Pour le grand physicien et vulgarisateur Richard Feynman, “la philosophie des sciences est aussi utile aux scientifiques que l’ornithologie aux oiseaux”. Les scientifiques n’ont donc pas besoin de philosopher… et pourtant ils ont une “philosophie spontanée” comme l’appelle le philosophe Louis Althusser : la croyance en la réalité objective de contenus de la connaissances ; la croyance dans la capacité de la connaissance à maîtriser objectivement ces contenus ; la croyance en l’efficacité de la méthode qui produit les contenus scientifiques.

Je suis convaincu que s’il y a un philosophe que lisent les scientifiques, c’est Étienne Klein. D’une part parce qu’il est un peu comme eux : ingénieur centralien avant d’être philosophe, directeur d’un laboratoire de physique dans un institut de recherches expérimentales (le CEA). D’autre part, parce que ses livres confortent le scientisme et le matérialisme du chercheur au lieu de les questionner. Sauf dans son dernier ouvrage, “Allons-nous liquider la science ?”, qui lui vaut une épiphanie.

L’auteur commence par une anecdote parisienne : invité à un dîner avec cinq chefs indiens d’Amazonie, Étienne Klein les écoute fasciné se révolter devant la menace que fait peser notre monde occidental et technologique sur le leur. Naïf (c’est lui qui le dit), il s’étonne que des peuples reculés tiennent un discours raisonné, logique, argumenté, précis… et constate que ce discours sur la finitude du monde rappelle celui de nos contrées. Naïf toujours (c’est moi qui le dit), il se met alors à lire les ethnologues Claude Lévi-Strauss et Philippe Descola. Surprise ! Ces peuples qui ne sont pas du tout primitifs mettent en œuvre une pensée qui est aussi la nôtre dès lors que nous cessons de penser comme des scientifiques, et se révèlent bien plus proches de la nature que le chercheur dont le métier consiste pourtant à étudier la nature. Quel coup dur ! Klein comprend alors que les problèmes posés par la puissance de la (techno)science étaient en germe dans le geste qui a fondé la science moderne : la proclamation par Galilée que la nature est écrite en langue mathématique.

Cette épiphanie a ses limites : Klein refuse d’admettre que l’abstraction de l’univers apparent au profit d’un univers mathématique nous a fait sombrer dans un objectivisme tous azimuts qui aurait totalement dévitalisé notre rapport au monde, à la nature : une certaine technoscience est devenue inquiétante, mais je n’en conclurai pas pour autant que la science moderne serait, par essence, barbare et inhumaine. Ainsi, si la physique nucléaire a rendu possible la bombe atomique, elle ne lui a jamais prescrit ce but et l’homme reste l’unique responsable de ce projet de mort. Pour Klein, la science n’a jamais dit un mot à l’homme de ce qu’il doit faire… mais on risquerait de marginaliser la science en proclamant trop fort qu’elle nous dit ce qui est mais pas du tout ce qui devrait être. Klein préfère une posture de surplomb qui fait de la science une autorité pour indiquer ce que nous ne pouvons plus croire, et comment agir sur certains phénomènes. À l’inverse par exemple d’un Stephen Jay Gould, autre scientifique à penchant “philosophe”, pour qui :

les chercheurs, spécialement depuis qu’ils ont acquis la puissance et l’autorité en tant que membres d’une institution désormais bien établie, se sont aventurés au-delà de leurs domaines d’expertise personnels et ont pris part à des débats éthiques en arguant — ce qui est illogique — de la supériorité de leur savoir factuel. (Ma connaissance technique de la génétique du clonage ne me confère aucun droit d’influencer des décisions légales ou morales de créer, par exemple, une copie génétique d’un enfant mort.)

Jusqu’où les chercheurs qui avaient une inclination naturelle pour Étienne Klein le suivront-ils ? J’aimerais bien le savoir…

MàJ 11/11/2014 Correction de coquilles diverses.