Quand les journalistes prennent (trop) des pincettes
22
nov.
2006
Entendu ce soir sur France inter, à la toute fin du journal de 19h :
C'est à la fois complexe et poétique : dans la revue Nature à paraître demain, des chercheurs britanniques ont paraît-il découvert que les mots peuvent provoquer, dès leur simple prononciation, une sensation de goût chez certaines personnes. (c'est moi qui souligne)
Pourquoi autant de précautions en rapportant ainsi la nouvelle ? L'article original est bien plus affirmatif :
Here we show that individuals who experience synaesthetic tastes that are elicited by words (who are known as lexical–gustatory synaesthetes) begin to taste an upcoming word before they can actually say it (that is, while it is still 'on the tip of the tongue').
J'émettrais plusieurs hypothèses :
- 1. le journaliste aurait obtenu cette information de seconde main, par l'intermédiaire de la journaliste scientifique de France inter à qui il ne fait qu'à moitié confiance — et autres explications fantaisistes toutes aussi peu probables ;
- 2. il aurait obtenu l'information grâce au communiqué de presse envoyé par Nature (comme cela se pratique habituellement), communiqué qui serait plus mesuré. Sans pouvoir accéder au communiqué lui-même, on peut en avoir un avant-goût en jetant un œil à la présentation par la rédaction de l'article des chercheurs britanniques, qui est tout aussi affirmative :
In tests on individuals in whom synaesthetic tastes are elicited by words, they could 'taste' an upcoming word before they could say it.
- 3. l'information ne viendrait pas en première main de Nature mais d'une source tiers. Pourtant, en parcourant les articles en anglais consacrés à cette découverte, on s'aperçoit que les journalistes américains et anglo-saxons sont loin de montrer la même réserve :
Having a word stuck on the tip of the tongue is enough to activate an unusual condition in which some people perceive words as having different tastes, according to a new study. (Scientific American)
Lexical-gustatories involuntarily “taste” words when they hear them, or even try to recall them, she wrote in a study, “Words on the Tip of the Tongue,” published in the issue of Nature dated Thursday. (The New York Times)
For some people, the mere mention of a word can bring a very specific taste to the tongue. "Mountain" might elicit cold bacon, for instance, while "Michelle" might conjure egg whites. (New Scientist)
- 4. la distance traduirait une certaine méfiance plus générale vis-à -vis des résultats rapportés par les revues scientifiques, ce que j'expliquerais par 1) un manque de connaissance du mécanisme de peer-review ou 2) une image de la science comme accumulation de vérités provisoires et fragiles (un contre-coup de l'affaire Hwang ?) ;
- 5. la découverte serait si surprenante pour le journaliste qu'il en oublierait son professionnalisme pour laisser parler son scepticisme ;
- 6. la distance exprimerait un certain dédain vis-à -vis d'un résultat scientifique présenté comme essentiellement amusant et distrayant, en clôture du journal...
Autant d'hypothèses qui me laissent insatisfait et perplexe. Et vous, quelle est votre interprétation ?
Commentaires
Mon opinion...
Il est assez difficile de trancher sur un point comme celui-la, sans tomber dans du
...Amha, on peut avancer une autre raison : la peur de donner dans la science spectacle, et la peur de perdre sa crédibilité en relayant de la science amusante dans un très sérieux journal d'informations. D'après les extraits des journaux anglophones, ils n'ont pas eu cette préoccupation.
En matière de science divertissante, je n'ai pas pu m'empêcher de lire cette étude (issue des coffee break du NCBI) sur les mécanismes génétiques de la consistance de la cire d'oreille avec un sourire béat. J'ai vraiment adoré, et je n'imagine même pas le traitement qu'on lui aurait réservé à la radio...
Très bon article, en tout cas, assez révélateur de ce qui devient une constante dans le comportement du journalisme vis-à -vis de la science (ce à quoi je suis tenté d'ajouter : et encore, cet article, ils en ont parlé!)
T
moi je vote 4), sans hésiter. Ma nature desabusée me fait préferer le 4.2, la méfiance généralisée vis-à -vis de la science, mais le 4.1 n'est pas à négliger, l'exemple de l'économie étant là pour montrer que les journalistes français ne sont pas toujours compétent. dans la meme catégorie, tu pourrais aussi ajouter l'explication que les journalistes français sont tellement mauvais en fact-checking (exemple) que le speaker, qui lui, serait compétent, apporterait le conditionnel habituellement nécessaire pour relativiser les scoops de ses confreres.
Je te suggère de contacter la rédaction ou le médiateur de cette chaine généraliste pour obtenir, peut-être, un/des élément(s) de réponse qui sera(ont) de toute façon à prendre avec des pincettes. Une info en toute fin de journal de 19h se doit d'être "plaisante" car "de-stressante" des infos "sérieuses" précédentes et se veut être passerelle vers le programme "divertissant" qui suit. Le fait d'ajouter "paraît-il" amène une distanciation ( volontaire ?) et de la légèreté dans cette info scientifique, ce qu'un journaliste " indépendant" et "critique" s'autorise et qu'il ne doit pas considérer cela comme "faute professionnelle". Il me semble que le travail de la rédaction actuelle du journal de cette chaine généraliste est de réaliser des annonces, des titres, car elle pense que les auditeurs intéressés par tel ou tel sujet savent s'orienter vers d'autres sources d'info, "votre journal favori" ou internet ou revue spécialisée. Cette "liberté" de formulation d'info par un journaliste de France inter participe effectivement incidieusement à la dévalorisation de la Recherche.
Jujubier > J'ai en effet écrit au médiateur de France inter immédiatement après avoir publié ce billet, via le formulaire de contact disponible sur le site de la chaîne. Pas de réponse à ce jour... Sinon, je rejoins en partie ton analyse sur la volonté de distance et d'ironie du journaliste. Cela me fait penser à ce chat génétiquement modifié pour qu'il soit hypoallergénique, annoncé il y a quelques mois avec bruit et fracas, qui avait été aussi rapporté sur un mode moqueur par France inter. Le journaliste était même allé jusqu'à suggérer "un chat génétiquement modifié pour réparer le vase qu'il vient de casser", ce qui est à la fois absurde, méprisant et pas drôle du tout !!
A mon avis le journaliste ne connaît tout simplemet pas la synesthésie (car c'est de cela dont l'article de nature parle) et donc il remet en doute le résultat scientifique et/ou sa source d'information. Pour une belle définition de la synesthésie, je laisse wikipedia parler pour moi! http://fr.wikipedia.org/wiki/Synesth%C3%A9sie