De la co-construction des savoirs
10
nov.
2006
Après avoir montré que le public doit se rapprocher de la science, il est temps de faire appel à la sociologie pour comprendre ce que l'on entend par là . Et mettre fin à certaines idées reçues.
Comme le montre très bien Michel Callon dans son article "Des différentes formes de démocratie technique" (Annales des mines n° 9, pp. 63-73, 1998), il existe trois manières pour la science de traiter le grand public. Dans le premier modèle, dit "de l'instruction publique" ou "deficit model", le public est spectateur et il faut l'éduquer à tout prix ; "non seulement les scientifiques doivent tout apprendre au public, mais de plus ils ne peuvent rien apprendre de lui". Tant que le niveau moyen d'éducation scientifique est faible, les profanes ne peuvent se mêler de débats techno-scientifiques et les experts et scientifiques s'en chargent à leur place. Le modèle ainsi formulé paraît grossier mais il est implicite dans de nombreux discours et actes. C'est ainsi que les responsables d'une centrale nucléaire vont informer les riverains pour faire disparaître les émotions et les croyances et faire tendre le risque subjectif de la population vers le risque objectif calculé par les scientifiques. Ou encore, pour interpréter les sondages (Eurobaromètres ou autres) sur le rejet des OGM ou la méfiance vis-à -vis des ondes électromagnétiques, les experts n'ont qu'une explication : les citoyens manquent simplement d'information et de connaissances. Le verdict tombe... et voilà notre modèle de l'instruction publique ! Sauf que cette conception a été mise à mal :
Il existe certes une corrélation entre le degré de méfiance envers la science, et la catégorie socioprofessionnelle, et cette corrélation a peut-être contribué à renforcer le cadre d'interprétation issu du "deficit model", selon lequel ce sont les représentants des catégories les moins diplômées qui sont nécessairement les plus méfiants à l'égard du développement scientifiques et techniques. Mais Daniel Boy (1999) a souligné l'évolution très significative de cette corrélation : actuellement, les plus diplômés partagent avec les autres une méfiance vis-à -vis des retombées du développement scientifique et technique, ce qui met en cause le stéréotype de la relation de causalité entre la méfiance (associée aux fameuses peurs irrationnelles) et le degré d'ignorance.[1]
Alors,
dans ce modèle, la légitimité des décisions politiques a deux sources. La première concerne les fins poursuivies et ne dépend que de la représentativité de ceux qui parlent au nom des citoyens. La seconde touche aux moyens mobilisés pour atteindre ces fins et est conférée par la connaissance scientifique, objective et universelle, qui permet d'anticiper les effets produits par certaines actions.
Ce modèle a récemment trouvé ses limites dans l'arène publique, d'où le deuxième modèle dit "du débat public", "obtenu par déformation et extension du précédent". Le savoir scientifique y a toujours une valeur universelle mais il est trop réduit, voire irréaliste ; il se complète donc de savoirs locaux, plus complexes et changeants. On reconnaît aussi au profane "des capacités d'analyse sociologique", égales à celles du spécialiste qui se trouve en dehors de son domaine de spécialité ! De nombreuses procédures ont donc été mises au point pour faire intervenir les porteurs de savoirs locaux, qui sont désormais "des publics différenciés, ayant des compétences et des points de vue particuliers et contrastés" : enquêtes, auditions publiques, focus groups, conférences de citoyens etc.
Ces procédures qui instaurent des espaces publics de débat contribuent à brouille les frontières habituelles entre spécialistes et non spécialistes. Celles-ci cèdent devant la mutiplication des divisions qui parcourent en tous sens la communauté des scientifiques et le public. L'accord s'obtient par compromis et ceux-ci résultent le plus souvent de jeux stratégiques compliqués: dans ce modèle, la lumière ne vient pas d'une science rayonnante et sûre d'elle-même ; elle naît de la confrontation des points de vue, de savoirs et de jugements, qui, séparés et distincts les uns des autres, s'enrichissent mutuellement. Les acteurs au lieu de se voir imposer des comportements et une identité dans lesquels, éventuellement, ils ne se reconnaissent pas, sont en position de les négocier.
Mais ce modèle pose la question de la représentativité. D'où l'intérêt du troisième modèle, dit de "co-production des savoirs" (qui est mon préféré à long terme, comme l'indique le titre de ce billet). Dans celui-ci, les chercheurs et experts doivent dépasser leur crainte de voir le grand public envahir les espaces qui leur étaient réservés ; alors, l'expertise scientifique ne sollicite plus seulement la voix du public lors d'épisodes de débats mais l'intègre dès "l'élaboration des connaissances les concernant".
Dans ce modèle, la dynamique des connaissances est le résultat d'une tension toujours renouvelée entre la production de savoirs à portée générale, standardisée et la production de connaissances tenant compte de la complexité des situations locales singulières. Ces deux formes de connaissances ne sont pas radicalement incompatibles, comme dans le modèle 1 ; elles ne sont pas engendrées indépendamment les unes des autres comme dans le modèle 2 ; elles sont les sous-produits conjoints d'un même et unique processus dans lequel les différents acteurs, spécialistes et non-spécialistes, se coordonnent étroitement [et ne sont plus dans un rapport de confiance ou méfiance].
On touche alors aux savoirs décrits par Christophe Bonneuil, émergeant "de tous les pores de la société plutôt que des seules institutions spécialisées - centres de recherche publics ou privés, bureaux des méthodes, comités d’experts, etc. -" (cf. mon exemple du récent prix Nobel de médecine). Et à la notion de public indifférencié ou différencié se substitue celle de groupes concernés (associations de malades, acteurs locaux comme dans le cas des vignes transgéniques dans la région de Colmar etc.). Notons que du même coup, la question de la vulgarisation se pose tout à fait autrement : elle n'existe plus en tant que telle puisque chaque interaction entre chercheur et citoyen devient prétexte à échanger des savoirs, comprendre les méthodes de l'autre etc. Mais la vigilance doit alors s'imposer pour que les idéaux et le bien commun de la société ne soient pas confisqués par les intérêts particuliers de quelques groupes (problème que l'on retrouve plus largement en sociologie et politique).
Enfin, je renvoie les lecteurs curieux à la page de mon wiki qui traite précisément de ce thème.
Notes
[1] Joà«lle Le Marec, "Le public dans l'enquête, au musée, et face à la recherche" dans La publicisation de la science, Presses universitaires de Grenoble, 2005, p.87. Notons que le Daniel Boy en question sait très bien de quoi il parle puisqu'il décortique en profondeur et depuis des années les sondages d'opinion européens, notamment sur les biotechnologies...
Commentaires
Ton mini-compte-rendu est intéressant et ce dernier
est attractif -- seulement son adoption suppose que les agents impliqués n'aient aucun intérêt à se tourner vers les deux autres modèles (ou qu'ils les ignorent). Ce postulat est trop fort et doit être relâché dans une immense majorité de cas, parce que les scientifiques tirent parti de leur par rapport au reste de la population : leur modèle professionnel s'est construit dessus.Exemple : en astronomie, le professionnalisme scientifique s'est bâti sur la maîtrise des théories de l'optique, conjointement avec la confiscation des récompenses par les associations et l'achat de matériel hors de portée des amateurs. Je simplifie mais mes notes sur l'article de Lankford en rend mieux compte, cf. l'article lui-même pour les détails.
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Merci pour cet exposé. C'est assez amusant, car en le lisant, je ne peux m'empêcher de penser au problème des collaborations "interdisciplinaires" (j'espère ne pas faire trop "hors-sujet"). La science étant hyper spécialisée, il doit être possible de décrire les collaborations en termes similaires, avec tous les stades depuis "chacun travaille de son côté" jusque "tous les scientifiques participent ensemble de A à Z au projet, quelle que soit leur discipline". Expérimentant au quotidien la difficulté extrême de ce genre de collaborations entre scientifiques, j'ai du mal à imaginer (pardon Enro...) comment ton troisième modèle pourrait pratiquement s'appliquer, d'autant plus qu'il y a une asymétrie fondamentale ici entre scientifique professionnel et profane amateur. Ton argument du chercheur ayant peur pour son pré carré est par exemple intéressant. Le plus gros problème à mon avis est que ce pré carré existe réellement et que le profane ne pourra jamais vraiment l'appréhender; à la limite sa présence pourrait être "nuisible" (je grossis volontairement !). Exemple concret issu de mon expérience : je suis physicien, et je parle avec des biologistes. Je commence à bien connaître le domaine. Il m'arrive alors de "suggérer" des manips pour tester telle ou telle propriété qui me paraît intéressante pour comprendre un système. 99 fois sur 100, la manip est irréalisable pour une raison pratique que j'ignorais (du genre : "il est bien connu que ce genre de manips qui marche pour toutes les espèces ne marche pas uniquement sur la levure que tu étudies"). Chacun de nous a alors perdu son temps, et ce genre de conversations est frustrant pour tout le monde. Seul un effort et une présence continus pour passer outre ce genre de frustrations peut faire avancer les choses, et le résultat est loin d'être garanti. Pour faire quelque chose, il faut être focalisé sur ce caractère interdisciplinaire 100% du temps (un peu à l'image de tes collaborations entre scientifiques et citoyens, mais en permanence) : c'est loin d'être facile, c'est très chronophage et le résultat est très incertain. Je ne vois pas comment introduire des citoyens amateurs (qui ont d'autres activités professionnelles) là -dedans.
L'exemple de Tom Roud est interessant. Je partage l'attitude générale face à ce que tu proposes, Enro, à savoir intéressé mais dubitatif. Quand la vulgarisation est taxée de propagande scientiste (je n'exagère pas), quand l'opinion publique et les politiques soutiennent les faucheurs de champs expérimentaux d'OGM, peut-on attendre autre chose qu'une opposition frontale ?
Que les assocations de citoyens agissent en lobbyistes en finançant des recherches sur la toxicité de telle ou telle technologie, cela me semble normal. Mais que les scientifiques fasse appel aux non-spécialistes lors de la phase même d'élaboration des savoirs, cela me semble à la fois illusoire, inutile, contre-productif, et meme franchement bizarre. Je n'arrive pas du tout à m'imaginer un groupe de citoyens (même concernés) donner un avis utile à un chercheur... Tu penses peut-être qu'ils peuvent suggérer de nouvelles directions de recherche ? Je ne sais pas...
dubitatif mais intéressé, donc :-D
Merci à vous, fidèles lecteurs, de vos commentaires et de prendre soin de mon blog quand je n'ai pas accès à Internet... Je réponds donc avec un peu de retard !
Fr. > Comme l'écrit Callon et comme on pourrait le penser, les trois modèles ne sont pas exclusifs et sont amenés à cohabiter en fonction du thème scientifique, de l'échelle spatiale et temporelle, des acteurs etc. Sinon, je suis déçu, je pensais que tu donnerais quelques exemples issus de ton travail de master et de thèse sur les politiques de santé publique et (sans doute) le rôle des associations de malades voire de groupes concernés en général dans leur définition !! ;-)
Tom > Tu emploies le terme d'asymétrie, qui est un terme très usité en sociologie des sciences car il recouvre une réalité que l'on retrouve presque partout ; ça peut être le cas dans les collaborations pluridisciplinaires ! Cependant, ton exemple est peut-être trompeur dans le sens où le profane ne propose pas des expériences mais des thèmes de recherche, éventuellement des approches de l'objet de recherche — voire impose certaines conditions expérimentales. Il ne va pas dans le détail et je ne crois pas qu'il fasse perdre du temps à qui que ce soit... Aussi, tu parles de "profane amateur" alors que l'amateurisme n'existe pas dans cette conception : le profane est porteur de savoirs, différents de ceux du scientifique mais au même titre que celui-ci. Callon donne un très bel exemple :
Matthieu > L'exemple ci-dessus t'éclairera sans doute. Quant à faire intervenir le profane aux sources du savoir, ça peut sembler en effet difficile, ne serait-ce que parce qu'il faut parfois du temps pour se figurer ce qu'une voie de recherche peut donner. Disons que les profanes interviennent sur les dossiers relativement techniques (plus que scientifiques), avec des répercussions sociales, médicales ou censées répondre à une demande de la société. Je simplifie ici mais les travaux d'Aggeri et Hatchuel sur l'agronomie brossent un large panorama des trois logiques qui se combinent dans "une démarche de conception collective" :
L'exemple de la recherche en agronomie est intéressant puisque celle-ci s'est récemment retrouvée face au mur et renouvelle ses modes de pilotage (j'ai déjà cité le cas des vignes transgéniques de Colmar, il y aussi les expériences menées par Michel Sébillotte etc.).
hmmm, le coup des habitants qui connaisse le terrain, ca reste un exemple assez peu généralisable, non ? Au maximum, à l'épidémiologie et à l'agriculture, je dirais. J'ai l'impression que tu souhaites tres fort que des citoyens motivés pour s'interesser à , disons au hasard, biotech et nanotech, pourraient 1) donner un avis pertinent 2) décider en harmonie avec les chercheurs les études à mener, acceptant avec le sourire les recherches sur les OGM, pendant que les chercheurs serait d'accord pour laisser tomber les nanotubes de carbone ?
Je suis sur que j'exagère ce que tu dis, mais c'est tout de même un peu ca, non ? ca me semble un peu idéaliste.
Matthieu > Mais c'est idéaliste !! :-) Il s'agit vraiment de "modèles", idéalistes donc, qui permettent de penser et d'avancer dans la pratique. Sinon, pour ce qui est de faire des études sur ceci/abandonner les études sur cela, la configuration est évidemment plus complexe, cf. encore les trois logiques soulignées par Aggeri et Hatchuel dans mon commentaire précédent... Je ne crois pas qu'on se mettrait d'accord sur "abandonner les recherches sur les nanotubes de carbone" mais elles seraient soumises à un comité d'éthique puissant, les études de risques ne seraient pas oubliées, les applications militaires ne seraient pas favorisées aux détriments des applications médicales, les technologies ne seraient pas réservées une élite etc. Ce sont des exemples, hein, juste des idées en l'air pour montrer le type de négociations (souvent même plus fins et quantifiés) qui peuvent avoir lieu... Et tu sais comme moi que la recherche sur les OGM ou sur les NTC n'est pas monolithique, il n'y a pas "une recherche" qu'il faudrait accepter ou rejeter en bloc...
Un peu en retard, un exemple personnel de (tentative) de discussion citoyen-scientifique sur un sujet en économie : la mesure de l'inflation. Pourquoi les fonctionnaires qui font ce travail ne publient-ils pas leur relevés de prix détaillés ?
Qu'en penses-tu ?
Laurent > Merci, j'avais en effet lu ce billet aujourd'hui même. Intéressant, et qui prouve que "science" peut s'entendre au sens large et pas uniquement avec ma vision étroite de scientifique dur. Nonobstant, c'est bien auprès des technosciences, à la fois arides en apparence mais importantes dans nos vies, et symptomatiques de la distance expert-profane, que les "forums hybrides" ont la plus grande portée...
Enro, attention les économistes prétendent être aussi dur que toi :), voir les commentaires de ce billet.
Je suis plutot déçu par l'attitude des experts sur ce sujet précis, prendre la position de l'expert, mépriser un peu le citoyen qui passe et en arriver inventer des raisons bidons (voir sur mon billet la question sans réponse "ou est l'article peer-reviewed qui valide le phénomène"), ça mets un grand coups à la crédibilité desdits experts.
Enfin, maintenant à moi de faire passer le message aux politiques ...