La science, la cité

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Mot-clé : physique

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Le zéroïème théorème en histoire des sciences

Le zéroïème théorème, késako ? C'est cette idée selon laquelle une découverte ou une invention qui porte le nom d'une personne n'est jamais due à  cette personne. Le nombre d'Avogadro ? Il a été déterminé en premier par Loschmidt en 1865. La comète de Halley ? Elle était connue un siècle avant que Halley remarque son apparition régulière. Le paradoxe d'Olbers ? Il avait été discuté par Halley et Cheseaux un siècle auparavant et par Kepler deux siècles auparavant.

J. D. Jackson a publié le mois dernier dans l'American Journal of Physics quelques autres exemples empruntés à  la physique où le zéroïème théorème se vérifie (via Nautilus). Mais il raconte aussi cette histoire hilarante : en mathématiques, ce théorème est connu sous le nom de principe d'Arnold, d'après V. I. Arnold. Ce nom lui a été attribué par Michael V. Berry, formalisant ainsi le travail d'Arnold qui avait cherché à  rendre aux mathématiciens russes ce qui leur appartient et à  corriger certains attributions erronées. Mais ces mathématiciens ne peuvant s'empêcher d'être logiques et auto-référentiels jusqu'au bout, Berry proposa aussi la loi de Berry selon laquelle on ne découvre jamais rien pour la première fois.

Par conséquent, le zéroïème théorème vérifie parfaitement la loi de Barry puisqu'il a été proposé par l'historien des sciences Ernst Peter Fischer en 2006, dans un article intitulé "Fremde Federn. Im Gegenteil" publié dans le journal allemand Die Welt. Mais il ne vérifie par le principe d'Arnold, selon lequel il aurait dû s'appeller "théorème de Fischer".

En fait, le nom du théorème est une allusion à  la Symphonie n° 0 en ré mineur d'Anton Bruckner : cette oeuvre de jeunesse, composée en 1869, est en fait la troisième symphonie du compositeur mais il ne l'avait pas numérotée, d'où le numéro 0 qu'on lui attribua après sa mort. Elle s'appelle Die Nullte en allemand, The Zeroth en anglais et Zéroïème en français... d'où ma traduction.

En tous cas, si vous avez d'autres exemples historiques vérifiant le zéroïème théorème... les commentaires vous sont ouverts !

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Relativité : les preuves étaient fausses ?

J'ai appris il y a quelques jours (merci Louis) que le magazine Ciel & espace avait publié dans son numéro de mai un article intituté "Relativité : les preuves étaient fausses". Un titre choc pour un contenu relatif à  la fameuse preuve expérimentale de la relativité obtenue par Eddington en 1919. Or mes lecteurs avaient eu droit à  cette histoire exemplaire trois mois auparavant, au détour d'un commentaire sur ce blog. La voici à  nouveau, avec un bonus track (voir à  la fin pour ceux qui connaîtraient l'histoire par cœur).

Dans leur livre indispensable intitulé Tout ce que vous devriez savoir sur la science[1], les historiens des sciences Collins et Pinch consacrent quinze pages à  la campagne de mesures d'Eddington cherchant à  démontrer expérimentalement la théorie de la relativité. D'après les auteurs, l'effet du champ gravitationnel était prédit par Newton comme par Einstein, mais pas dans les mêmes proportions (la relativité générale d'Einstein prédisait une déviation deux fois plus grande des rayons lumineux). Ne restait donc qu'à  la mesurer.

Eddington doit comparer la position habituelle des étoiles (photographie prise de nuit) avec leur position visible quand elles frôlent le soleil (photographie prise pendant une éclipse solaire), avec une différence attendue qui a l'ordre de grandeur du diamètre d'une pièce de 50 centimes vue à  deux kilomètres ! Les contingences climatiques, le fait que l'éclipse est visible depuis l'hémisphère sud et nécessite le transport de télescopes légers donc moins puissants et nécessitant un temps de pose plus long, la différence de température entre le jour et la nuit qui modifie la distance focale des télescopes… compliquent le tout.

L'expédition se compose de deux équipes, l'une partant à  Sobral (Brésil), l'autre (dirigée par Eddington lui-même) partant pour l'île de Principe (au large des côtes africaines). L'équipe de Sobral est équipée d'un téléscope astrographique qui donnera dix-huit plaques photographiques et d'un télescope de dix centimètres qui donnera huit plaques assombries par les nuages. L'équipe de Principe obtint seize plaques avec son instrument astrographique, dont seules deux sont utilisables. Les dix-huit plaques donnent une valeur de la déviation égale à  0,86 secondes d'arc (la marge d'erreur de cet instrument n'a pas été communiquée), comparable à  la prédiction newtonienne de 0,84. Les huit plaques (les meilleurs, malgré la mise au point imparfaite) donnent une valeur située entre 1,86 et 2,1 secondes, supérieure à  l'estimation d'Einstein qui était de 1,7 seconde. Enfin, bien que les plaques de Principe soit les plus mauvaise de toutes, Eddington les fit parler en posant une valeur de la déviation a priori et obtient un résultat compris entre 1,31 et 1,91 seconde. Malgré ces résultats incertains, loin d'être éclatants, l'astronome annonce le 6 novembre 1919 que les observations confirment la théorie d'Einstein.

Dans les débats qui suivirent, Eddington affirma qu'il ne se reposait que sur les deux plaques obtenues par lui à  Principe, qu'il avait fait parler en fonction des prédictions d'Einstein, en affirmant que les plaques de Sobral étaient entachées d'erreur systématique — dont il ne fournit jamais une preuve convaincante. Les auteurs insistent sur le fait que confirmer les prédiction d'une théorie n'est pas équivalent à  confirmer la théorie et remarquent surtout que rien de décisif ne ressortait des observations elles-mêmes jusqu'à  ce qu'Eddington, l'astronome royal et le reste de la communauté scientifique aient arrêté a posteriori la signification que l'on devait donner aux observations

Bonus track : Après avoir pris connaissance de cette histoire, plusieurs attitudes sont possibles. Soit on considère que la science est ainsi faite qu'elle procède parfois (toujours ?) par intuitions et tâtonnements plutôt que par expériences cruciales, les résultats étant souvent (toujours ?) dans une zone floue, avec une série de systèmes de mise au point imparfaits plutôt qu'un unique système parfait. Soit on considère que la science est la méthode logique par excellence, telle qu'on l'a appris à  l'école, auquel cas Eddington s'est égaré et son résultat est un exemple de mauvaise science, voire de fraude. Je penche pour la première solution, comme les auteurs et un paquet d'historiens et de sociologues des sciences. Mais l'auteur de l'article de Ciel et espace est un astrophysicien professionnel et loin d'adopter une méthode post-bachelardienne, il se figure que la vérité du passé peut se juger à  la lumière de la vérité du présent[2]. Que croyez-vous qu'il advint ? Il pencha pour la deuxième solution, avec force superlatifs : manipulations peu avouables, fraudes caractérisées… Et ainsi fut préservée pour l'éternité la gloire immaculée de la Science.

Notes

[1] Collins H. et T. Pinch (2001) [1993], Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Le Seuil coll. "Points sciences"

[2] C'est-à -dire qu'avec nos connaissances actuelles (sur le comportement du matériel d'astronomie, les erreurs dont peuvent être entachées une observation etc.) qui nous donnent un avantage sur les acteurs de l'époque, il se permet de juger ce que ceux-ci auraient dû faire ou ne pas faire et leur reproche par conséquent d'avoir mal travaillé. C'était évidemment beaucoup moins facile à  dire en 1919, où la balance ne penchait ni d'un côté ni de l'autre et où il fallait faire naître des conclusions à  partir d'alignements de chiffres ! Et cela ne nous aide pas nécessairement à  comprendre la science d'aujourd'hui (à  part pour recommander de ne pas rejeter des observations sans bonne raison, mais il faudrait n'avoir jamais mis les pieds dans un labo pour croire que de telles préconisations sont réalistes).

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La relativité d'échelle, une autre théorie du tout

J'ai promis une petite histoire dans mon billet précédent, la voici.

A la suite de l'affaire Garrett Lisi, la question de la théorie du tout est redevenue à  la mode. Certains, comme dans un commentaire chez Etienne Wasmer, en profitaient pour parier sur leur cheval favori dans la course à  l'unification de la physique relativiste et de la mécanique quantique : la théorie de la relativité d'échelle. Prétexte parfait pour ausculter de plus près cette théorie et la position de son auteur, le français Laurent Nottale, grâce à  un article récent de sociologie des sciences.

Cette théorie, largement popularisée par des livres comme La Relativité dans tous ses états (1998) ou Les Arbres de l'évolution (2000), attribue une structure fractale à  l'espace-temps et postule un principe de relativité d’échelle, suivant lequel les lois de la nature doivent être valides quel que soit l'état d'échelle du référentiel.

Ce que racontent dans leur article Yves Gingras (un bourdieusien vrai de vrai) et Vincent Bontems, c'est la manière dont une théorie hétérodoxe peut exister dans le champ scientifique. En soi rien d'anormal mais la science étant — pour Bourdieu — structurée comme un champ, les chercheurs sont soumis à  une contrainte : l'acquisition de capital scientifique. Et soutenir une théorie marginale, voire même la créer, a un coût en termes de capital scientifique. Jusqu'au jour éventuel où celle-ci devient la théorie majoritaire, évidemment.

Nottale, donc, démarre sa carrière en astrophysique (université Paris-VI) en 1975. Il soutient un doctorat d'Etat en 1980 et est recruté la même année comme chargé de recherche au CNRS. Publiant dans Nature et des revues spécialisées prestigieuses, il est nommé directeur de recherche à  37 ans (en 1989). Son capital scientifique est alors au plus haut. Bien qu'il s'intéresse aux fractales et conçoit sa théorie depuis 1980, il délaissera ses travaux antérieurs en 1991 seulement pour se consacrer uniquement à  la théorie de la relativité d'échelle. A laquelle il donnera son nom actuel en 1992. En effet, Nottale a conscience des conséquences de ce choix difficile :

Dès que j'ai eu cette idée-là , je ne me suis pas dit (je n'étais pas encore au CNRS): 'Tiens, je vais annoncer cela comme orientation de recherche lors de ma candidature au CNRS ! Je vais travailler là -dessus'. Je n'aurais jamais fait une chose pareille. Je n'ai pas mis dans mes rapports d'activité au CNRS, avant la fin des années 1980, que je travaillais là -dessus. Je faisais cela en parallèle, en plus, comme si c'était dans mes heures de loisir… Je savais que ce n'était pas publiable. Je savais que je ne pouvais pas faire carrière ou même simplement avoir un poste, si je faisais état de pareilles recherches. Si j'avais annoncé que je travaillais dans cette voie, j'aurais supprimé toute possibilité d'avoir un poste dans la recherche, malgré mes treize articles dans les revues à  referees, mon doctorat d'état, etc. Ensuite, pendant dix ans, je gardais ça en tâche de fond, et c'est, effectivement, quand j'ai été reconnu pour mon travail sur les lentilles (le prix Digital et d'autres récompenses), que j'ai été nommé directeur de recherche au CNRS, et que je me suis dit : 'Maintenant, je prends le risque'.

Malgré ses difficultés à  publier, ses difficultés à  trouver des évaluateurs qui comprennent réellement son travail et ses implications, il est soutenu par certains chercheurs en vue… mais marginaux. Citons par exemple l'indien Vishnu Narlikar, connu pour son opposition à  la théorie du Big bang ! De la même façon que Garrett Lisi est soutenu par Peter Woit, adversaire de la théorie des cordes. Puis on l'invite à  écrire un livre exposant ses travaux originaux, procédé assez peu commun dans le champ de la physique contemporaine. Comme dans les autres disciplines d'ailleurs, ce mode de communication ne servant guère à  divulguer des résultats inédits. Mais difficile de faire autrement quand l'évaluation des travaux non-classiques s'accorde mal aux procédures d'évaluation de la science normale.

Mais le plus étonnant, c'est peut-être que Nottale a fait une première carrière très fructueuse grâce à  une théorie osée : contrairement à  l'opinion des chercheurs de son temps, il a cru en l'existence des lentilles gravitationnelles et l'a montré. Déjà , un esprit libre. Pourtant, Nottale est issu des classes préparatoires (Hoche à  Versailles) et a "fait Centrale". Il n'a donc pas du tout un profil atypique a priori. Garrett Lisi, lui non plus n'a pas un parcours atypique. Mais c'est sa position actuelle qui fascine, en dehors du système, réveillant le mythe du chercheur solitaire.

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La physique ne veut-elle pas d'Garrett ?

Garrett Lisi, c'est ce surfeur physicien dont la "théorie du tout exceptionnellement simple" (oui, celle après laquelle courent tous les physiciens théoriciens) défraye la chronique. Le côté surfeur décontracté, scientifique marginal (voire pas scientifique selon certains articles : il a ce profil atypique du chercheur amateur, bien loin de l'image d'Epinal du scientifique reclus dans son laboratoire) participe à  la légende ou en tous cas à  l'intérêt que l'on peut porter au personnage. Sans me prononcer sur le contenu de cette "théorie E8" (dont on peut lire une très belle explication ailleurs), c'est le cas Lisi que j'aimerais aborder.

Car comme le fait remarquer blop en commentaire, Garrett Lisi est loin d'être un franc-tireur : diplômé en mathématique et docteur en physique, pur produit du système universitaire américain, comptant des publications dans J. Phys. A. et Phys. Rev. E, son CV pourrait faire beaucoup de jaloux. Mais Garrett Lisi fait du surf. Etonnant, non ? Laissons-le raconter son parcours (ma traduction) :

Quand j'ai obtenu ma thèse en 1999, j'ai dû prendre des décisions difficiles. Mes trois amours en mathématique et en physique ont toujours été la géométrie différentielle, la relativité générale et la théorie quantique champ. A ce moment, les seules postes disponibles liés à  ces centres d'intérêts étaient en théorie des cordes. J'ai bien étudié un peu les cordes… mais je ne pouvais pas avaler cette pilule. Il y avait trop d'hypothèses non vérifiées expérimentalement et il me semblait improbable que l'univers fonctionne de cette façon. J'ai donc dû choisir entre quitter la physique et gagner ma vie, rester dans la physique et travailler sur autre chose ou travailler sur la physique qui me plaisait grâce à  des petits boulots alimentaires. J'aimais la physique plus que tout donc j'ai choisi cette dernière voie, qui s'est avérée difficile. Très gratifiante, mais difficile. C'est difficile de découvrir les secrets de l'univers quand vous essayez de savoir où vous et votre copine allez dormir le mois prochain. Mais je pense que j'ai fait le bon choix — ça a même mieux marché que je l'espérais.

Voilà  donc comment Lisi se retrouve à  enseigner la physique à  Hawaï, à  investir sa bourse d'étudiant dans des actions Apple et à  devenir moniteur de surf. Cet épisode est intéressant à  plusieurs titres : il montre qu'il n'y a pas une physique mais de nombreux types de physique, au sein desquelles la théorie des cordes a incontestablement une position dominante. Selon Brian Green et Lee Smolin, il y aurait actuellement environ mille membres actifs dans la communauté de la théorie des cordes, à  comparer avec la centaine de chercheurs que compte la théorie alternative la mieux placée, la gravitation quantique à  boucles. Pas parce qu'elle est plus "vraie", non, mais parce qu'elle a réussi sa main basse sur la physique (pour une analyse historique, sociologique et épistémologique de cet état de fait, je conseille ce billet très complet en quatre parties : 1, 2, 3 et 4). Difficile dans ces conditions de trouver du travail quand on y est opposé.

Mais Lisi n'est pas le seul critique de la théorie des cordes : certains comme Peter Woit, John Baez ou Lee Smolin ont des postes qui leur permettent de défendre une position minoritaire. Et afin d'encourager des recherches fondamentales et non-conventionnelles en physique et en cosmologie, Smolin a accepté d'être conseiller scientifique du Foundational Questions Institute (FQXi) qui accorde des bourses aux chercheurs méritants. C'est ainsi que Garrett Lisi a reçu une aide de 77 280 dollars.

C'est le deuxième enseignement : la recherche peut se faire ailleurs que dans les institutions officielles, à  condition d'en reprendre peu ou prou le modèle (les candidatures sont évaluées par les pairs sur la foi d'un CV et d'un dossier de recherche), quitte à  offrir une plus grande liberté. Toujours selon le témoignage de Lisi : S'il n'y avait eu cette occasion d'obtenir une bourse FQXi… j'aurais probablement accepté un poste permanent de professeur (NdT : à  Hawaï) et je n'aurais pas eu la chance de découvrir cette connection E8 étonnante.

Finalement, tout cela fait moins de Lisi un scientifique mercenaire que Grigori Perelman par exemple, électron libre des mathématiques. Mais l'intérêt qu'on peut lui porter n'est pas moins grand puisque cette marginalisation est quasi structurelle et dit beaucoup de choses sur l'organisation de la recherche et la science qui peut en découler…

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"Big science" : enjeux d'une histoire politique des sciences, par Dominique Pestre

La semaine dernière, l'excellente émission "Recherche en cours" au non moins excellent générique (à  écouter sur Aligre FM 93.1 ou en podcast) recevait Dominique Pestre. Pestre est l'une des grandes figures de l'étude des sciences en France, moins connu que Bruno Latour mais pas moins intéressant. Son dada, après qu'il a longuement étudié l'histoire de la physique, consiste aujourd'hui à  analyser les science sur le temps long. Plus difficile que l'étude de cas ou l'anthropologie de laboratoire, c'est un exercice auquel se livrent les sociologues des sciences qui ont de la bouteille. Il est de ceux-là , et cet entretien clair, intelligent et passionnant est à  écouter de toute urgence !

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