Si j'ai eu envie de m'attarder sur cet aspect particulier de la science 2.0, c'est suite à  un billet que Chad Orzel publiait en octobre dernier, où il tentait de répondre à  la question : Le blog a-t-il généré plus de science ?

Or la discussion tournait essentiellement autour de la recherche en collaboration, facilitée par le réseautage et l'interactivité du blog, alors qu'à  mon sens, la contribution du blog à  la recherche va plus loin que cela. C'est ce que je vais tenter de montrer maintenant. Sauf que la notion de "recherche" est vaste et complexe, et qu'on a vite fait de s'y perdre. Je vais donc m'appuyer sur les travaux de sociologues des sciences qui ont tenté de décrire et caractériser cette bestiole, en particulier Philippe Larédo et Michel Callon à  l'Ecole des mines.

Après avoir reconnu que la recherche se divise en 5 pôles, ils ont proposé l'image d'une rose des vents pour la décrire, dont nous allons suivre les branches une par une. La première de ces branches concerne la production de connaissances certifiées, lesquelles viennent parfois se matérialiser dans de nouveaux instruments utiles à  la recherche. Cette production passe évidemment par les institutions de recherche et par la communauté des chercheurs, qu'on appelle les "pairs". Alors, qu'est-ce que le blog apporte à  cette activité ?

Voici un article scientifique tout ce qu'il y a de plus banal, illustrant justement le processus de production de connaissances certifiées, soumises au jugement des pairs. Cet article propose une hypothèse alternative au phénomène d'hérédité non mendélienne observé, de façon tout à  fait inattendue, chez une plante modèle. Il a été publié en novembre 2005 dans la revue Plant Cell.

Mais on pouvait prendre connaissance de ce morceau de recherche plus de six mois auparavant, en mars 2005, sur le blog de Reed Cartwright. Comme de nombreux blogueurs, ce doctorant avait pris connaissance du résultat et de tout le bruit qui fut fait autour, puis avait réagit sur son blog en proposant sa vision des choses et en critiquant la revue Nature pour avoir survendu ce résultat. Et l'histoire aurait pu s'arrêter là  : notre blogueur a fait connaître au monde entier son point de vue et passe à  autre chose.

Sauf que, et c'est ce que Reed Cartwright explique dans ce billet, le chercheur Luca Comai a eu exactement la même idée et l'a soumise à  la revue Plant Cell. Il fait une recherche Google par acquit de conscience et s'aperçoit qu'il a été scoopé par notre blogueur ! Plusieurs options s'offrent à  lui et il choisit la plus généreuse et honnête, en offrant à  Reed Cartwright de devenir co-auteur de l'article. Celui-ci accepte, tout heureux d'avoir obtenu un premier article scientifique aussi facilement ! Ce que montre cette histoire, c'est comment les frontières se brouillent entre billet de blog et article académique, mais surtout comment le blog accélère la recherche en s'affranchissant du délai nécessaire pour écrire, soumettre et publier un article académique. L'histoire suivante, empruntée au blog "A la source", le montre encore mieux.

Tout démarre quand Xian-Jin Li publie sur le site de pré-publications arXiv une preuve de la mythique hypothèse de Riemann. Nous sommes alors le 1er juillet 2008.

Le lendemain, un lecteur du fameux blog du mathématicien et médaille Fields Terence Tao laisse un commentaire pour signaler cette pré-publications et indiquer que ce n'est pas un canular, l'auteur semblant sérieux. Un jour plus tard, le 3 juillet, Terence Tao répond en expliquant qu'il y a une erreur dans l'équation (6.9) de la page 20 et que la démonstration ne tient pas.

Entre temps, un autre commentaire est déposé chez Alain Connes, fameux mathématicien et médaille Fields, pour attirer l'attention des lecteurs vers la pré-publication de Xian-Jin Lin. Alain Connes répond dans la foulée et souligne une incohérence à  la page 31. Nous sommes alors le 3 juillet.

Le 6 juillet, Xian-Jin Lin retire la quatrième version de son article, qu'il avait amendé entre temps, à  cause d'une erreur à  la page 29. En l'espace de quelques jours, ce travail aura donc été porté à  la connaissance de la communauté scientifique, analysé, modifié et définitivement traité. La recherche peut poursuivre sa route, l'intégralité de ces échanges restant disponible grâce aux rétroliens qui permettent de retrouver les blogs qui ont discuté la pré-publication.

Dans un autre genre, le laboratoire de Jean-Claude Bradley à  l'université Drexel (Etats-Unis) tient un blog sur lequel il publie le résultat de ses expériences de chimie de synthèse, qu'elles aient fonctionné ou non. Ce travail est mis intégralement à  disposition de la communauté, sous une licence libre qui autorise qu'il soit repris et réutilisé, le but étant d'empêcher le dépôt de brevets et de mutualiser les efforts pour obtenir une substance anti-paludique. Ici, le blog s'insère en fait dans un ensemble plus vaste (wiki, expériences filmées…) qui correspond à  cette "science 2.0" à  la fois ouverte, en ligne et participative.

L'exemple suivant est un exemple que je connais bien puisqu'il est tiré de mon propre blog. En mai dernier, je publiais le fruit d'une réflexion en cours, dont j'annonçais que j'espérais la conduire jusqu'à  la publication d'un article et que j'incitais à  commenter et discuter largement. La réflexion en question portait sur les façons de montrer la science "en train de se faire", avec sa part humaine et chaude, plutôt que la science "déjà  faite" comme un savoir livresque. J'approchais cette thématique avec un regard très sociologique et les discussions en commentaires furent très riches.

Mais surtout, le commentaire de Matteo Merzagora souligna avec raison que mon point de vue emprunté à  la sociologie des sciences me faisait occulter toute la littérature de la muséologie. Et moi de reconnaître que je suis pas du tout familier avec cette recherche mais de plonger aussitôt dans les références indiquées et d'enrichir l'article en conséquence. Depuis, il a été soumis à  la revue Alliage et je dois au blog d'avoir pu croiser les regards disciplinaires et d'améliorer substantiellement une ébauche d'article pour en faire un travail publiable en l'état (je l'espère).

Avec Friendfeed, nous sommes à  l'étape qui suit le blog, celle du micro-blogging (qui permet de publier des réflexions condensées) mais surtout du lifestreaming (qui regroupe l'ensemble des flux composant son moi numérique : signets, photos, blogs, commentaires etc.). Un peu comme sur Facebook, on choisit de s'abonner à  certains profils en particulier et réciproquement, on peut savoir qui nous "suit", renforçant ainsi le sentiment de communauté. Friendfeed est notamment peuplé de biologistes 2.0, une communauté très vivante qui interagit d'une façon probablement inédite. Ici, on voit le biochimiste Cameron Neylon passer un appel à  collaboration en comptant sur le crowdsourcing pour lui fournir une réponse : il aurait besoin de modéliser le canal potassium MthK mais n'a pas l'expertise en interne, et offre en échange une co-signature sur l'article qui résulterait de cette collaboration. Un spécialiste de modélisation a effectivement répondu et le travail a été mené

Finalement, le blog permet de faire comme à  chaque congrès scientifique, mais à  une échelle planétaire et de façon continue : réseauter. Prendre des nouvelles des uns et des autres, savoir comment avance le travail d'un ancien collègue, sentir les nouveaux sujets à  la mode, afin de pouvoir choisir son projet sujet de recherche ou sa prochaine collaboration en toute connaissance de cause. Ici, il s'agit en l'occurrence d'une photographie prise lors du congrès Science Blogging 2008. Ironiquement, un des murs de la Royal Institution londonienne qui l'accueillait affichait cette citation d'Earl Wilson : La pause café pourrait bien être le meilleur système de communication que la science se soit trouvée. Or le blog, parce qu'il permet aussi de lancer des idées et de discuter sur un mode plus informel, pourrait bien devenir la pause café du XXIe siècle !

Une dimension importante de la recherche est celle de la formation, qui permet d'incorporer les savoirs et compétences développées au laboratoire dans le corps social. Même question : comment le blog peut-il être utile de ce point de vue ?

Voici un exemple de blog qui accompagne un module de cours, en l'occurrence à  l'IUT de La Roche sur Yon. Ce "carnet pédagogique", pour reprendre le terme de l'auteur, prolonge le cours en mettant à  disposition des étudiants polycopiés, exercices, liens vers des ressources complémentaires constamment mis à  jour et autorise des échanges autour de certains points qui nécessiteraient discussion. Le tout à  la face du monde, afin d'en faire profiter d'autres et éventuellement d'enrichir la réflexion pédagogique.

Cet exemple n'a pas été pris au hasard. Derrière cette expérience éducative, on retrouve le chercheur en sciences de l'information Olivier Ertzcheid. Sur son blog "Affordance.info", il s'engage beaucoup en faveur d'une pénétration plus importante des blogs dans le milieu académique, et livre quelques réflexions dans le même sens. Ainsi, il rapporte dans ce billet les propos d'Henry Jenkins au MIT, qui a quelques années de recul de plus que nous sur le sujet. Ce que constate Jenkins, c'est que les étudiants (stagiaires, doctorants…) qui rejoignent les laboratoires du MIT ont une vision de plus en plus fine des activités du laboratoire : en plus d'avoir lu ses publications scientifiques et de connaître son curriculum, ils savent sur quels sujets de recherche le laboratoire est engagé, comment le travail s'organise… Bref, autant de temps gagné pour l'intégration dans un programme de recherche et l'avancée dudit programme.

La recherche est fortement liée à  l'innovation, qui constitue sa dimension proprement économique. Cela inclut l'entrepreunariat, le transfert de technologies, la R&D, la compétition sur un marché… Un monde que l'on penserait à  l'opposé du blog !

Et pourtant… Une recherche Google avec des mots clés très techniques comme "réduction bruit vibrations" donne, chose étonnante, un blog comme premier résultat.

Il s'agit en l'occurrence du blog d'un jeune ingénieur d'étude en mécanique, qui offre références bibliographiques, outils théoriques, approches méthodologiques et solutions techniques pour la réduction du bruit et des vibrations mécaniques. Le contenu est très professionnel et l'abondance de mots clés ("vibration", "résonance", "énergie", "bruit", "automobile", "matériau", "viscosité", "fréquence", "onde", "frottement"…) fait qu'il est très bien indexé par Google, d'autant plus qu'il est hébergé par la propre plateforme de blogs du moteur. Ainsi, notre jeune ingénieur possède une visibilité excessivement accrue sur Internet, ce qui en fait une autorité de fait et un probable contact pour tout industriel qui s'intéresserait à  ce sujet.

Je ne suis pas le premier à  souligner cet avantage. Samuel Bouchard, qui s'intéresse à  la technologie et à  l'entrepreunariat, s'est aperçu que son diaporama de thèse sur les robots conduits par câble (cable-driven robots) ressortait deuxième sur Google après une recherche sur ces mots-clés. Là  encore, même principe : en mettant son travail en ligne et en laissant à  Slideshare le soin d'optimiser l'indexation par les moteurs de recherche, Samuel Bouchard établit son autorité sur ce sujet de recherche et s'accapare la visibilité vis-à -vis d'interlocuteurs éventuels.

Indissociable de la recherche, et pendant de la sphère économique, on trouve les biens collectifs et les pouvoirs publics. Comment le blog peut-il contribuer à  cette dimension de la recherche ?

Un exemple avec ce blog consacré aux myopathies de Bethlem et Ullrich. Mis en place par une association de patients et de familles de patients, il permet de s'informer sur ces maladies. Ainsi, un billet récent interrogeait Paolo Bernardi, spécialiste du mécanisme moléculaire conduisant à  la mort musculaire dans ces myopathies. Grâce aux commentaires, on peut imaginer que le blog permette d'aller plus loin, en faisant interagir médecins, chercheurs et patients et en devenant une véritable plateforme d'échange

Le projet d'Institut des épilepsies de l'enfant et de l'adolescent (IDEE), lui, s'inscrit avant tout dans le monde réel et vise à  fédérer médecins, chercheurs, entreprises et patients pour faire reculer cette maladie. En amont de cet institut souhaité dans un futur proche, un blog sert évidemment à  communiquer mais permet aussi à  ces participants hétérogènes d'interagir dans un espace neutre et accessible à  tous.

Enfin, la dernière dimension de la recherche est celle de l'expertise et de la vulgarisation dans l'espace public, qui passent par les médias mais aussi les musées, les associations, les instances de débat public etc. C'est évidemment l'apport le plus évident du blog, mais sa contribution réelle n'est pas forcément bien connue comme nous allons le voir tout de suite.

Les formes traditionnelles de vulgarisation (émissions de télé, musées, Fête de la science…) s'adressent à  un public curieux et varié, mais les enquêtes montrent qu'il est très stéréotypé : beaucoup de catégories socio-professionnelles supérieures, des scolaires et des plus de quarante ans. A l'inverse, le blog est accessible à  tous (internautes) et même une personne récalcitrante et absolument pas au fait des blogs de science peut y atterrir à  la suite d'une recherche sur Google. Ainsi, la fameuse blogueuse américaine GrrlScientist raconte dans cet article que deux tiers de ses visiteurs ont une affiliation gouvernementale ou académique (sites en .edu ou .gov) mais qu'elle reçoit aussi des sénateurs, des éditeurs scientifiques, des juristes, des financiers, des adolescents et des grands-parents, ainsi qu'une classe entière qui lit son blog de façon régulière.

Regardons un peu comment la science s'en sort dans les médias. Selon une étude belge, la part de la science dans les journaux va de presque 20% à  moins de 5%. C'est très hétérogène mais malgré la performance du Vif/L'Express, on peut probablement faire beaucoup mieux.

Quant au contenu de cette couverture médiatique, il est fait pour près de la moitié de médecine, le reste se partageant équitablement entre la science et la technologie. Celui qui ne s'intéresse pas du tout aux nouvelles médicales est donc écarté par 50% de ce contenu scientifique ! Ainsi, non seulement il y a de la place pour parler de plus de science, mais il y en a aussi pour parler de la science autrement, en variant le contenu et explorant des voies de traverse. Le blog, comme outil de publication non mainstream, s'y prête à  merveille.

Selon un sondage Eurobaromètre de décembre 2007, 52% des sondés préfèrent que les chercheurs eux-mêmes, plutôt que des journalistes, leur présentent les informations scientifiques. Le blog, qui est justement une tribune au service du chercheur, peut remplir cette fonction et répondre à  une forte demande. En tous cas, il y a là  une opportunité pour les chercheurs qu'il serait dommage de ne pas saisir !

Une autre caractéristique du discours scientifique sur les blogs est qu'il est ouvert à  la contestation et la discussion, bien loin du modèle traditionnel descendant (top-down) où la parole de l'expert est à  prendre telle quelle et où elle n'engage aucune discussion. Je montre notamment dans mes chroniques pour la Radio suisse romande (émission "Impatience") quelles formes cela prend concrètement et le sujet est loin d'être épuisé. C'est d'ailleurs pour mettre en avant le blog comme conversation que notre association C@fetiers des sciences a choisi cette illustration pour la couverture de sa plaquette : elle illustre la diversité des sujets et des points de vue qui sont échangés, avec en ligne de mire le plaisir et la curiosité.

Et puis le blog a des effets collatéraux, entraînant souvent le blogueur dans un cercle vertueux : plus il blogue plus il devient visible et sollicité mais aussi plus sa plume s'affûte et plus il est pertinent et lu. Baptiste Coulmont, maître de conférence en sociologie à  l'université Paris 8, raconte ainsi dans un article de l'AMUE comment il est passé sur France 3 et a été invité à  un colloque sur Singapour en remplaçant au pied levé un intervenant parce que son blog lui donne une bonne visibilité sur Internet. Mais la difficulté consiste souvent à  obtenir la visibilité initiale qui permet ensuite d'être sur la bonne pente, plutôt que de rester dans sa niche en touchant un nombre toujours plus restreint de visiteurs.

La recherche a trouvé une solution à  cette difficulté : il suffit de se présenter aux grandes messes qui attirent l'ensemble des chercheurs de sa communauté, pour y présenter ses résultats. Lors de ce qui est sans doute le plus grand congrès de ce type (en sciences cognitives), on voit sur la photo comment ceux qui présentent des posters et leur public sont concentrés au même endroit au même moment, ce qui est idéal pour toucher le plus de monde possible.

Et puis la fin du congrès arrive, les chercheurs rangent leurs posters dans leurs tubes…

…et une fois retournés à  leur laboratoire, ils les affichent dans le couloir. Où ils seront vus par une poignée de personnes chaque semaine, des visiteurs du laboratoire déjà  au courant de ses activités mais pas un public large et non intéressé a priori. De la même façon, un chercheur ou un laboratoire qui veut ouvrir un blog peut le faire sur le site web de son département ou institution mais il ne touchera sans doute qu'un public déjà  au courant du laboratoire et ne se fera pas connaître au-delà . A l'inverse, s'il s'installe directement là  où sont les lecteurs, c'est-à -dire une plateforme spécialisée ou un portail qui rassemble un grand nombre de visiteurs, il a toutes les chances de se faire remarquer comme son poster à  un congrès.

C'est pour cela que le C@fé des sciences existe : pour augmenter la visibilité des blogs de science et valoriser l'effort des blogueurs, dans leur intérêt mais aussi celle des internautes, journalistes scientifiques, tutelles etc. Pour le moment, le C@fé des sciences s'organise comme sur la capture d'écran ci-dessus :

  • la colonne centrale agrège en temps réel les billets publiés sur les blogs des membres et permet d'y accéder d'un clic en cliquant sur le titre
  • la colonne de gauche offre une tribune à  la communauté du C@fé des sciences pour du contenu inédit mais aussi à  des chercheurs sans blogs qui voudraient se livrer à  l'exercice et partager leur réflexion ou leur travail l'instant d'un billet
  • la colonne de droite propose diverses catégories et liens, en particulier la section "Conversations en cours" qui agrège cette fois-ci les derniers commentaires publiés sur les blogs des membres, pour savoir où est-ce que ça réagit et discute le plus.

Et à  terme, nous avons pour ambition de devenir un hébergeur de blogs spécialisés dans les sciences dures, sorte de pendant à  la plateforme Hypothèses.org... Si ce projet vous plaît, vous pouvez le soutenir en en parlant autour de vous, en rejoignant l'association pour 2009, en devenant fan du C@fé des sciences sur Facebook, en affichant notre badge sur votre site ou blog et en nous faisant connaître tout mécène qui serait intéressé par notre projet !