L'écriture scientifique de Pierre-Gilles de Gennes
23
mai
2007
L'immense chercheur et prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes nous a quittés le 18 mai dernier. Après la biographie toute officielle que vous pouvez lire sur Le Monde et les quelques souvenirs personnels partagés par Tom Roud et Matthieu, je voudrais m'attarder sur un aspect moins connu de de Gennes : son écriture. Celle-ci a été longuement étudiée par Anouk Barberousse[1], travail qui a été le prétexte à une table-ronde à l'ENS en 2003 avec Etienne Guyon et de Gennes lui-même (de la 16e à la 30e minute). Guyon souligne la qualité dans l'expression, dans la calligraphie, dans le soin du mot juste (surtout les néologismes) de son ancien professeur. Il souligne aussi l'usage particulier des tableaux noirs que P.-G. de Gennes, très grand, remplissait entièrement bien qu'ils occupent des murs entiers dans son bureau — se refusant à utiliser des projecteurs et des transparents préparés à l'avance, même dans ses plus récentes conférences.
Une des hypothèses de départ de ce travail est que dans le domaine étudié, celui des films de polymères, comme tout au long de sa carrière, de Gennes publie surtout des articles courts destinés à être examinés et publiés dans les délais les plus brefs
. Ce qui correspond à son habitude de lancer des propositions nouvelles assez peu détaillées, rapidement mises en forme (format de publication dit Rapid Notes ou Letters), dont il attend que ses pairs les développent théoriquement et les testent expérimentalement. Tiraillé ainsi entre la faconde de celui qui introduit de nouveaux concepts et la concision, entre l'implicite et l'explicite, de Gennes a dû développer un style qui lui est propre.
Quel est ce style ? De Gennes ne cite que les travaux qui se rattachent précisément à la théorie qu'il élabore, et occulte sans pitié les résultats expérimentaux qui ne lui paraissent pas fiables. Dès l'introduction, il souligne les avantages de son modèle par rapport aux modèles existants — et en souligne les lacunes en conclusion. Dans le développement, il utilise toutes les ressources du langage pour paraître limpide, en français comme en anglais (ses concepts de "reptation", "brosse" ont fait florès, d'autres émergent comme "régime sandwich" ou "peau"). Des résultats intermédiaires sont passés sous silence[2]. Les figures, notamment celle ci-dessous, sont au centre de l'article et du texte ; le sens de certains symboles utilisés ne peut même être saisi qu'au prix d'un traitement complexe de la figure et de son rapport avec le texte
. Et avec les multiples renvois, rien ne coule de source dans le développement ! Dans la conclusion, il fait appel non seulement aux connaissances partagées avec ses pairs mais aussi aux jugements et évaluations implicites des théories en jeu.
Quel cheminement lui permet d'y parvenir ? Dans le cas présent, de Gennes réagissait à un poster présenté lors d'un colloque en septembre 1999. Ce poster présente un résultat qualifié de surprenant : une discontinuité. De Gennes y voit un sacré mystère de la nature
qu'il s'attache à résoudre. Dès la fin du mois, il fait circuler un premier brouillon de son modèle, et demande aux auteurs du poster de réagir :
When you read the note, you may well conclude that it is nonsense: then drop it. If not, would you be interested in making the comparison? We could then publish together an augmented version.
Résultat : deux articles publiés en 2000 dans The European Physical Journal E et les Comptes-rendus de l'Académie des sciences de Paris, de respectivement 3 et 8 pages (c'est peu !). Pourquoi pas dans des revues plus prestigieuses ? Parce que celles-ci son souvent américaines et que de Gennes souhaite contribuer à l'excellence des revues européennes dans ce domaine
, ce qu'un jeune chercheur peut moins facilement se permettre !
Dans ce même numéro de la revue Genesis, un commentaire d'Etienne Guyon revient sur l'importance des images chez Pierre-Gilles de Gennes : prompt à faire des schémas et des figures, il passe aussi son temps libre à peindre. Et ses sujets d'étude se prêtent tous à des visualisations directes, de taille macroscopique (la turbulence, les milieux granulaires, les systèmes moléculaires organisés comme les cristaux liquides etc.) !
Notes
[1] Anouk Barberousse, "Dessiner, calculer, transmettre : écriture et création scientifique chez Pierre-Gilles de Gennes", Genesis, n° 20, 2003, pp. 145-162 (preprint).
[2] Il peut ainsi exceller dans son aptitude, au dire de ses collaborateurs, à saisir l'essentiel d'un phénomène et à en isoler les effets importants
.
Commentaires
J'ai laissé un commentaire chez Tom Roud mais okazou ça serait passé à la trappe je redonne l'info ici : il y a une émission spéciale qui lui est consacrée sur France Culture.
Excellent billet. Une question : qu'est devenue l'hypothèse analysée par P. G. De Gennes dont tu parles ici?
Je ne peux te répondre sur la théorie de la transition vitreuse des films polymères. Mais d'après le World of Knowledge, les deux articles en question ont été cités 138 fois depuis 2000. Parmi ceux qui les citent et sont eux-mêmes les plus cités (donc ont été le plus remarqués après avoir construit sur le modèle de de Gennes), on compte :
Le contrat semble donc rempli !
Bonjour puis-je reprendre cet articje sur mon blog ? Le complot des papillons ? J'essaie d'y regrouper des contributions concernante P-G de Gennes, en hommage, dans l'idée de créer un site ou de publier, à terme. Si vous pouvez faire passer le mot... Merci à vous. " Le complot des papillons" http://lanoy.com
Patrice Lanoy > Oui, avec plaisir, d'autant que je découvre votre blog avec un grand bonheur ! A condition que la licence soit respectée, c'est-à -dire en indiquant bien l'auteur original et la source... Bravo pour ce travail de compilation en tous cas (et puis vous pouvez demander également à Tom et Matthieu...).
J'en dirai autant du votre, de blog, cher ami Merci encore... PL