Journalisme scientifique et grands médias
2
janv.
2009
Ce texte est la traduction autorisée d'un billet paru sur le blog de John Hawks (professeur d'anthropologie à l'Université du Wisconsin-Madison), que je remercie. Son point de vue m'a semblé intéressant et j'espère qu'il suscitera des discussions !
La médiatrice sortante du Washington Post, Deborah Howell, a signé un éditorial sur le journalisme scientifique. Elle y répond aux réactions des lecteurs et professionnels suite à la publication d'un article d'envergure en novembre, lequel rapportait que les statines pourraient réduire de 44% l'incidence des crises cardiaques, même chez les personnes sans antécédents de maladie cardiaque ou accident vasculaire cérébral.
Le problème fondamental, souligné notamment par l'ancien directeur des NIH Harold Varmus, est qu'une réduction de 44% d'une valeur très faible (1,36%) n'est pas grand chose. Pour dire les choses différemment, près de 97% des personnes utilisant le médicament ne verraient aucune différence
.
Howell se concentre essentiellement sur le manque de transparence des financements privés derrière les études cliniques — un vrai problème, mais qui dissimule souvent une volonté de supplanter l'argent de l'industrie par les subventions publiques. (Après tout, pourquoi pas les deux ?)
Mais dans un passage beaucoup plus intéressant, elle cite le chef de la rubrique "Science" du Washington Post, à qui revient l'ultime décision sur quoi publier et à quelle place :
Nils Bruzelius, le chef de la rubrique "Science" du Washington Post, explique :
J'ai pensé que l'article et sa place en couverture étaient justifiés parce que son impact potentiel était significatif, bien que je comprenne les critiques. Il y a une tension inévitable entre le désir des journalistes et rédacteurs de bien placer leurs histoires et le besoin d'éviter la mode et la surenchère, et nous ressentons cela très fortement avec les histoires scientifiques ou médicales, car les avancées, même celles qui se révèlent faire partie de quelque chose de très gros, viennent généralement par étapes incrémentales. J'ai longtemps cru que les histoires scientifiques et médicales ont un certain désavantage dans cette compétition. Je n'ai sûrement aucune preuve mais je soupçonne la plupart des rédacteurs de haut rang qui décident de ce qui va en couverture d'être moins attirés vers ces sujets que le lecteur moyen car, à quelques exceptions près, ils sont un groupe auto-sélectionné qui est arrivé là où il est à la force de sa familiarité avec des sujets tels que la politique, les relations internationales, la guerre et sécurité nationale — et non la science.
Voilà une affirmation qui en dit long. Je ne crois pas que la science soit unique de ce point de vue, malgré tout — après tout, la plupart des processus politiques sont incrémentaux, et impliquent bien plus de sujets obscurs comme la procédure parlementaire, la comptabilité du budget et les officiels dans les arcanes. Un article sur la réforme du système de soins doit décrire toutes ces choses de la même façon qu'une histoire sur la génomique personnelle. S'il y a une différence, elle tient à ce que les sujets scientifiques reçoivent largement moins d'attention, si bien qu'il y a peu de gens qui suivent les étapes incrémentales. Cela signifie que chacune des histoires peu fréquente doit contenir toujours le même matériau de fond ou bien être très superficielle. A l'autre extrême se trouve le journalisme sportif — pour lequel de nouveaux résultats tombent constamment et dont la plupart des lecteurs connaissent les équipes principales, les joueurs et les règles du jeu.
Le problème réel n'est donc pas la nature du sujet, c'est la nature des chefs de rubrique — voir la dernière partie de la citation de Bruzelius. Ils comprennent la politique. Ils ne comprennent pas la science. N'ont aucune formation en la matière. Sentent difficilement ce qui est réaliste et ce qui est fantaisiste. Et contrairement à la politique — pour laquelle peu de journalistes ont peur d'éditorialiser — il y a peu de tentative de tenir une posture éditoriale cohérente.
Commentaires
Happy New Year, ENRO
great translation !! I wanted to find a mistake ;-) but I couldn't find any.
did you personally invent the word "médiatrice" ?
aha! so it turns out that Cafe des sciences has a competitor in English !! however, don't ya think that the title, scienceblogs.com, is fairly pedestrian and mundane ?
{{S'il y a une différence, elle tient à ce que les sujets scientifiques reçoivent largement moins d'attention, si bien qu'il y a peu de gens qui suivent les étapes incrémentales. (...) Le problème réel n'est donc pas la nature du sujet, c'est la nature des chefs de rubrique. Ils comprennent la politique. Ils ne comprennent pas la science.}}
C'est une très juste analyse, mais je voudrais suggérer que l'importance des problèmes est inversée: le problème réel est bel et bien la nature du sujet, parce que c'est la nature de ces sujets qui distingue la science de la plupart des autres grands domaines de l'actualité (le rythme de la science n'est pas le même, l'opposition classique Pour-Contre la dessert plus souvent, etc.).
Il est tout à fait exact que les chefs de rubrique proviennent rarement de la veine "science", et que, dans l'absolu, si ce "problème" était réglé, la science aurait une meilleure place. Malheureusement, ce n'est pas à ce niveau de la chaîne de production que ça bloque: s'il y a peu de sujets scientifiques dans les grands médias, c'est aussi parce qu'il y a peu de journalistes scientifiques dans les grands médias, et s'il y a peu de journalistes scientifiques, il y a donc peu de chances que l'un d'eux devienne un jour rédacteur en chef.
@Pascal : Merci de nous offrir ta vision de l'intérieur ! Et si j'en crois nos conversations, tu n'es pas très optimiste sur le nombre de journalistes scienitfiques, qui seraient largement dépassés par les blogs et victime des difficultés de la profession de journaliste en général…
C'est en effet un "problème" qui ne semble pas en voie de s'améliorer. Lorsqu'un journal fait disparaître sa page Science, le lectorat ne réagit pas, les collègues journalistes ne protestent pas (comme ils le feraient pour un journal qui ferait disparaître sa page internationale), et la communauté scientifique... Hum. :-)
Sur les rapports journalistes scientifiques/blogueurs, j'ai aussi tendance à penser de plus en plus que le blog est un instrument bien plus puissant que le journal pour parler de science, même vulgarisée. Car la science n'est jamais simple, demande des connaissances supplémentaires, du "background". Ce qu'il y a de frustrant dans les articles scientifiques de journaux est qu'on n'en tire pas la même chose en fonction de son propre "niveau" scientifique : le spécialiste ne le lira pas car c'est trop simplifié, le néophyte pourra être rebuté par un niveau d'accès un petit peu élevé. Au final, peu de gens vont trouver ces articles intéressants et les lire régulièrement, à part les gens vraiment intéressés.
Il y a une façon très simple d'offrir ce bakground sur un blog : avec des liens vers les bonnes pages/références elles-mêmes vulgarisées. Le lecteur néophyte intéressé sera alors moins rebuté car il pourra trouver les références et les compléments dont il a besoin en suivant ces liens. Le lecteur plus spécialiste n'ira pas voir ces liens et lira le billet seul, indépendamment de son contexe. Tout le monde s'y retrouve ainsi.
Je suis assez d'accord avec Tom sur le fond, mais je diverge sur les détails. Je crois que si on en arrive un jour à un point où les blogueurs remplaceront les journalistes dans la couverture de la science, on aura effectivement gagné en quantité d'informations et en partie en qualité; mais en partie seulement, parce qu'on aura au passage perdu deux choses fondamentales: peu de scientifiques blogueurs auront l'indépendance d'esprit nécessaire pour être critiques face à leur domaine (ou leurs collègues, ou leur institution) et surtout, peu de scientifiques blogueurs auront le temps ou l'énergie pour suivre des dossiers de longue haleine, et à long terme, du moins tant qu'ils seront bénévoles.
Certes, peut-être qu'un jour les blogueurs tireront l'essentiel de leur salaire de leurs blogues, mais si cela se produit, seront-ils encore des blogueurs au sens où on l'entend aujourd'hui... ou des journalistes professionnels? :-)