La science, la cité

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De Pierre Boulle à Roy Lewis, la science (ne) fait (pas) le bonheur

Dans son livre intitulé Les Jeux de l’esprit (1971), Boulle imagine ce que Saint-Simon avait proposé un siècle auparavant dans ses Lettres d’un citoyen de Genève (1802) : un monde gouverné par un groupe de savants, le “conseil de Newton”, et une humanité vouée à la production et à la science. Chez Boulle, le conseil de Newton a seulement été renommé le Gouvernement scientifique mondial (GSM).

Oh que cela plairait à tous les scientistes d’aujourd’hui ! En effet, écrit Pierre Boulle,

les savants étaient arrivés à considérer qu’ils formaient de par le monde la véritable internationale, la seule valable, celle de la connaissance et de l’intelligence. La science était pour eux à la fois l’âme du monde et la seule puissance en mesure de réaliser les grands destins de celui-ci, après l’avoir arraché aux préoccupations triviales et infantiles de politiciens ignares et bavards. Alors, au cours de nombreux entretiens amicaux, presque fraternels, était peu à peu apparue la vision d’un avenir triomphant, d’une planète unie, enfin gouvernée par le savoir et la sagesse.

Car une seule chose animait la communauté des savants :

l’idéal connaissance était le pôle commun à tous les esprits scientifiques de cette époque. Pour les physiciens, il s’agissait d’une véritable religion ; pour les biologistes, d’une sorte d’éthique, un acte gratuit dont il sentaient confusément la nécessité impérieuse pour échapper au désespoir du néant. Les uns et les autres estimaient que cette connaissance totale ne serait atteinte que par les efforts conjugués de l’humanité toute entière.

Or les savants sont partageurs. Comment pourraient-ils garder pour eux un tel idéal de connaissance et de sagesse ? Les voici donc lancés dans un programme de prise de conscience scientifique du monde. Car ils ne veulent plus refaire les mêmes erreurs et tiennent à éviter l’écueil dangereux, autrefois sarcastiquement signalé par les romanciers d’anticipation : le partage de l’humanité en deux classes, les savants et les autres, ceux-ci condamnés aux travaux grossiers et utilitaires, ceux-là enfermés dans une tour d’ivoire, bien trop exiguë pour permettre l’épanouissement total de l’esprit.

C’est là que Boulle fait une description visionnaire, qui rejoint tellement le rêve de certains vulgarisateurs et popularisateurs des sciences :

Un immense réseau de culture scientifique enserrait le monde. Un peu partout, des établissements grandioses s’étaient élevés, avec des amphithéâtres assez nombreux et assez vastes pour que, par un roulement savamment organisé, la population entière des villes et des campagnes pût y prendre place en une journée, avec des bibliothèques contenant en milliers d’exemplaires tout ce que l’homme devait apprendre pour s’élever l’esprit, depuis les rudiments des sciences jusqu’aux théories les plus modernes et les plus complexes. Ces centres étaient également pourvus d’un nombre considérable de salles d’étude, avec microfilms, appareils de projection, télévision, permettant à chacun de se familiariser avec les aspects infinis de l’Univers. Dans des laboratoires équipés des instruments les plus modernes, tout étudiant pouvait faire des expériences personnelles sur les atomes, provoquer lui-même des désintégrations, suivre le tourbillon magique des particules à travers bêtatrons et cyclotrons, mesurer avec des appareils d’une délicatesse extrême les durées de quelques milliardièmes de seconde séparant la naissance et la mort de certains mésons.

Tout va bien dans le meilleur des mondes ? Non, parce que Boulle est un adepte du “renversement ironique”, comme le nota si bien le critique Jacques Goimard. Très souvent, il s’est attelé à faire ressortir les paradoxes de l’esprit humain et le côté dérisoire de nos aspirations utopiques. Car rapidement, le GSM ne peut que constater les échecs essuyés en matière d’instruction mondiale :

Chaque famille voulait avoir sa maison particulière avec piscine. Cette soif de bien-être, ce désir du monde de s’approprier les acquisitions de la science et de la technique sans en comprendre l’esprit et sans avoir participé à l’effort intellectuel de découverte, ne se limitaient pas aux habitations. (…) Des savants, des cerveaux précieux devaient interrompre ou ralentir leurs travaux de recherche fondamentale, dirigés vers le vrai progrès, pour se mettre au service du monde et satisfaire ses besoins immodérés de confort, de luxe et de raffinement matériels.

Eh oui ! La chute est d’autant plus rude que le rêve était grand : rien à faire, l’Homme restera l’être paradoxal qu’il est, autant capable de pensées absolues que de désirs de confort matériel. Ce que Roy Lewis (à qui l’on doit le célèbre Pourquoi j’ai mangé mon père) décrit également dans son uchronie mordante La Véritable Histoire du dernier roi socialiste (1990). Sa prémisse, c’est celle d’une civilisation “socialiste” qui a mis la science et les savants sous la protection de l’Inpatco (International Patent Convention), allant au bout de quatre grands courants de pensée en vogue en 1848 :

  • les craintes prémonitoires des romantiques selon lesquelles la science et la technologie allaient séparer l’homme de la nature et de Dieu
  • le luddisme, ce mouvement ouvrier qui démolit les métiers à tisser pour sauvegarder le gagne-pain des drapiers et tisserands
  • le socialisme, conçu en réaction contre le capitalisme et le système industriel
  • la théorie darwinienne de l’évolution, qui fit entrevoir l’accession des machines à la faculté de penser et, par conséquent, la réduction de la fonction humaine au service des machines et au développement de leurs capacités.

Dans cette uchronie, une version alternative de l’Histoire telle qu’elle aurait pu être si les révolutions de 1848 avait tourné différemment, l’Inpatco n’est rien d’autre qu’un “trust universel” auquel est confié la propriété, au nom de l’humanité, de toutes les nouvelles inventions, à charge de ne les mettre en circulation que lorsqu’elles produiraient des emplois et des améliorations des conditions d’existence sans entraîner désastres ni chômage, ni destruction de la nature. Pas question par exemple d’introduire l’électricité, qui mettrait à mal les travailleurs du gaz. La bicyclette, elle, fut mise en circulation avec un grand succès, alors que une suggestion de doter les villes de vélos-taxis efficaces ou de voitures à pédalier a été repoussée avec violence par les cochers de fiacre.

Résultat :

Vers le milieu des années 1860, les gouvernements et les populations laïques avaient perdu le contact avec les travaux et les objectifs des savants et des techniciens. Vers 1880, ils n’étaient plus au courant de ce qui se passait dans les réserves [laboratoires de l’Inpatco]. Le XXe siècle était déjà bien entamé qu’on sous-estimait encore largement les progrès réalisés par l’Inpatco dans les domaines scientifique et technique. Les réserves furent fermées au public. Les publications spécialisées de l’Inpatco étaient protégées et interdites de vente dans les librairies coopératives. De toutes façons, le citoyen socialiste profane n’aurait pu les comprendre.

À défaut, les peuples d’Europe et d’Amérique s’ennuient et se droguent à l’opium, distribué légalement : à eux les paysages exotiques et érotiques, bien qu’illusoires et destructeurs de cellules grises, de l’empire du pavot…

Alors que chez Pierre Boulle le gouvernement scientifique produisait une humanité vautrée dans le confort, chez Roy Lewis ce luxe est inaccessible et seule la griserie de la drogue permet d’échapper à un morne quotidien. Deux extrêmes donc, mais un point commun à vingt ans d’écart : ces deux contes servent surtout à illustrer le côté dérisoire de nos aspirations modernes, et l’impossibilité pour notre société de devenir aussi savante que ses savants.

Ce point de vue est intéressant, et bien traité dans les deux cas. Mais ce qui m’étonne, c’est que ces auteurs interrogent nullement les motivations des savants, lesquels ne font que ce que les gouvernements leur demande. Je fais l’hypothèse qu’aujourd’hui, avec l’essor de la sociologie des sciences, la littérature s’intéressera de plus en plus à ce qui meut les savants collectivement et individuellement. C’est le cas de quelques (grands) romans que j’ai lu récemment et que je vous recommande : Intuition d’Allegra Goodman (2006), thriller psychologique sur une suspicion de fraude dans un laboratoire de biologie ; Des éclairs de Jean Echenoz (2010), biographie romancé de Nikola Tesla ; et Solaire de Ian McEwan (2010), roman cynique sur un prix Nobel de physique en prise avec sa vie et sa carrière.

N.B. : La partie sur Les Jeux de l’esprit est tirée de mon article “Retour sur le colloque Pari d’avenir : pourquoi changer les pratiques de la culture scientifique ?” (août 2008).

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Retour sur le colloque Pari d'avenir : pourquoi changer les pratiques de la culture scientifique ?

Il y a 15 jours, je participais au colloque "Pari d'avenir", qui se penchait cette année sur les objectifs et pratiques de la culture scientifique. Mais cela vous le savez puisque vous m'avez vu bloguer en direct cet événement étalé sur trois jours. Laissez-moi donc plutôt exprimer quelques avis a posteriori.

La chose qui m'a le plus frappé, c'est à  quel point les présupposés même du débat ne sont pas forcément partagés. Valoriser la culture scientifique ? Oui, tout le monde est d'accord. Mais renégocier ce que cela signifie ? Pas facile. En particulier, certaines personnes sont ancrées dans des pratiques depuis plusieurs années, ou sont des scientifiques elles-même, et ont donc du mal à  envisager les choses sous un angle nouveau. C'était bien là , pourtant, l'enjeu du colloque : produire suffisamment de réflexion pour donner matière à  un manifeste à  venir "pour une révision des objectifs et des pratiques de la culture scientifique". Avec une difficulté supplémentaire qui est que finalement, la diversité est un facteur crucial. Faut-il vraiment voiloir limiter le partage de la culture scientifique à  un ou deux objectifs prioritaires et à  un ou deux types de pratiques bien identifiés ? Difficile de répondre... Néanmoins, il était salutaire de se poser ces questions.

Laissez-moi donc vous conter une histoire qui vous expliquera pourquoi. Oh, elle n'est pas de moi mais de Pierre Boulle, grand écrivain de science-fiction. Pourquoi lui ? Je confesse vouer une affection particulière pour le personnage (avec qui j'ai en commun d'être ingénieur diplômé et avignonnais, ça rapproche !) et pour son oeuvre. Dans son livre intitulé Les Jeux de l'esprit (1971), Boulle imagine ce que Saint-Simon avait proposé un siècle auparavant dans ses Lettres d'un citoyen de Genève (1802) : un monde gouverné par un groupe de savants, le "conseil de Newton", et une humanité vouée à  la production et à  la science. Chez Boulle, le conseil de Newton a seulement été renommé le Gouvernement scientifique mondial (GSM).

Oh que cela plairait à  tous les scientistes d'aujourd'hui ! En effet, écrit Pierre Boulle,

les savants étaient arrivés à  considérer qu'ils formaient de par le monde la véritable internationale, la seule valable, celle de la connaissance et de l'intelligence. La science était pour eux à  la fois l'âme du monde et la seule puissance en mesure de réaliser les grands destins de celui-ci, après l'avoir arraché aux préoccupations triviales et infantiles de politiciens ignares et bavards. Alors, au cours de nombreux entretiens amicaux, presque fraternels, était peu à  peu apparue la vision d'un avenir triomphant, d'une planète unie, enfin gouvernée par le savoir et la sagesse.

Car une seule chose animait la communauté des savants :

l'idéal connaissance était le pôle commun à  tous les esprits scientifiques de cette époque. Pour les physiciens, il s'agissait d'une véritable religion ; pour les biologistes, d'une sorte d'éthique, un acte gratuit dont il sentaient confusément la nécessité impérieuse pour échapper au désespoir du néant. Les uns et les autres estimaient que cette connaissance totale ne serait atteinte que par les efforts conjugués de l'humanité toute entière.

Or les savants sont partageurs. Comment pourraient-ils garder pour eux un tel idéal de connaissance et de sagesse ? Les voici donc lancés dans un programme de prise de conscience scientifique du monde. Car ils ne veulent plus refaire les mêmes erreurs et tiennent à  éviter l'écueil dangereux, autrefois sarcastiquement signalé par les romanciers d'anticipation : le partage de l'humanité en deux classes, les savants et les autres, ceux-ci condamnés aux travaux grossiers et utilitaires, ceux-là  enfermés dans une tour d'ivoire, bien trop exiguà« pour permettre l'épanouissement total de l'esprit.

C'est là  que Boulle fait une description visionnaire, qui rejoint tellement le rêve de certains vulgarisateurs et popularisateurs des sciences :

Un immense réseau de culture scientifique enserrait le monde. Un peu partout, des établissements grandioses s'étaient élevés, avec des amphithéâtres assez nombreux et assez vastes pour que, par un roulemment savamment organisé, la population entière des villes et des campagnes pût y prendre place en une journée, avec des bibliothèques contenant en milliers d'exemplaires tout ce que l'homme devait apprendre pour s'élever l'esprit, depuis les rudiments des sciences jusqu'aux théories les plus modernes et les plus complexes. Ces centres étaient également pourvus d'un nombre considérable de salles d'étude, avec microfilms, appareils de projection, télévision, permettant à  chacun de se familiariser avec les aspects infinis de l'Univers. Dans des laboratoires équipés des instruments les plus modernes, tout étudiant pouvait faire des expériences personnelles sur les atomes, provoquer lui-même des désintégrations, suivre le tourbillon magique des particules à  travers bêtatrons et cyclotrons, mesurer avec des appareils d'une délicatesse extrême les durées de quelques milliardièmes de seconde séparant la naissance et la mort de certains mésons.

Tout va bien dans le meilleur des mondes ? Non, parce que Boulle est un adepte du "renversement ironique", comme le nota si bien Jacques Goimard. Très souvent, il s'est attelé à  faire ressortir les paradoxes de l'esprit humain et le côté dérisoire de nos aspirations utopiques. Car rapidement, le GSM ne peut que constater les échecs essuyés en matière d'instruction mondiale :

Chaque famille voulait avoir sa maison particulière avec piscine. Cette soif de bien-être, ce désir du monde de s'approprier les acquisitions de la science et de la technique sans en comprendre l'esprit et sans avoir participé à  l'effort intellectuel de découverte, ne se limitaient pas aux habitations. (…) Des savants, des cerveaux précieux devaient interrompre ou ralentir leurs travaux de recherche fondamentale, dirigés vers le vrai progrès, pour se mettre au service du monde et satisfaire ses besoins immodérés de confort, de luxe et de raffinement matériels.

Eh oui ! La chute est d'autant plus rude que le rêve était grand : rien à  faire, l'Homme restera l'être paradoxal qu'il est, autant capable de pensées absolues que de désirs de confort matériel. La conclusion que j'en tire, c'est que le modèle dominant de culture scientifique (en dehors de l'école, donc) est voué à  l'échec : il ne sert à  rien d'attendre de la population qu'elle connaisse la vitesse de la lumière ou sache observer une particule élémentaire, c'est-à -dire qu'elle soit aussi savante que les savants eux-mêmes. Et les résultats de la sociologie ne disent pas autre chose. Par contre, on peut utiliser la science pour faire rêver, éveiller la curiosité, montrer l'importance de l'esprit critique, passionner, divertir, faire réfléchir… Autant de portes que Pierre Boulle a laissées ouvertes, afin que nous puissions les explorer plus de trente ans après.

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Quand la science-fiction stimule la réflexion sur les sciences

L'avis du Comité d'éthique du CNRS sur les nanotechnologies le soulignait déjà  : l'"aura de fiction" qui entoure les nanotechnologies[1] est un point critique, à  prendre absolument en compte dans le débat et non à  rejeter sans autre forme de procès, car elle revête plusieurs fonctions :

  • une fonction épistémologique en situation d’incertitude, analogue à  celle des expériences de pensée ;
  • une fonction heuristique dans la mesure où les efforts entrepris pour prouver qu’il s’agit de fantasmes sans fondement éclairent bien souvent les principes à  l’oeuvre dans les nanotechnologies ;
  • une fonction d’intéressement au sens où elle attire les investissements ;
  • une fonction régulatrice au sens où elle oriente les attentes ou les répulsions, et modifie la prise de conscience des problèmes ;
  • une fonction sociale car elle peut servir d’amorce à  un dialogue entre chercheurs et public, dans la mesure où les interrogations du public portent le plus souvent sur le long terme et le genre de vie associé aux nouvelles technologies.

Les apports de la science-fiction sont donc ni positifs ni négatifs en soi, ils ouvrent des espaces de réflexion et de communication qui peuvent profiter à  tous. Des chercheurs interdisciplinaires qui se penchent sur cette question constatent que la science-fiction ne fait que prolonger des mythes anciens (l'immortalité, la toute-puissance) et sert ainsi de passerelle entre les promoteurs de certaines technologies ou certains programmes scientifiques (on se souvient d'Apollo) et les rêves ou fantasmes du grand public. Pour P. Pajon et D. Andreolle, cela passe par les médias :

La communication des grands programme technologiques n’étant pas essentiellement orientée vers le grand public mais vers les médias, « l’habillage imaginaire » entourant les propositions scientifiques et techniques s’inscrit naturellement dans les stratégies de narrativisation de l’information propres à  ces derniers.

Ce "réenchantement" est évident dans le cas des nanotechnologies, dont un des rapports fondateurs publié en 2002 par la NSF est intitulé Converging technologies for improving human performance ; le profil de ses auteurs est significatif : l’un est un ingénieur de haut vol (M. Rocco), et l’autre un spécialiste de... l’histoire des religions (S. Bainbridge) !

Les responsables scientifiques, les médiateurs et le grand public s'approprient donc des images de science-fiction. Que reste-t-il aux écrivains eux-mêmes ? Leur rôle est évidemment de défricher, de proposer, d'imaginer. Pour l'écrivain Alan Moore, deux responsabilités leur incombent : réduire l’angoisse de l’inconnu, de l’avenir (l'effet cathartique) et mettre en garde contre les effets pervers du présent sur le futur et solliciter la responsabilité du présent (l'effet oraculaire). Ainsi, sur une thématique plus environnement/OGM, le recueil de science-fiction Moissons futures (éd. La Découverte, 2005) donne la vision d'écrivains sur le futur de notre agriculture. Là  encore, il apporte des éléments de réflexion sur les attentes et les angoisses, ainsi que je le montre dans ma note de lecture parue dans Natures Sciences Sociétés vol. 14 n° 3 :

Quelle agriculture en 2050 ? Tel pourrait être le point de départ donné par Daniel Conrad à  dix-huit écrivains de science-fiction pour son anthologie Moissons futures. Réunissant des nouvellistes expérimentés et un débutant, c’est une première dans un paysage de la science-fiction française peu habituée à  s’ancrer autant dans la réalité, excepté avec quelques auteurs comme Ayerdhal, Jean-Pierre Andrevon ou Jean-Marc Ligny. Quant au thème de l’agriculture, il est rarement, sinon jamais, traité par ce genre.

Ces dix-huit nouvelles sont autant de visions différentes, s’attardant sur un détail ou proposant une perspective générale, versant dans la hard science ou la poésie. Lionel Davoust décrit, par exemple, la fin de la pêche artisanale en Europe à  l’horizon 2050 avec l’introduction des quotas individuels transférables. Destinés à  assurer la rentabilité et la ressource, ils ont pour effet d’amener les gros exploitants à  devenir encore plus gros, en l’occurrence un puissant groupe de pêche qui fait main basse sur les quotas des pêcheurs bretons. Parvenu en position de monopole, il tue l’économie du littoral avec ses employés venus d’Europe de l’Est et d’Asie et la suppression des intermédiaires comme la criée. Dans la vision d’Ugo Bellagamba, s’opposent une agriculture « postmoderne » de précision, robotisée, à  base d’OGM « absolus » (résistants aux bactéries, aux ravageurs et aux variations du climat), devenue la norme, et quelques militants écologistes se revendiquant des physiocrates du XVIIIe siècle et bravant les interdits de la directive Mendel 2037-11 sur la non-prolifération des cultures privatives pour cultiver leur jardin. Dernier exemple, Jean-Claude Dunyach décrit des biologistes qui, au lieu de participer au programme mondial de lutte contre l’invasive Caulerpa taxifolia, mettent au point des variétés transgéniques capables de dépolluer la mer du mercure, du pétrole, de l’huile de moteur, du lisier et autres polluants – ce que l’on nomme aujourd’hui la bioremédiation.

Mais alors, est-ce la réalité telle qu’elle nous attend ? Peut-être,mais pas nécessairement. La science-fiction n’a pas tant pour ambition de prévoir le futur que de nous y préparer, ce qui rend cette anthologie thématique intéressante à  trois titres. D’abord, elle nous montre que l’agronomie et l’agriculture – ou, plus largement, les relations entre l’homme et l’environnement qui le nourrit – peuvent être aujourd’hui abordées par la science-fiction en raison des craintes et des espoirs qu’elles suscitent et de l’univers des possibles qu’elles ouvrent. Et ce n’est pas Jacques Theys, directeur scientifique de l’Institut français de l’environnement, qui contredirait ces écrivains, lui qui notait que « le développement attendu [...] du génie génétique laiss[e] envisager des changements radicaux dans les modes de production agricole pour le nouveau siècle et ouvr[e] la perspective d’une nature entièrement fabriquée par l’homme » (Jacques Theys, « Développement industriel et risques planétaires », Cahiers français, 294, 28-36, 2000). Raconter ce futur, c’est aussi un moyen de le conjurer. Publier une anthologie sur ce thème, élaborée avec l’aide bienveillante d’ingénieurs et de chercheurs en agronomie, c’est faire un gigantesque appel du pied aux citoyens et aux décideurs. Et ce, d’autant plus que les éditions La Découverte publient habituellement des essais et ont un large public d’étudiants, d’universitaires et de journalistes.

En effet, ces nouvelles sont des scénarios prospectifs qui peuvent suggérer des pistes de réflexion et éventuellement éclairer les décideurs et les scientifiques. Les auteurs explorent même des pistes complexes en mélangeant plusieurs de ces hypothèses de travail : ainsi, la combinaison du réchauffement climatique et des migrations croissantes de populations – en particulier d’Asie – peut, selon Jean Le Clerc de la Herverie, développer la culture du riz en Bretagne sud par des communautés vietnamiennes. Parmi les constantes qui traversent toutes les nouvelles (les impondérables ?), on peut noter le développement de l’agriculture de précision presque entièrement robotisée, la permanence de la contestation écologiste – qui n’hésite pas à  employer des moyens violents –, l’omniprésence des OGM et de la protection du vivant par les brevets et la propriété intellectuelle ou encore le réchauffement climatique. Ces nouvelles s’accordent aussi à  mettre en scène une convergence des « nouvelles » technologies, l’alliance des nanotechnologies et du génie génétique permettant, par exemple, de convertir le Sahara à  la culture céréalière en profitant du dessalement de l’eau de mer par nanofiltration.

Enfin, en considérant les auteurs de science-fiction comme un sous-ensemble de la société, c’est aussi une facette des relations entre science et société qui nous est montrée. Sans vouloir trop nous avancer dans une interprétation de ce côté-là , nous pouvons remarquer que, dans ces nouvelles, se mêlent tout à  la fois méfiance, respect et volonté de s’impliquer et de comprendre l’action des scientifiques et des spécialistes. Au-delà  d’une lecture récréative et plutôt captivante, cette anthologie saura, nous en sommes convaincu, apporter quelques éléments de réflexion à  nos collègues agronomes, aux décideurs politiques, à  ceux qui étudient la sociologie des sciences et les relations entre science et société, ainsi qu’à  tous les citoyens ou scientifiques curieux.

Notes

[1] Cette aura de fiction regroupe par exemple les nanorobots multiplicateurs, la "gelée grise" (grey goo) etc.

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