Science chaude et éducation à la citoyenneté
17
fév.
2008
La science chaude, donc, fournit probablement un très bon support pour l'enseignement scolaire. Mais, selon Jacques Désautels[1], elle est aussi utile pour éduquer à la citoyenneté.
Un exemple : habituellement, l'enseignement des sciences fait intervenir des objets et lois abstraits dont on nous dit que leur connaissance est objective. L'objectivité serait-elle donc une propriété inhérente et a priori de ces faits scientifiques ? Non, elle est le produit d'un processus qui permet de se mettre d'accord, un processus d'objectivation. Mettre l'accent sur le processus plutôt que la propriété, voilà qui donne les clés permettant de mieux comprendre ce qui se passe dans les laboratoires et en dehors. Ainsi,
le défunt Conseil des Sciences du Canada (…) soulignait, de manière quasi prémonitoire, que « si les membres de la collectivité ne connaissent pas bien les interactions entre les sciences, la technologie et la société, ils remettent à une élite technocratique le pouvoir de façonner le monde qui les entoure » (1984, p. l5). Ce point de vue a d'ailleurs été repris (…) par le Conseil des ministres de l'Education du Canada (1997) qui stipule que
l'enseignement des sciences devrait « préparer les élèves à aborder de façon critique des questions d'ordre social, éthique et environnemental liées aux sciences » (p. 5).
Plus qu'un enseignement des sciences, il s'agit d'une "éducation aux sciences citoyenne" ou scientific literacy, de la même façon que l'information literacy part du principe qu'il est aussi important de savoir trouver, critiquer et utiliser l'information dans la société de l'information que de savoir lire et écrire dans la société industrielle. Elle ne la remplace pas mais la complète. Car pour rendre le citoyen actif et efficace dans la société technoscientifique du XXIe siècle, la connaissance pure conçue comme une fin en soi ne sera jamais aussi efficace que la conscience de l'écosystème où se mêlent démarches scientifiques, enjeux moraux et ambitions politiques. Pour prendre un exemple fictif, imaginons comment un citoyen alphabétisé sur le plan scientifique et technique réagirait à un article portant sur la coupe d'une espèce d'arbres :
il ou elle s'interrogerait en premier lieu à propos des relations avec les autres espèces de la forêt et les conséquences possibles de cette action sur les autres organismes. De plus, dans le contexte d'une étude d'impact environnemental, cette personne porterait un regard critique sur les méthodes d'analyse des données afin de repérer, le cas échéant, des indices révélateurs de biais reliés à des intérêts politiques ou économiques en jeu. Enfin, elle porterait un jugement sur la précision de la présentation des données et sur les raisonnements qui ont conduit aux conclusions.
La grande majorité des élèves ne se destinant pas à une carrière en science, il ne s'agit plus d'inculquer des bases scientifiques comme une connaissance préformatée et prédigérée mais replacées dans un contexte conférant des réflexes pour bâtir des réflexions citoyennes.
Notes
[1] Désautels, J. (1998). "Une éducation aux technosciences pour l'action sociale". In La recherche en didactique au service de l'enseignement (pp. 9-27). Journées internationales de didactique des sciences de Marrakech, Marrakech (Maroc): Université Cadi Ayyad, Faculté des sciences Semlalia.
Commentaires
"il ne s'agit plus d'inculquer des bases scientifiques comme une connaissance préformatée" > ça me rappelle trop le "des têtes bien faites plutôt que des têtes bien pleines", une idée qu'adolescent j'adorais jusqu'à ce que je l'entende dans la bouche de la plus réac des directrices d'établissement et que cela m'oblige à prendre du recul. Car une tête bien faite mais vide est l'idéal pour être productif sans être critique. Et c'est un des idéaux de cette société qui se focalise sur le présent, essayant de gommer le passer, les raisons historiques qui font que notre société est telle qu'elle est.
Et l'exemple de arbre montre très bien les limites de cette doctrine. Car 1. qui a envie de passer des heures à chercher les "biais" et juger "la précision de la présentation" ? 2. On ne peut pas discuter des biais sans une solide base scientifique. Moralité : ce rôle est tenu par des scientifiques. Mais pas n'importe lesquels, des scientifiques spécialistes de la discipline. Il n'existe plus de "savant" pouvant discuter de physique, de philosophie, de géologie, de cosmologie, de botanique, etc. Justement parce qu'il est impossible de débattre de tous ces sujets étant donné le nombre de scientifiques existants et du temps qu'il faudrait pour débattre. Comment porter un "regard critique sur les méthodes d'analyse des données" face à quelqu'un qui vous dira "j'utilise le test de Sichtrodumph" ?
J'arrete là , ma fille m'appelle...
En lisant vos différents billets sur la science chaude, je trouve une certaine proximité entre ce que vous dite et la façon dont se conçoivent, au moins chez un certain nombre d'enseignant (dont je fais partie) les sciences économiques et sociales : initier à la démarche plus qu'aux résultats (sans négliger ceux-ci), armer les élèves pour comprendre et s'orienter dans des systèmes abstraits, etc. Je ne pense pas que l'on le fasse encore assez, mais au moins essayons-nous.
cela dit, il faut être honnête : la science n'explique pas tout !
PS : je me fais évidemment l'avocat du diable ci-dessus. Je suis évidemment convaincu depuis longtemps qu'il serait bénéfique que tout le monde ait une meilleure idée de la manière dont la science se construit. Mais je suis convaincu aussi que cela ne remplacera pas une solide culture scientifique. Et l'analogie avec l'information litteracy ne me parait pas pertinente parce que la science est censée produire des savoirs, objectiver des faits, alors que les médias sont censés rapporter des faits.
Mais pour porter un "regard critique sur les méthodes d'analyse des données" (bigre !) il faudrait déjà une bonne dose de "connaissance pure", dont on est très éloigné.
les notions de biais, de représentativité de l'échantillonnage, de différence entre corrélation et causalité, sont complètement étrangères à la plupart des gens. Peut être sont elles beaucoup plus difficiles à acquérir que ce qu'on imaginerait ?
Pour moi le problème est qu'au contraire tout le monde donne un avis péremptoire à tort et à travers, s'indigne, signe des pétitions (pour ou contre les OGM, le nucléaire, les méthodes de lecture à l'école...) sans jamais se demander si, en fin de compte, le problème n'est pas bien plus complexe que ce qu'il paraît à première vue.
Bien sûr que les bases scientifiques doivent être un peu "prédigérées". En quoi est ce un problème ? Se plonger dans l'épistémologie et l'histoire des sciences, c'est certainement enrichissant, mais ça demande tout de même de comprendre un minimum de quoi il retourne.
on peut parler aux enfants de l'existence des alphabets phéniciens et grecs, lire des textes en vieux français, s'amuser de l'orthographe du XVIIIe, mais ça ne fait pas l'économie de devoir leur apprendre à lire et écrire...
blop > Ne déménage pas en Australie alors ! Je cite la tête de chapitre d'un rapport du Ministère de l'éducation sur l'enseignement scientifique à l'école : !! Au-delà de la boutade, tu peux lire ce qu'ils entendent par là , et reviens me dire si tu n'es toujours pas d'accord...