour à tour des livres nouvellement parus, des débats d'actualité, des faits divers d'où il tire de profondes réflexions (comme l'affaire de l'homme de Kennewick ou celle de la cause de la mort de Ramsès II) et des points conceptuels sur la sociologie des sciences.
C'est ainsi que l'on apprend comment on peut "rater une découverte", comment l'article fondamental d'Alan Turing n'a rien perdu de son caractère iconoclaste, comment la Suisse se livra à une expérience grandeur nature de démocratie scientifique lors de la "votation" sur le moratoire sur les OGM, comment la "réaction brune" vient contrer les mouvements "verts" ou comment des académiciens qui discutent de l'action des vers de terre livrent en fait une vraie bataille de "politique des sols". Latour convoque un sacré Barnum pour nous parler des sciences, de ceux qui la font et des sujets récalcitrants
qu'ils étudient : spécialistes du prion, éleveurs de la Creuse, amérindiens du Canada, fonctionnaires chargés de l'Europe, cadre institutionnel et juridique de la Navy, pénicilline qui peut-être aussi bien un "désherbant" bactérien qu'un agent thérapeutique. Et Latour, tout à son aise, cite aussi bien les Annales des ponts et chaussées que les Archives de philosophie du droit, Ecologie politique ou… Paris match !
Bref c'est un peu comme si Latour tenait un blog. Alors forcément, on est frustré qu'il n'en tienne pas réellement un et que tout s'arrête ainsi, à la fin 2001… Mais il reste ce livre, excellente introduction aux concepts et style de Latour pour le grand public. Moins cher encore, plus destiné aux chercheurs et scientifiques, le petit volume paru chez Inra éditions (Le métier de chercheur : regard d'un anthropologue, 2001) est également recommandable.
Commentaires
Actually, le bouquin INRA est ma publi préférée de Latour.
Les deux pages sur Ramsès sont marrantes. C'est toujours amusant de voir BL écrire dans La Recherche, vu comme il descend en flèche les chroniques de ce même mag dans une footnote de Science in Action (en parlant de l'histoire whig, vers la p.230 je crois).
Fr. > J'ai pas retrouvé la note de bas de page dans La Science en action... Est-ce que tu parles de la version française ou anglaise ?
A propos de Latour, j'ai commencé à lire La vie de laboratoire... C'est incroyablement réaliste ! C'est tellement vrai que ça me déprime de le lire et que j'ai beaucoup de mal à avancer : j'ai l'impression d'être au labo avec tous ses aspects "chiants" (publish or perish, pression sur la production de papiers, considérations de carrière) sans les aspects enthousiasmants (science).
Tom > Marrant, je ne l'avais jamais vu ainsi En tous cas, Latour te dirait justement que ce ne sont pas les aspects "chiants" du tout mais les plus stratégiques, ceux qui demandent le plus d'aptitudes et te permettent ensuite réellement de "faire joujou" à la paillasse ou devant l'ordi !
Tom > J'ai retrouvé le passage de Bruno Latour auquel ta réaction me faisait penser (dans Le métier de chercheur : regard d'un anthropologue, pp. 75-76) :
Ce à quoi Latour répond qu'il est persuadé qu'il ne s'agit pas là d'une compromission à l'idéal moral du scientifique mais qu'il ignore si l'on peut, dans ces conditions,
.C'est amusant, car autant je n'aime pas trop écrire des articles, autant j'aime bien écrire des billets sur mon blog. Pourtant, quand on y pense, l'exercice n'est pas fondamentalement différent, excepté le fait notable que je ne parle jamais de mon propre travail sur mon blog. Peut-être cette idée de la "compromission" dans l'écriture d'article n'est-elle que le cache-sexe d'un manque de confiance en soi, d'une peur devant le fait d'être évalué, disséqué, jugé et condamné par ses pairs : la publication est ainsi passée du simple outil de communication de la découverte scientifique à un véritable outil d'évaluation. Cette peur m'habitait au début sur mon blog, mais a disparu depuis car j'ai un sentiment d'"entre-soi" (ce qui peut m'amener d'ailleurs à être parfois excessif ou caricatural comme l'a souligné Matthieu sur mon dernier billet); par ailleurs, le blog est naturellement évolutif et on peut toujours amender ses écrits. Mais amender ses articles scientifiques, c'est à ma connaissance du jamais vu !
tom > "Peut-être cette idée de la "compromission" dans l'écriture d'article n'est-elle que le cache-sexe d'un manque de confiance en soi, d'une peur devant le fait d'être évalué, disséqué, jugé et condamné par ses pairs". Mille fois d'accord.
D'autant plus qu'ecrire oblige a prendre du recul sur ses recherches. Et si l'on est un tant soit peu scientifique, c-a-d critique, on voit immediatement tous les defauts, les limitations, les approximations de cette recherche dont on etait si fier la veille.
Et pour cela la sociologie des sciences est un bon antidote. Oui, c'est comme cela que la science fonctionne, progresse. Oui, je fais des approximations, mais c'est le sort de tout un chacun. Oui, je ne suis pas parfait, mais mes idoles non plus.