« Comment le numérique peut-il développer la culture scientifique ? ». Tel était le thème de l’émission "Science publique" du 19 novembre (animée par Michel Alberganti) avec Etienne Klein, Alexandre Moatti, Pierre Olivier Pulvéric et Bruno Racine.  Le débat s’annonçait ambitieux... Mais l'émission aurait dû s'appeler « Comment la numérisation du savoir peut-elle contribuer à diffuser la connaissance scientifique ? » vu l'angle étroit qu'elle s'est donné pour aborder le sujet.

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Vous avez dit numérisation des ressources ?

Les œuvres historiques de la science sont numérisées de manière partielle ou intégrale (100 000 ouvrages / an) rapporte Bruno Racine, président de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Celui-ci venait notamment discuter de l'accord signé le 7 octobre avec Microsoft pour l’indexation sur le moteur de recherche Bing de ses œuvres numérisées.

La bibliothèque en ligne Gallica de la BnF devrait compter 1,2 million de documents en 2011, pendant que Google Books s'impose aussi sur ce marché et passe un accord avec l'éditeur Hachette pour la numérisation de 40 000 à 50 000 œuvres en langue française aujourd’hui épuisées.

Avec un marché colossal et une logique de partenariats public/privé en plein essor, il ne faut pas oublier que dans le domaine scientifique se pose la question de la légitimité des sources, prévient Pierre-Olivier Pulvéric, invité au titre des Assises du numérique dont il est le Commissaire général adjoint.

Tant d’informations, comment ne pas se noyer ?

Pour Alexandre Moatti, blogueur et président du comité éditorial de Science.gouv.fr et de Bibnum.education.fr : « Internet, c’est une confiance entre contributeurs ». L'internaute doit, par conséquent, jouir d’une méthode, de repères, d’une éducation aux usages numériques. Surtout : d’une capacité de discernement et de tri, nécessaires à une identification des ressources de qualité, et une utilisation des moteurs de recherche qui s'apparente à la démarche de recherche du scientifique.

L'omniprésence de Google (et de son idéologie) soulève également la question de l'ordre des résultats de recherche (algorithmes de ranking), qui peut être déformé par le Search Engine Optimization ou la présence de liens sponsorisés sur le côté (qui sont de la publicité, purement et simplement).

Pour Bruno Racine, le savoir n'est plus un sanctuaire réservé à quelques initiés et touche plus de monde. Mais pour Etienne Klein, l'appropriation du savoir scientifique doit être linéaire, avec des passages obligés... or le magma du web ne permet pas d'en prendre le temps.

Une émission qui prend le petit bout de la lorgnette

Ces sujets sont intéressants mais à trop se focaliser sur la numérisation et le web, on en oubliait que la culture scientifique sur le web n'est pas que diffusion, et que le numérique ne s'arrête pas au web. Heureusement, Alexandre Moatti était là pour envisager l'idée qu'à l’heure des réseaux sociaux en tous genres, ceux dédiés à la culture scientifique (comme Knowtex ou la communauté du C@fé des sciences, que j'ai contribué à fonder) permettent peut-être d'envisager de nouvelles formes de "mise en culture de la science".

En réalité, le numérique propose de nombreuses modalités d'engagement des communautés avec des contenus scientifiques, et des communautés entre elles (patients, scientifiques, chercheurs, blogueurs, amateurs…) autour de la culture scientifique. Qu'on pense aux serious games, plateformes de blogs et de partage de ressources, "débats participatifs" en ligne, pure players proposant d'autres lectures de la "science en train de se faire", webTV collaboratives… Le ciel est la limite comme disent les anglo-saxons !

Des invités triés sur le volet

Aux Assises du numérique (organisée par une agence de relations publiques), la table-ronde "Le numérique pour une nouvelle politique des savoirs" était animée par… Michel Alberganti. La pratique qui consiste à animer des débats s'appelle "faire des ménages" et c'est depuis longtemps une pierre dans le jardin de la déontologie des journalistes.

Le bulletin du Syndicat national des journalistes interrogeait en 1991 la "confusion des genres, due, par exemple, aux "ménages" effectués par certains de nos confrères, aux shows médiatiques télévisuels ou encore à l'omniprésence du sponsoring ou de la publi-info".  Cette question n'a rien perdu de son actualité puisqu'elle était à l'ordre du jour des Assises du journalisme la semaine dernière. Servez la soupe à la personne qui vous embauche pour faire un ménage, comme ici, et on ne manquera pas de vous poser des questions. Dont acte.

D'autre part, il y a cette pratique du "Club Science publique" qui offre à Étienne Klein et Jean-Claude Ameisen (absent cette fois) un abonnement mensuel à l'émission. Je ne sais pas vous mais nous, cette pratique nous gêne. Et le regard d'Etienne Klein sur la culture numérique, bof…

Une occasion manquée au final

Comment ne pas contraster cette émission avec l'ébullition du "grand mix", la soirée mariant culture scientifique et culture numérique qui s'est tenue à la Cantine (haut lieu parisien de la culture numérique) le 5 novembre dernier ? (disclaimer : je suis à l'origine de cet événement)

Étudiants, chercheurs, blogueurs, internautes, "geeks", opérateurs de recherche et institutions de culture scientifique y étaient réunis pour écouter quelques spécialistes (Dominique Boullier du médialab SciencesPo, Jean Menu d'universcience et Pierre Barthélémy de Slate.fr), assister à la présentation de projets qui changent la culture scientifique numérique (citons OwniSciences, Prisme de tête, Sciences et démocratie, ArtScienceFactory, Hypotheses.org…) et réfléchir lors d'ateliers à deux questions :

Cet agent du changement, le magazine Politis l'a bien saisi dans l'article Controverses 2.0 publié la même semaine que l'émission de France culture. Extraits choisis :

Nous sommes à la Cantine, lieu parisien hautement connecté, pour une première réunion en vie réelle d’un nouveau type de réseau, et c’est l’une des questions posées au public. Ici on parle de live-blogging, de serious games, de bookmarking ou encore de cross-post. Et pourtant l’univers en question est loin d’être hermétique. Il se veut même le lieu d’expression d’un nouveau type de lien social autour des controverses scientifiques. De jeunes initiatives qui ne passent pas inaperçues. (…)

Antonio Casilli est sociologue à l’EHESS, spécialiste des questions liées à Internet et partie prenante dans le projet OWNISciences« Internet ne dématérialise pas les pratiques de controverses sociotechniques classiques, mais les prolonge. Les forums citoyens en ligne peuvent bousculer les certitudes scientifiques. Ce n’est pas nouveau et a déjà été observé dès les échanges télématiques du pré-web en 1988. Des personnes atteintes par le VIH avaient réussi, dans un réseau de résistance civile électronique, à faire évoluer les protocoles d’essais cliniques américains. »

Alors, à quand un "grand mix" sur France Culture ?

>> Article co-écrit avec Lorena Biret et publié initialement sur le blog Knowtex

>> Image CC Flickr : hans.gerwitz