Depuis quatre saisons, la série américaine "Grey's Anatomy" dissèque pour nous le monde de la médecine, encore mieux que ne l'avaient fait d'autres séries antérieures. Problèmes sentimentaux à  l'hôpital, difficultés relationnelles, attachement trop fort à  un patient conduisant à  enfreindre les codes d'éthique de la profession (l'histoire entre Izzie Stevens / Denis Duquette) mais aussi la voix off qui ouvre et referme chaque épisode sont là  pour nous rappeler que la médecine est une activité avant tout humaine et qu'elle est le paroxysme du théâtre de la vie (et de la mort).

Mais la 5e saison diffusée actuellement aux Etats-Unis a introduit un personnage détonnant dans ce paysage : le Dr. Virginia Dixon, interprété par Mary McDonnell… déjà  aperçue dans la série "Urgences" ! Le Dr. Dixon, contrairement à  ses acolytes, ne fait preuve d'aucune empathie et n'a aucun sens des relations sociales. Comme le veut la mode, les scénaristes l'ont affublé du syndrome d'Asperger, ceci expliquant cela. Mais, dans l'épisode 10 diffusé le 4 décembre dernier, elle révèle tout autre chose et sa fonction apparaît enfin.

Attention spoiler

Alors qu'une jeune patiente de 16 ans meurt devant ses yeux, le Dr. Dixon se réjouit de disposer ainsi d'une donneuse d'organes en bonne santé et s'étonne que la décision soit difficile à  prendre pour les parents de la jeune fille. Pour elle l'équation est simple, et elle ne peut se résoudre à  faire entrer les sentiments dans la balance.

Fin spoiler

Ce personnage, qui n'est pas plus "scientifique" que ses collègues (pensons par exemple au Dr. Shepherd et ses essais cliniques publiés dans une revue académique), est incontestablement moins humain. Le téléspectateur réalise alors en creux que l'exercice de la médecine est autant un art qu'une science ou une technique, autant une activité contingente et subjective que l'application stricte de méthodes dont l'efficacité a été rigoureusement démontrée. Cela semble évident ? Et pourtant ! Pendant que la communauté médicale s'écharpe autour de l'evidence-based medicine (EBM) anglo-saxonne, c'est-à -dire la médecine basée sur les preuves, le patient est ravalé au rang d'une unité statistique plutôt que d'un individu singulier. Pour les partisans de l'EBM, la statistique des essais cliniques randomisés et des méta-analyses fait force de loi et peut importe la cohorte minoritaire, seule compte le résultat de la cohorte majoritaire. Les cas isolés ou allant à  l'encontre du courant actuel sont redéfinis en anecdotes, en artefacts ou paradoxes. On imagine très bien tout cela sortir de la tête du Dr. Dixon.

Mais on voit aussi dans cet épisode de "Grey's Anatomy" que la médecine traite des humains et que la formation des futurs soignants doit intégrer la dimension sociale de la pratique médicale, à  l'instar de ces cours d'humanités donnés par des philosophes, éthiciens, historiens et sociologues dont Anne Rasmussen défend à  juste titre la raison d'être dans le numéro de décembre de La Recherche (p. 90). Comme l'explique dans Le Matin le rédacteur en chef de la Revue médicale suisse :

La médecine moderne est très technique, de plus en plus cloisonnée, il est donc important que les étudiants apprennent à  la relier à  la narration subjective que le patient fait de sa maladie. La littérature favorise cette approche du sens, d'autant plus précieuse que le patient attend beaucoup du médecin. Souvent, il projette sur lui des pouvoirs exagérés. Le médecin doit avoir conscience de cette image de « gourou », de son rôle devenu encore plus complexe avec l'effondrement des croyances traditionnelles.