Des nouvelles de la discipline
14
sept.
2008
Quelle est l'actualité de la sociologie des sciences ? En août, à Rotterdam, se tenait le congrès annuel 4S-EASST (Society for the Social Studies of Science et European Association for the Study of Science and Technology). Le programme est habituellement très chargé, avec une assistance venue du monde entier (et de plus en plus d'Asie de l'est), et c'est souvent l'occasion pour les doctorants de se faire voir un peu. Cette année, un blog a été tenu par un participant, pour nous faire vivre le congrès de l'intérieur. Extrait :
J'ai démarré aujourd'hui par une session consacrée aux réseaux, et j'ai été frappé par la manière dont les gens visualisent les réseaux et topologies de l'innovation technologique, essayant d'apporter du concret aux mondes de la théorie de l'acteur-réseau [celle de Latour et Callon] et de la théorie de l'activité. Le côté pervasif des réseaux et de leurs images s'étend à la recherche elle-même, ou au moins à des vues nouvelles sur l'action des gènes comme l'a décrit Christophe Bonneuil dans un article.
Puis il rend compte de discussions sur le rôle de l'imaginaire dans le développement technologique, une session sur le thème "Développement et matérialité" avec une étude comparative Argentine/Chine et une autre session sur la recherche pharmaceutique. Une des tendances qu'il a observées cette année est la fécondité des échanges entre sociologie des sciences et études sur le développement, autour de thèmes communs comme l'expertise, la participation, la responsabilité, les processus d'inclusion ou d'exclusion lors de prises de décision. Les études sur le développement ont probablement apprendre de l'approche critique de l'expertise fournie par la sociologie des sciences, tandis que cette dernière peut s'inspirer des scientifiques dissidents des études sur le développement et leur habitude de saisir des controverses de grande ampleur (pesticides, barrages, sols, désertification etc.).
L'autre thème qui l'a marqué est celui de l'imaginaire, la manière dont les attentes et visions du futur sont crées et entretenues, et comment elles façonnent les perceptions publiques des utopies ou dystopies à venir, fondées dans les peurs et espoirs présents. Ainsi, générer et entretenir le juste niveau d'attentes (permettant de créer des visions crédibles du futur et de soutirer des financements) tout en ne risquant pas de faillir à ses engagements, est un art en soi !
Enfin, le blogueur ("Dom") n'hésite pas à rendre compte de ce qui fait le sel des congrès, y compris la manière dont sont habillés les participants (description plutôt flatteuse pour la discipline d'ailleurs !).
Au même moment que ces sociologues se rassemblaient, un article paraissait dans EMBO Reports pour prendre du recul sur une profession très proche, à l'intersection entre science et société (via Nautilus). Les auteurs de l'Université de Maastricht reviennent sur les études des aspects éthiques, légaux et sociaux des développements scientifiques et technologiques (ELSA), qui tente selon eux de réussir là où l'histoire des sciences a échoué : réconcilier la science avec la société, et les sciences naturelles avec les SHS. Cette mission que l'histoire des sciences s'était assignée après-guerre, E. J. Dijksterhuis l'avait énoncée en 1953 en reprenant la fameuse image de l'océan séparant les deux cultures selon C. P. Snow :
Le détroit qui nous sépare est très large. [Par contre], vous trouverez en amont un ferry qui peut vous faire traverser. Ce ferry est nommé histoire des sciences et je serai un homme heureux si vous acceptez que je sois votre capitaine.
Dans leur article, les auteurs font valoir que le ferry moderne des ELSA est une entreprise collective, qui a besoin de ses articles, revues, cours, laboratoires, institutions. Sauf que souvent, en prétendant créer une passerelle et se faire médiateur, on augmente que plus la distance qui sépare deux rives. Ils ont donc interrogé huit chercheurs parties prenantes de programmes ELSA, qui reflètent bien la difficulté de situer ce courant : pour certains c'est un assemblage lâche, auquel chaque chercheur contribue sans changer profondément son appartenance disciplinaire, les biologistes et philosophes ou sociologues se côtoyant ponctuellement pour écrire un article ou participer à un congrès. Est cité en exemple le programme de recherche en éthique, droit et sociologie qui accompagnait le projet de séquençage du génome humain — une expérience qui est apparemment considérée comme un échec. Pour d'autres, il faut au contraire fusionner les horizons de chaque spécialiste et les faire réellement dialoguer afin que l'entreprise fonctionne : il s'agit de dépasser l'océan entre les deux cultures plutôt que de le réduire, par exemple en créant des modules "Biologie et société" dans les formations de biologie ou en conditionnant le financement de programmes de recherche en génomique à l'existence d'un volet "science dans la société".
En tous cas, en vue des débats brûlants d'actualité scientifique et de la priorité politique qui lui est accordée, le champ ELSA a toutes les armes en main pour réussir là où l'histoire des sciences a échoué ! Il a déjà ses revues, ses institutions et forums, ses financements, ce qui en fait un champ professionnel bien établi… et toujours ravi d'accueillir de nouveaux membres !
Commentaires
Intéressants constats. Ca permet de se mettre un petit peu à jour sur l'évolution d'une discipline dont on parle peu. Mais j'ignorais qu'on en était arrivé au point de dire que l'histoire des sciences a échoué. Peux-tu nous en dire plus sur les causes de cet échec?
@Pascal : L'histoire des sciences n'a pas échoué dans l'absolu, elle a échoué dans cette tentative de faire dialoguer les sciences dures et les humanités. Tu connais beaucoup de physiciens / biologistes / chimistes / ... qui s'intéressent à l'histoire de leur discipline, pas seulement pour recueillir quelques anecdotes croustillantes à raconter en congrès mais pour remettre en perspective leurs acquis et leurs savoirs ? Ils sont rares... Sans doute parce que l'histoire des sciences, en dehors des cercles de spécialistes, reste un bagage culturel plus qu'un élément de réflexion. Là où un mélange de sociologie, droit et éthique peut effectivement être plus pertinent. Par contre, il faut reconnaître que l'histoire des sciences a réussi à se légitimiser et passer d'un simple hobby à une profession reconnue (agrandissant du même coup ce fossé qu'elle prétendait combler)... Je ne sais pas si cela répond à tes questions, malheureusement les auteurs renvoient à cette publication en hollandais pour plus de détail : Klaas van Berkel (1988) "Wetenschapsgeschiedenis als Brug Tussen Twee Culturen". In De Twee Culturen. De Eenheid van Kennis en Haar Teloorgang, WW Mijnhardt, B Theunissen (eds), pp 40–50. Amsterdam, The Netherlands: Rodopi.
Tu connais beaucoup de physiciens / biologistes / chimistes / ... qui s'intéressent à l'histoire de leur discipline
Non, hélas. Mais la sociologie des sciences se propose-t-elle de remplir ce gap? J'avais l'impression jusqu'ici que son objectif non-avoué était d'intéresser des gens comme moi, qui ont un regard extérieur, ou comme toi, qui seront peut-être sociologues des sciences, davantage que des physiciens / biologistes /chimistes.
Bon, je ne suis pas naïf, je sais aussi que c'est une question d'intégration dans le parcours académique. Est-ce que la sociologie des sciences a déjà des atouts que l'histoire des sciences n'avait pas?