La science, la cité

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Réouverture du National Museum of Scotland

Après 3 ans de travaux ayant coûtée la bagatelle de 47 millions de livres, l'aile est du National Museum of Scotland à Edimbourg vient de rouvrir ce week-end. L'attente était à son comble et la campagne de promotion tournée autour du slogan "Discover the bigger picture" avait joliment entretenu le suspense.

  

Sur son blog, l'équipe du musée explique ce que recouvre cette idée conçue avec l'agence de communication Frame à Glasgow :

Discover the Bigger Picture is about encouraging you to look deeper into things. To find out more. We’re inviting you on a journey. We want you to uncover the surprising and inspiring connections behind each and every story. We want you to be curious. We want to make you question things. We want to inspire you. We want you to discover the bigger picture at the National Museum of Scotland.

"Découvrir la vision d'ensemble" c'est encourager à voir au fond des choses. En savoir plus. Nous vous invitons à un voyage. Nous voulons que vous découvriez par vous-même les connections surprenantes et inspirantes derrière chaque histoire. Nous voulons que vous soyez curieux. Nous voulons vous faire questionner les choses. Nous voulons vous inspirer. Nous voulons que vous découvriez la vision d'ensemble au National Museum of Scotland.

Après une inauguration en grande pompe le matin (photos / vidéo) devant 2.000 personnes rassemblées dans la rue, 22.000 visiteurs ont passé les portes du musée le premier jour !

Ce qu'ils ont découvert, c'est d'abord un bâtiment victorien calqué sur le Crystal Palace londonien, entièrement rénové. La "Grand Gallery", haute de 18 mètres, comprend 3 niveaux qui permettent de déambuler et de rejoindre les 16 salles attenantes.

Grand Gallery

Ce qui frappe ensuite, c'est le nombre d'objets présentés : plus de 8 000 dont 80 % sont montrés pour la première fois au public depuis la création du musée en 1866. Vous y trouverez notamment plusieurs salles consacrées aux sciences de la vie et de la terre, qui m'ont semblé les plus populaires. Les habitués du Museum à Paris ne seront pas dépaysés.

La Galerie consacrée au monde vivant (3 étages)  T-Rex

Mais plus qu'un musée d'histoire naturelle, c'est à un vrai musée d'histoire humaine et naturelle que nous avons affaire : l'art, l'industrie, la science, la technologie, les animaux, l'espace, la Terre, les cultures du monde… toute la planète semble s'être donné rendez-vous à Edimbourg, comme le montrent ces objets manufacturés et cette plaque d'un train à vapeur reliant Glasgow à Londres.

Princess Alice, un des trains à vapeur qui faisaient la liaison Glasgow-Londres

Parmi mes trouvailles et coups de cœur, voici un dodo et une superbe ironstone où le fer est oxydé, preuve de l'apparition de la photosynthèse (dans les stromatolithes) et du dégagement d'oxygène dans l'océan.

Dodo  Superbe "ironstone"

La science est présentée à travers quelques unes de ses réalisations récentes : la brebis Dolly (premier mammifère cloné, à Edimbourg justement) ou les miracles de la robotique qui permettent de redonner un bras ou une main à ceux qui l'ont perdu.

Dolly, la brebis clonée  Edimbourg, capitale des prothèses

On trouve aussi un modèle de la double hélice d'ADN, dont on raconte qu'il fut construit par Francis Crick lui-même pour un cours qu'il donna à l'université d'Edimbourg.

Modèle d'ADN

Cependant, les interrogations envers le "progrès" ne sont pas absentes, comme ce panneau consacré à l'énergie nucléaire qui rappelle Tchernobyl et… Fukushima !

Fukushima : voici de l'information récente pour un musée !

Bien que l'Ecosse soit la vedette de l'aile ouest du musée qui était restée ouverte pendant les travaux, elle apparaît également ici puisque de nombreux spécimens ont été ramenés par des savants, explorateurs ou notables écossais. Est ainsi mis à l'honneur Alexander Fleming, qui naquit le 6 août 1881 dans une ferme de Lochfield près de Darvel dans l'East Ayrshire. Dans cette vitrine sont montrées toutes ses médailles et récompenses, y compris son prix Nobel (au premier plan).

L'ensemble des médailles et récompenses reçues par Alexander Fleming

James Young Simpson, obstétricien et professeur à Edimbourg qui découvrit les propriétés anesthésiantes du chloroforme, était également amateur d'archéologie et collectionneur. Il fit don d'un bas relief assyrien vieux de 3 000 ans qui est montré dans le musée. On retrouve également Charles Darwin, qui étudia la médecine à Edimbourg, représenté ici à travers un exemplaire de L'Origine des espèces (deuxième édition, 1860), un oiseau qu'il a empaillé (Upucerthia dumetaria ou Upucerthie des buissons), et quelques scarabées épinglés par sa main.

Enfin, l'alliance entre art et science est également présente avec ces admirables "spécimens" entièrement soufflés en verre, qui font partie des dernières acquisitions du musée (malheureusement je n'ai pas noté le nom de l'artiste).

"Specimens" artistiques entièrement soufflés en verre.

Voici donc un somptueux musée entré de plein pied dans le XXie siècle. C'est un cabinet de curiosité plus grand que nature, dans un écrin architectural unique. Certes ce n'est pas l'Exploratorium de San Francisco et ses dispositifs interactifs, ni le Science Museum de Londres et ses questionnements sur la science en train de se faire. Néanmoins, les amateurs y trouveront leur bonheur et seront bien avisés d'envisager de prochaines vacances à Edimbourg.

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Est-ce la méthode scientifique qui guide le travail du chercheur ?

J'ai écrit avec quelques camarades du groupe Traces un livre collectif intitulé Les scientifiques jouent-ils aux dés ?, à paraître aux éditions du Cavalier Bleu. Son principe : analyser nombre d’idées reçues sur la science et sur ceux qui la font, en mobilisant les travaux de l'histoire, sociologie et philosophie des sciences. L'ouvrage a été dirigé par Bastien Lelu et Richard-Emmanuel Eastes, et préfacé par Dominique Pestre. Mélodie a déjà publié ses textes sur la vulgarisation et le progrès et après celui sur l'expertise, voici le chapitre sur la méthode scientifique (co-écrit avec Bastien) (version des auteurs, différente de la version finalement publiée).

Le chercheur est-il méthodique ?

Au cinéma, la découverte scientifique est souvent présentée à la façon d'une enquête policière. Une question remplace le crime, des expériences remplacent les indices et les témoins, le coupable devient l’inconnu ou une maladie à combattre. Le chercheur mène l’enquête, investigateur entièrement dévolu à sa cause, dont la passion confine parfois à l’acharnement. Méthodique, il avance par étapes, vient à bout des questions qui s’enchaînent et lève peu à peu le voile de l’ignorance qui recouvre la réalité. Cette vision de la science suppose une méthode implacable de raisonnement et d'élimination des fausses pistes. Le héros scientifique qui triomphe a toutes les qualités morales du "bon" : honnête, méticuleux, il est mû par le seul désir d’accéder à la vérité.

À l'école, on tente alors d'inculquer aux élèves les fondements de cette « méthode scientifique », qui verrait systématiquement les hypothèses succéder aux observations, les expériences adéquates menant ensuite à la conclusion, celle-ci s'imposant d'elle-même pourvu que l'élève-apprenti ait bien fait son travail. Pourtant, et l'on pourrait s'en étonner, la démarche suivie par un chercheur dans son laboratoire ne suit en rien cette progression linéaire, aussi fictive qu'idéalisée. Elle est plutôt faite de tâtonnements, de retours en arrière, de hasards et de conclusions hâtives avant d'en arriver aux « bons » résultats.

Étudiant des biologistes au travail dans les années 1980, Bruno Latour et Steve Woolgar ont ainsi assisté à des raisonnements impropres ("La bombésine se comporte parfois comme la neurotensine ; la neurotensine fait décroître la température ; donc la bombésine fait décroître la température") qui suffisent pourtant "à lancer une recherche qui devait conduire à des résultats salués comme une contribution exceptionnelle". Et ces anthropologues et sociologues des sciences de conclure à propos des procédures utilisées par les scientifiques : "si elles sont logiques, elles sont stériles ; si elles sont fructueuses, elles sont logiquement incorrectes".

Enfin, on peut mentionner le fait que parler d'une seule méthode scientifique, qui serait universelle, ne tient pas longtemps lorsque l'on prend conscience de l'infinie diversité des pratiques. Diversité d'une discipline à l'autre, tout d'abord, le travail du généticien n'ayant pas grand chose de commun avec celui du climatologue qui utilise des modèles numériques pour appréhender les phénomènes ou de l'archéologue qui ne peut pas mener d'expériences sur le passé. Diversité géographique ensuite, les variations observées d'un pays à l'autre ou même d'un laboratoire à l'autre permettant d'ailleurs à la recherche de ne pas s'enliser trop longtemps si un choix de méthode s'avère contre-productif. Diversité, enfin, au cours du temps, les pratiques de ce début de XXIe siècle n'ayant plus grand chose de commun avec celles qui avaient cours ne serait-ce qu'il y a cinquante ans.

D'où vient l'impression de méthode ?

Si le sentiment qu'il existe une « méthode scientifique » est cependant si fort, c'est peut-être que les écrits des scientifiques eux-mêmes l'alimentent. En effet, pour que son travail soit considéré comme valable, tout scientifique se doit de le publier, c'est à dire le mettre en forme, à la fois pour qu'il soit compréhensible par ses pairs (collègues) et pour qu'il puisse être mis en rapport avec leurs propres travaux. Ceci demande un processus d'écriture spécifique qui passe par une reconstruction totale du travail dont il rend compte. Oubliées, les erreurs successives ! Mis de côté, les choix faits au petit bonheur ! Sans oublier les hypothèses, formulées bien souvent après que les résultats les aient suggérées…

Ces reconstructions parsèment l’histoire des sciences et ont entretenu l’idée d’une méthode scientifique gravée dans le marbre. Prenons l’exemple de Gregor Mendel, ce moine glorifié comme le scientifique idéal aux vertus monastiques, cherchant la vérité et non la gloire. On raconte qu’il a mis en évidence les lois de l’hérédité grâce à un travail méticuleux sur de longues années, croisant des centaines de lignées de pois, comptant et recomptant des milliers de grains. Pour obtenir ces résultats qui sont encore considérés comme valides aujourd’hui, il aurait compté la répartition des formes après chaque croisement entre parents différents, obtenant le ratio “magique” de 9:3:3:1 dans la génération-fille. En réalité, il ne conçut pas un protocole expérimental parfait dès le départ puisque des vingt-deux caractères qu'il a étudiées, seuls sept ont été réellement exploitées (pois lisse ou ridé, plante haute ou naine, gousse enflée ou flétrie…), les autres donnant des résultats soit inexploitables soit incohérents avec le reste. Il s’y cachait d’autres phénomènes liés à la transmission des caractères entre générations, écartés à l’époque et compris seulement plus tard !

Un travail collectif

L'exemple de Mendel nous enseigne également que la communauté scientifique procède à des ajustements et des réinterprétations constantes des conclusions de chacun : des deux "lois de Mendel" bien connues des biologistes, une seule était présente dans sa publication de 1866, et ce sont des biologistes modernes qui ont interprété les résultats de Mendel comme montrant à la fois la ségrégation des caractères et leur assortiment indépendant dans les gamètes. En 1900, travaillant avec d’autres concepts et d'autres outils, trois chercheurs ont retrouvé indépendamment les uns des autres des résultats équivalents — plusieurs décennies après que Mendel et ses travaux furent tombés dans l'oubli. Malgré l’individualité de chaque scientifique, les interprétations dont il se permet et la diversité des approches possibles, un fond commun rend donc possible la constitution d’un corpus solide de connaissances.

Le travail de publication et de transmission des résultats est vital pour la communauté scientifique, c'est-à-dire en fait pour chacun des chercheurs qui, pris individuellement ou même au niveau de leurs laboratoires, ont besoin des résultats des autres pour pouvoir continuer à avancer. Les pairs représentent tout à la fois la base de travaux antérieurs sur laquelle un scientifique fonde son travail, et l'instance de jugement qui valide (ou non) ses propres résultats avant leur publication dans des revues académiques (un processus que l'on nomme le "peer review", ou "relecture par les pairs"). Cette interaction mutuelle entre l'individuel et le collectif passe par une mise en forme idéalisée du travail que l'on confond trop souvent avec la méthode qu'aurait suivi le scientifique. C'est bien de la dimension collective de l'entreprise scientifique qu'il s'agit.

On peut remarquer que le développement des sciences dans le monde antique, la "révolution scientifique" du XVIIe siècle en Europe ainsi que l'accélération et la professionnalisation du travail scientifique au XXe siècle tiennent pour partie aux avancées fulgurantes des dispositifs de transmission des connaissances — l'écriture d'abord, puis l'imprimerie et enfin les technologies de l'information et de la communication. Si ces deux progrès sont intimement liés, c'est bien parce que pour exister, le savoir scientifique doit être formalisé, transcrit puis diffusé au corps des scientifiques et de la société. Si l'idée de "génie individuel" en sort un peu écorné, nous gagnons dans la dimension collective de la science sa valeur et sa robustesse. Ce que soulignait Anatole France en écrivant dans sa nouvelle "Balthasar" (1889) que "la science est infaillible ; mais les savants se trompent toujours".

Bibliographie

  • Douglas Allchin (2003), "Scientific myth-conceptions", Science Education 87(3), 329-351.
  • Ron Curtis (1994), "Narrative form and normative force: Baconian story-telling in popular science", Social Studies of Science 24(3), 419-461.
  • Pierre Laszlo (1999), La Découverte scientifique, Paris : Presses universitaires de France.
  • Bruno Latour et Steve Woolgar (1988), La Vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques, Paris : La Découverte.
  • Robert K. Merton (1973), The Sociology of Science, Chicago : University of Chicago Press.
  • Hans Reichenbach (1953), The Rise of Scientific Discovery, Los Angeles : University of California Press.
  • Isabelle Stengers et Bernadette Bensaude-Vincent (2003), 100 mots pour commencer à penser les sciences, Paris : Les empêcheurs de penser en rond. Voir en particulier le chapitre Méthode.
  • René Taton (1955), Causalités et accidents de la découverte scientifique. Illustration de quelques étapes caractéristiques de l'évolution des sciences, Paris : Masson.

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Les experts sont-ils formels ?

J'ai écrit avec quelques camarades du groupe Traces un livre collectif intitulé Les scientifiques jouent-ils aux dés ?, à paraître aux éditions du Cavalier Bleu dans la collection "Idées reçues Grand angle". Son principe : analyser nombre d’idées reçues sur la science et sur ceux qui la font, en mobilisant les travaux de l'histoire, sociologie et philosophie des sciences. L'ouvrage a été dirigé par Bastien Lelu et Richard-Emmanuel Eastes, et préfacé par Dominique Pestre. Mélodie a déjà publié son texte sur la vulgarisation, voici le mien sur l'expertise (version de l'auteur, différente de la version finalement publiée).

L'expertise, qu'est-ce c'est ?

L'expert, c'est d'abord le spécialiste, comme les héros de cette série télévisée qui se livrent à des reconstitutions de scènes de crime ou à l'identification d'empreintes ADN. Équipés de leurs outils, armés de connaissances bien maîtrisées, ils sont capables de donner du sens à des éléments d'information épars et incomplets. Une flaque de sang, un lambeau de tissu sous un ongle… Leur théâtre d'action est surtout mécanique, parfois aseptisé, offrant des conditions de travail très proches de celles du laboratoire et permettant de mettre naturellement en application un savoir scientifique et technique.

Mais il y a une autre figure de l'expert. Dans la presse, face à un tribunal ou lors d'une audition parlementaire, l'expert est un spécialiste qui doit sortir de son champ d'action contrôlé et mettre son savoir en situation. Il n'est plus simplement chargé d'objectiver ou de quantifier, et on lui demande de préciser d'où il parle, de fournir des arguments avec un degré de confiance qui peut être inférieur à 100% et d'avancer des recommandations. Ce qui compte alors, c'est non seulement la science froide et solide, mais aussi les théories en émergence, la culture des communautés scientifiques, leurs présupposés. On raconte ainsi que quand Al Gore était vice-président des États-Unis, il demandait à chaque expert qu'il auditionnait : "Quelles sont vos hypothèses ?" Car il savait bien que chaque théorie ou explication avancée par la science repose sur des hypothèses, et que la conclusion ne vaut rien si on ne sait pas quelles sont ces hypothèses de départ ou implicites du raisonnement. Quand un biologiste explique qu'un maïs OGM est équivalent en substance au même maïs non OGM, c'est que pour lui la transgenèse découle des techniques précédentes de sélection variétale et ne constitue pas une rupture conceptuelle ou technique.

Lorsque la parole de l'expert devient publique et sert de passerelle entre science et décision, c'est de sa responsabilité de rendre cet échaufaudage intellectuel visible, et de celle des autorités de mettre en œuvre une expertise contradictoire qui confronte les points de vue et ose faire ressortir les divergences. En ce qui concerne les OGM par exemple, il a été montré que les généticiens n'ont globalement pas les mêmes positions que les écologues ou les agronomes. Et surtout, ils ne basent pas leurs positions sur les mêmes arguments et considérations, ce qui force à prendre de la distance ou au moins à remettre en perspective l'éclairage des experts.

Sinon, les conséquences peuvent être graves. L'expert ne se contente pas de donner un avis mais conduit à ériger des normes, les hiérarchiser, et contribue ainsi à énoncer de nouvelles règles de comportement qui structurent le monde où nous vivons — qu'il s'agisse d'autoriser des aliments nouveaux, d'encadrer les nouvelles pratiques de procréation médicalement assistée ou de réguler le commerce international.

Faut-il avoir confiance dans l'expertise ?

L'expertise scientifique sert souvent à éclairer l'action politique. Qu'elle soit le fait d'un corps constitué, comme l'Académie des sciences dont c'est l'une des missions, ou d'individus volontaires, elle permet de mettre les savoirs techniques au service de la société. Cependant, il arrive aux décideurs de faire appel aux experts pour recouvrir leurs décisions d'un vernis d'objectivité (au lieu d'assumer les valeurs qui les justifient) ou se dédouaner de leur responsabilité en cas d'impopularité ou d'échec. Les chercheurs continuent cependant à se porter caution parce qu'ils y trouvent leur intérêt, justifiant ainsi les investissements consacrés à la recherche scientifique et se prévalant du rôle de "conseiller du prince" considéré comme privilégié. Ce petit jeu peut être risqué : en entretenant leur "privilège d'extra-territorialité politique" (comme l'appelle Jean-Marc Lévy-Leblond), les chercheurs veulent échapper à la juste règle commune et peuvent se retrouver pris au piège entre une fausse autonomie et un effilochement des alliances avec le corps social. C'est-à-dire qu'à vouloir imposer à tous leur rève d'un savoir objectif et positif, à la fois utile pour eux et l'humanité entière, ils se retrouvent vidés du sens premier de leur mission et du soutien collectif.

C'est une des raisons pour lesquelles les institutions ou laboratoires de recherche ne doivent pas perdre de vue l'environnement dans lequel elles avancent et ce qui leur permet de tenir une position d'expertise indépendante et impartiale. Jusqu'à l'émergence du débat public sur les OGM, l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) se positionnait comme un fer de lance de l'innovation variétale, obtenant de nouvelles variétés destinées aux agriculteurs français, y compris transgéniques. Il s'apprêtait vers 1995-1996 à mettre sur le marché un colza génétiquement modifié, tolérant à un herbicide, co-développé avec des sociétés semencières privées. Mais la direction de l'Inra fit volte-face en 1997-1998, pour ne pas perdre sa légitimité à intervenir ensuite comme expert dans l'espace public. Cette barrière que l'Inra décida de ne pas franchir n'est pas toujours identifiable facilement. Les experts d'un domaine se retrouvent parfois à conseiller des entreprises privées et à siéger dans des comités d'homologation, sans y voir forcément de conflit d'intérêt… et en profitant même de ces diverses activités pour enrichir leur expertise !

C'est pourquoi on fonde de plus en plus la légitimité de l'expertise non plus sur la légitimité de la science mais sur des procédures contrôlables. Ces procédures ont déjà été évoquées : expertise collective et non individuelle, contradictoire plutôt qu'appuyée sur les seules positions qui font consensus, mentionnant les avis minoritaires, transparente et indépendante. Au lieu de contenir l'incertitude et de chercher à la réduire, il s'agit de la cerner et la rendre visible. Et tenter de cadrer le moins possible les experts : si le Comité permanent amiante (1982-1995) n'a pas permis de faire émerger le risque de ce matériau pour la santé publique et d'en interdire l'usage, c'est parce qu'il était pris dans un dispositif qui lui laissait comme seule possibilité d'intervention le contrôle de l'exposition professionnelle.

Les nouvelles tendances de l'expertise

L'expertise scientifique a longtemps été le fait de chercheurs engagés. Mais depuis la fin des années 1970, on assiste à une transformation des mobilisations des chercheurs, qui ne se reconnaissent plus dans l'image du communiste Frédéric Joliot-Curie ou du "chercheur responsable" qui politise son champ de compétence. À la place, on voit émerger la figure du "lanceur d'alerte" sanitaire ou environnementale, plus rare, individuel et moins directement en porte-à-faux avec l'institution. Les collectifs de chercheurs engagés, porteurs d'une contre-expertise comme dans les domaines du nucléaire ou de la santé, ont quasiment disparu au profit des organisations de la société civile (associations de malades, de solidarité, écologistes…). Ce mouvement est à la croisée de quatre tendances complémentaires, amenées à se développer :

  • face à des enjeux de plus en plus globaux et complexes (comme le climat ou la biodiversité), l’expertise scientifique participe souvent davantage à l’extension de la controverse et à la polarisation des débats qu’elle ne permet d’en sortir ; plutôt que d'attendre la preuve scientifique formelle, on en vient à privilégier une attitude comme celle du principe de précaution, qui fait valoir que l’absence de preuves ne saurait empêcher l’adoption de mesures destinées à prévenir un dommage. La trajectoire entre le laboratoire et l'expertise devient moins linéaire, remplacée par un processus d'apprentissage collectif au fur et à mesure que les certitudes évoluent ;
  • le corps social dans son ensemble profite de cette recherche en plein air. Au moment même où le niveau de scolarisation progresse, le credo du progrès est mis à distance et l'État décline, les frontières entre professionnels des institutions scientifiques et autres acteurs (usagers, malades, publics, praticiens, militants…) ne peuvent que devenir poreuses, impulsant une société de la connaissance disséminée :
  • les savoirs et engagements profanes sont reconnus pour leur légitimité et leur utilité, venant compléter les savoirs scientifiques experts. Cette combinaison a fait ses preuves dans de nombreux cas, des bergers anglais dont l'expérience locale peut être plus opératoire que des savoirs scientifiques plaqués abruptement aux malades du sida intervenant dans la conception de nouveaux essais thérapeutiques ;
  • les citoyens et groupes concernés s'impliquent de plus en plus dans les décisions, approfondissant ainsi la démocratie délégative par une démocratie dialogique avec une multiplication des espaces de débats et de choix (démocratie technique participative, conférences de citoyens…).

Bibliographie :

  • Jacqueline Janine Barbot (2002), Les Malades en mouvements : la médecine et la science à l’épreuve du sida, Paris : Balland
  • Christophe Bonneuil (2005), "Les transformations des rapports entre sciences et société en France depuis la Seconde Guerre mondiale : un essai de synthèse", in Joëlle Le Marec et Igor Babou (dir.), Actes du colloque Sciences, Médias et Société, École normale supérieure Lettres et sciences humaines, Lyon 15-17 juin 2004, p. 15-40
  • Christophe Bonneuil (2006), "Cultures épistémiques et engagement des chercheurs dans la controverse OGM", Natures Sciences Sociétés, vol. 14, pp. 257-268
  • Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas (2008), "L'Inra dans les transformations des régimes de production des savoirs en génétique végétale", in Christophe Bonneuil, Gilles Denis et Jean-Luc Mayaud (dir.), Sciences, chercheurs et agriculture, Paris : L'Harmattan/Éditions Quæ, pp. 113-135
  • Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (2001), Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris : Seuil
  • Emmanuel Henry, "Militer pour le statu quo. Le Comité permanent amiante ou l'imposition réussie d'un consensus", Politix, n° 70, pp. 29-50
  • Pierre-Benoît Joly (1999), "Besoin d'expertise et quête d'une légitimité nouvelle : quelles procédures pour réguler l'expertise scientifique ?", Revue française des affaires sociales, vol. 53, pp. 45-53
  • Jean-Marc Lévy-Leblond (1996), La Pierre de touche, Paris : Gallimard Folio essais
  • Naomi Oreskes (2004), "Science and public policy: what's proof got to do with it?", Environmental Science & Policy, vol. 7, pp. 369-383
  • Philippe Roqueplo (1996), Entre savoir et décision, l'expertise scientifique, Paris : INRA Éditions
  • Alexis Roy (2002), Les experts face au risque: le cas des plantes transgéniques, Paris : Presses universitaires de France
  • Brian Wynne (1992), "Misunderstood misunderstanding: Social identities and public uptake of science", Public Understanding of Science, vol. 1, pp. 281-304

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Vers une science féministe ?

Le féminisme n’’est pas que pour les femmes !

Être féministe, qu’’est-ce que ça veut dire au juste ? On peut répondre que c’’est reconnaître l’’injustice de la condition féminine et la combattre. Cas classique, ceux qui se battent contre l’’inégalité ou les pressions sociales dirigées contre les femmes. Si l’’on s’’y attarde, on s’’aperçoit que ce discours est plus profond : même si les inégalités entre les sexes semblent naturelles et peuvent être prétendument expliquées par des références scientifiques (souvenons-nous des métaphores sur la reproduction humaine), les féministes insistent sur leur côté construit et donc modifiable. Ainsi, l’’être humain a le pouvoir d’aller contre les perceptions courantes de soi et de la société.

Une version féministe de la science ne devrait pas seulement chercher à défendre la place de la femme. Ce n’’est pas non plus une science qui ferait appel à des qualités considérées comme féminines (préférence donnée aux comportements complexes de coopération et d’interaction par rapport aux attitudes individualistes et dirigistes), car féministe n’’est pas synonyme de féminin.

Une science féministe, c’’est une science faite en féministe donc en refusant l’’idée d’’une limite des potentialités humaines. Celui ou celle qui s’’en réclame doit rester fidèle à ses valeurs et sa culture propres et, tout en s’’inscrivant dans le champ scientifique, rendra également des comptes à la communauté sociale et politique à laquelle il ou elle appartient. Un beau programme, s’’il en est.

La science moderne et ses alternatives

Mais si on accepte une science féministe, en sommes-nous conduits à accepter une science créationniste ou une science communiste ? Voilà qui irait contre l’’idée de science une et indivisible. Même si la pratique de la recherche scientifique est plurielle et que les disciplines qui la composent entrent parfois en conflit. Et elle est entourée d’’une démarcation qui nous fait bien sentir où commence la science (entre la psychologie et l’’économie) et où elle s’’arrête (avec les Bogdanov).

Pourtant, la science moderne telle qu’’on la connaît aujourd’hui aurait pu être différente. On voit bien comment le développement de la science moderne en Occident a été fortement marqué par les riches gentlemen des Lumières, dirigés contre la sagesse populaire des femmes et des « sorcières » (1). On sait aussi qu’il suit globalement une même direction — celle d’’une plus grande maîtrise de l’’environnement conduisant à une meilleure efficacité de la production (je ne parle pas de « progrès » car cette notion a trop de connotations).

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Panthéon –: la Patrie, entre la Liberté et l’’Histoire, distribue des couronnes aux grands hommes

Du coup, certains philosophes des sciences ont proposé de regarder la science moderne comme quelque chose qui aurait pu ne pas arriver. Ils envisagent alors d’’autres versions de la science, dont la science féministe. Petit tour d’’horizon…

La première alternative est dite néo-marxiste. Au XIXe siècle, les philosophes allemands Engels et Marx défendaient une certaine vision de l’’histoire et de l’’économie, qui a été étendue depuis à d’’autres disciplines. Trois idées marquent la vision néo-marxiste de la science. Ce ne sont pas ses mauvais usages mais la nature même de la science bourgeoise qui explique l’’emprise croissante de la technologie (modification génétique de l’homme, contrôle de la matière à l’’échelle manométrique, remplacement de l’’homme par la machine etc.). Dans sa volonté de tout expliquer en décomposant mécaniquement des systèmes complexes (réductionnisme), la science bourgeoise serait néfaste. Une autre science néo-marxiste et plus émancipatrice est possible, et elle nous rapprochera de la vérité. Selon certains philosophes, cette science dépasserait la séparation entre sujet et objet, entre le rationnel et l’’émotionnel…

Faisant la jonction entre l’’avant et l’’après mai 1968, le philosophe français Michel Foucault s’’est intéressé aux pratiques de discours qui font exister un objet. Selon lui, la scientificité (2) n’’est qu’’une étape du discours, qui advient lorsque les normes de vérification et de cohérence sont fixées par un ensemble de critères formels. Ces critères dépendent du contexte historique et sont fondamentalement idéologiques. Foucault note également que la connaissance est nécessaire au pouvoir (qu’’il nomme « bio-pouvoir »(3)) et que celui-ci pousse à la normalisation totale de nos vies. On peut alors imaginer une science qui s’’oppose ou résiste à l’’absorption par le pouvoir, s’’étendant à partir de foyers alternatifs —— ce dont Foucault lui-même semble douter, y voyant encore et toujours la main du pouvoir !

La voix des femmes

Pour Evelyn Fox Keller, la généticienne devenue philosophe féministe dans les années 1970, nos conceptions de ce qui fait la connaissance scientifique sont biaisées par l’’expérience infantile de l’’objectivité. Celle-ci est elle-même marquée par des normes et structures sociales : depuis la Grèce antique, la vérité est assimilée à une vertu proche de l’amour (« phile ») ; puis elle deviendra « eros » par la force des choses ; ainsi, la recherche de la vérité « s’’érotisera » avec le développement d’’une vision où l’’homme triomphe de la nature en la courtisant, allant jusqu’à la violer s’il faut.

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Ernest Barrias, « La Nature se dévoilant devant la Science », 1899 au Musée d’Orsay

Avec cette prépondérance de l’’idée de contrôle, les explications mécanistes et réductionnistes sont privilégiées au détriment des modèles d’’auto-organisation et de forte interaction. L’’éducation des jeunes garçons favorise une autonomie statique (qui se construit en dominant les autres, et en détachant le sujet de l’’objet) que l’on retrouve ensuite en science. Cependant, une autre objectivité plus proche de l’’éducation féminine, fondée sur l’’autonomie dynamique (qui admet le lien aux autres et notre connexion avec le monde), est possible.

Enfin, la philosophe de la biologie Donna Haraway s’’est penchée en 1989 (4) sur la primatologie, discipline dont les principes méthodologiques sont constamment révisés sur le terrain. Elle montre que, au-delà des mœurs et de l’’organisation sociale des grands singes, les primatologues étudient des systèmes représentés par des métaphores qui peuvent changer au cours du temps. Ainsi, à la métaphore de la « division du travail » a succédé celle de la « circulation de l’’information », etc. Pour Donna Haraway, l’’éthologie et l’’étude des animaux n’’ont jamais porté sur les animaux eux-mêmes, mais sur des systèmes que les animaux ont servi à incarner (typiquement, les sociétés mâles dominantes). Plutôt que de réclamer sans cesse une objectivité transcendante, Haraway nous encourage à reconnaître que toute connaissance est locale, médiée, située et partielle.

Comment crée-t-on une science féministe ?

Ainsi, la science féministe n’’est qu’’une des multiples façons de remettre à plat une définition de la pratique scientifique que l’’on pensait acquise. La science féministe n’’est pas révolutionnaire : elle prolonge essentiellement les modes de raisonnement et de justification existants. Les théories qu’’elle produit peuvent être comparées avec d’’autres théories scientifiques alternatives. Ouf, pas de créationnisme ou de science communiste en vue ! Une fois ce préalable posé, la philosophe Helen Longino donne sa recette pour créer une science féministe en seulement deux étapes :

  • abandonner l’’idée que c’’est en faisant parler les données qu’’on crée un savoir absolu, et donc ne plus rester passif face aux données
  • domaine par domaine, regarder quelles hypothèses fondamentales sont tenues latentes et leur influence sur le processus de recherche. Pour cela, il est bon de connaître l’’histoire du domaine

Présentée ainsi, la science féministe fait moins peur et emprunte beaucoup de traits aux exigences de réflexivité présentes dans certaines méthodes scientifiques. Et pourtant, elles sont loin d’être majoritaires ! Dans « Science as Social Knowledge », l’’auteure prend l’’exemple des recherches cognitives sur les différences liées au sexe ainsi que les recherches paléo-anthropologiques sur les sociétés préhistoriques. Quand les chercheurs essayent de comprendre comment l’’évolution des sociétés préhistoriques a été marquée par le changement de comportement d’’un groupe en particulier, ils font entrer en ligne de compte tout un tas de « valeurs » masculines comme hypothèses de base. Entre la théorie de l’’homme-chasseur (développant des outils en pierre utiles à la chasse) et celle plus récente de la femme-cueilleuse (développant des outils organiques —— branchages… —— qui ne se sont pas conservés), il n’’y a pas de désaccord sur les données de fouille, seulement sur leur interprétation.

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L’’ouvrage de Longino a été écrit en 1990. Vingt ans après, il semble que certaines de ces valeurs masculines ont été effectivement battues en brèche en science, y compris par la présence accrue de femmes chercheuses ! Cependant, il ne faudrait pas en conclure que nous sommes entrés dans l’’ère de la science féministe. Pour Manuela de Barros, philosophe et théoricienne de l’’art à l’université Paris 8, « il en va de la science féministe comme du féminisme en général : une idée difficile à rendre opératoire dans les comportements et les compréhensions profondes », notamment parce qu’’elle s’oppose à « un système qui a peu d’’intérêt à changer ses prémices puisqu’’elles profitent à ceux qui les ont créées ». Cette « note de bas de page » de l’’histoire des sciences mérite à mon sens de rester vive dans les esprits, j’’espère que ce billet y contribuera !

Je remercie Manuela de Barros pour sa relecture et ses commentaires.

Notes :

(1) Au passage, on ne dira jamais assez combien l’’expression « remède de bonne femme » est méprisante !

(2) On appelle « scientificité » le caractère de ce qui est scientifique, c’’est-à-dire la qualité des pratiques et des théories qui cherchent à établir des régularités reproductibles, mesurables et réfutables dans les phénomènes par le moyen de la mesure expérimentale, et à en fournir une représentation explicite (définition Wikipédia).

(3) La volonté de savoir, Gallimard, 1976 (Tome I de l’’Histoire de la sexualité) ; Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1975-76, Hautes études, Gallimard/Seuil.

(4) Primate Visions : Gender, Race, and Nature in the World of Modern Science. Routledge : New York and London, 1989.

Pour aller plus loin :

» Illustrations CC Flickr : wallygBierDoctorPierre Pouliquin

» Cet article a été publié initialement sur le Pris(m)e de tête.

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Où se cache l'ésotérisme

L'artiste génial Mœbius (alias Jean Giraud) expose en ce moment et jusqu'au 13 mars 2011 à la Fondation Cartier pour l'art contemporain (Paris). Je n'ai pas vu l'exposition, intitulée "Mœbius-Transe-Forme", mais on m'a offert son catalogue (aux éditions Actes Sud) qui est superbe à tous points de vue ! Une douzaine de pages sont signées Michel Cassé, directeur de recherche au CEA et chercheur associé à l'Institut d'astrophysique de Paris. En prélude à un entretien avec Mœbius, Michel Cassé avance qu'en matière d'ésotérisme, "la science contemporaine ne craint personne (…) comme en témoigne cette livraison de juin 2010 d'arXiv, le serveur internet de la physique de pointe, section 'Relativité générale et cosmologie quantique'" :

Title: Brans-Dicke Wormhole Revisited -- II
Authors: Ramil Izmailov, Amrita Bhattacharya and Kamal K. Nandi

Title: Dirac's scalar field as dark energy within the frameworks of conformal theory of gravitation in Weyl-Cartan space
Authors: Olga V. Babourova, Boris N. Frolov and Roman S. Kostkin

Title: cuInspiral: prototype gravitational waves detection pipeline fully coded on GPU using CUDA
Authors: Leone B. Bosi

Title: Unusual Thermodynamics on the Fuzzy 2-Sphere
Authors: Sanatan Digal, Pramod Padmanabhan

Title: Effects of inhomogeneities on apparent cosmological observables: "fake'' evolving dark energy
Authors: Antonio Enea Romano, Misao Sasaki, Alexei A. Starobinsky

Title: Quantization of horizon areas of the Kerr black hole
Authors: Yongjoon Kwon, Soonkeon Nam

Title: Cascading Gravity is Ghost Free
Authors: Claudia de Rham, Justin Khoury, Andrew J. Tolley

C'est vrai qu'il y a de l'exotisme dans cet inventaire à la Prévert. Quand les physiciens reçoivent chaque matin dans leur boîte mail la liste des nouvelles publications de leur domaine recensées par arXiv, nul doute qu'ils y voient autre chose. Le Dictionnaire de l'Académie définit l'ésotérisme comme une "doctrine professée à l'intérieur de l'École et réservée à un certain nombre d'adeptes". Les physiciens sont peut-être des adeptes, et leurs "élucubrations" nous sont inaccessibles comme les théories des alchimistes étaient dites "hermétiques"… Mœbius le dit à sa façon :

C'est quand même un langage et une description qui ne peuvent être perçus que si on a été initié aux mathématiques à un haut niveau. C'est une cosmologie mathématique, numérique. Ça me rappelle un peu l'Égypte ancienne où il y avait plusieurs façons de décrypter le langage : celle des prêtres, celle des politiques et celle du peuple. C'est le même alphabet mais qui coexistait en trois langues. Ceux qui étaient au-dessus pouvaient comprendre les deux autres, mais ceux du bas ne pouvaient pas comprendre ceux du dessus…

Peut-on, néanmoins, rendre accessibles ces savoirs ? Vaste question, qui agite les neurones de tous les penseurs de la vulgarisation depuis de nombreux siècles. À défaut, on peut aussi les rendre sensibles, les amener à un autre niveau de matérialité ou de pensée qui soit partageable. Michel Cassé avance que les illustrations et les bande-dessinées de Mœbius sont de cet ordre-là :

Généreux, surabondant est le vide quantique, il est si peuplé de particules virtuelles qu'on s'étonne d'y voir à travers. Qui chantera les métamorphoses de ce haut vide, sinon Mœbius, réserve d'espace, généreux comme le temps ?

Ou encore :

La mécanique quantique est la mécanique de l'incertitude, de la déviation, de la transgression, celle de Mœbius,  par excellence.

Tout ceci est fort intéressant, surtout rehaussé des œuvres du sieur Giraud. Malheureusement, l'argumentation de Michel Cassé est souvent très absconse, succombant à son tour à un ésotérisme post-moderne qui tombe à plat. Mœbius me paraît plus raisonnable et intéressant à la fois (il parle d'expérience) :

Au-delà de l'aspect utilitaire [raconter des histoires], je me pose les questions, mais je manque d'outils pour aller jusqu'au bout de la réflexion. Ce qui est formidable quand je te rencontre et que je rencontre le monde de la physique, c'est que je m'aperçois qu'il y a des similitudes et des rencontres avec mon intuition, ma dérive poétique…

Comment ne pas penser, à cette lecture, aux brèves rencontres que nous vante Jean-Marc Lévy Leblond, "où telle œuvre d’art entre en résonance momentanée avec tel travail de science, sans pour autant que se confondent les cheminements de l’artiste et du scientifique" ?

>> Billet initialement publié sur mon blog ArtScienceFactory

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