La science, la cité

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

À lire ailleurs : Callon et Latour, nouvelle étude sur les blogs de sciences

Mes frappes bloguesques sont de moins en moins chirurgicales et s'éparpillent de plus en plus autour du présent blog, qui reste malgré tout mon centre de gravité. Ainsi, j'ai publié cette semaine deux billets que je vous invite à lire ailleurs :

  • sur le blog collectif du Pris(m)e de tête, je propose une introduction à la théorie de l'acteur-réseau de Latour et Callon, pour tous ceux qui en ont encore une idée assez floue ou ne voient pas trop quel fut leur apport spécifique par rapport à d'autres sociologues des sciences. J'aime beaucoup le titre de ce billet, et je remercie la blogueuse en chef Marine de l'avoir trouvé : "Un monde de réseaux"

Bonnes lectures !

Partage

Les chercheurs-blogueurs ne sont pas des chercheurs comme les autres

J'assistais l'autre jour à la soutenance de thèse de Benjamin, auteur du Bactérioblog. Au-delà d'une prestation impressionante (mais on n'en attendait pas moins), couronnée d'une mention "très honorable" (la meilleure), j'ai eu devant moi non pas un chercheur mais un chercheur-blogueur. Une de ces créatures hybrides dont je parlais il y a quelques temps. Un chercheur dont l'approche de la science et le travail sont marqués par une grande curiosité pour les conditions de production des connaissances scientifiques, un fort souci pédagogique et des parti-pris marqués.

Ainsi, le chapitre d'introduction du manuscrit de thèse s'attardait longuement sur l'origine des biofilms dans la nature, la façon dont les chercheurs ont été amené à s'y intéresser et l'évolution des conceptions. Un genre que Benjamin avait déjà exploré dans ses billets sur l'origine des antibiotiques ou celle des vaccins. Une des rapporteuses n'a pas manqué d'être étonnée par ces vingt première pages qu'elle a qualifiées de philosophiques et sociologiques. Son incompréhension totale du travail de Benjamin (marquée par la surprise mais aussi les qualificatifs impropres employés) n'était pas partagée par tous les membres du jury, montrant le fossé qui peut exister au sein de la communauté scientifique.

Autre exemple : une des illustrations de l'introduction de thèse reflétait l'évolution du nombre d'articles consacrés aux biofilms, selon la base Pubmed. Tiens tiens… Benjamin avait déjà effectué ce travail de bibliométrie dans un billet consacré au prix Nobel Sydney Brenner, en avril 2007. Force est de constater que l'activité bloguesque permet d'enrichir le travail de recherche… D'autres blogueurs de science pourront, j'en suis sûr, détailler en commentaire d'autres exemples de ces fertilisations croisées.

Troisième exemple : le diaporama de soutenance (sous Keynote) de Benjamin était truffé d'animations, une technique qu'il avait expérimentée sur son blog pour expliquer la coloration de Gram. À nouveau, le blog permet de sortir de sa zone de confort et d'expérimenter de nouvelles façons de communiquer, que l'on peut retrouver ensuite dans des travaux plus académiques. Abel Pharmboy le montre à sa manière dans son dernier billet.

Benjamin a finalement décidé d'explorer d'autres voies et de quitter le monde de la recherche. Le jury s'est presque senti trahi par cette décision. Son directeur de thèse a indirectement été forcé de reconnaître combien le chercheur-blogueur bouscule les cadres rigide du monde de la recherche : plus rapidement autonome, sans doute plus impatient, il doit alimenter sa recherche par de nouvelles perspectives s'il ne veut pas se retrouver étranger à son propre monde. Pour ledit directeur de thèse, le départ de Benjamin doit être mis sur le dos de la peur de la difficulté — ce qui évite de s'interroger sur le fonctionnement de la recherche scientifique. Le directeur du jury, lui, était plus ouvert à l'idée que certains cerveaux peuvent se sentir à l'étroit dans un laboratoire. Espérons que notre chercheur-blogueur, à défaut d'être toujours un chercheur, restera un blogueur !!

Partage

Y'a-t-il encore des intellectuels engagés ?

M. le prof écrivait récemment sur son blog que si on compare la place des "intellectuels" dans les débats populaires sur les cinquante dernières années, on ne peut que se rendre compte de leur baisse de popularité et donc d'influence passant de "contemporain capital" à simple consultant. Et de poser l'hypothèse que cette perte de considération envers les intellectuels, et surtout le fait qu'ils soient (volontairement ou pas) tenus à l'écart de nombreux débats populaires participe d'un mouvement plus large de perte de confiance dans la production de l'esprit et plus largement dans la science en général.

Comme souvent, on idéalise le passé et on tent à oublier que les formes de l'engagement public des chercheurs ont été multiples. Christophe Bonneuil propose par exemple la périodisation suivante :

  • de l'affaire Dreyfus (qui fonde la conscience politique des scientifiques) au colloque de Caen en 1956, l'engagement relève à la fois d'un devoir de pédagogie envers la société qu'il s'agit d'instruire et d'un rapport privilégié à l'objectivité qui impose de tendre la main à la justice comme l'écrit Paul Langevin
  • après mai 1968, l'intellectuel se met à questionner les rapports de domination qui traversent sa communauté et revendique une science "pour le peuple" ; la critique est plus réflexive car l'impact de la science sur le bien-être ne fait plus l'unanimité et le militantisme de gauche envahit le monde académique. Le savant engagé devient un chercheur responsable, qui politise son champ de compétence et va jusqu'à rejeter la posture d'expert
  • dans un contexte de reflux global des mobilisations, cette attitude cède le pas autour de 1981 à un rapport plus bon enfant à l'engagement : l'institution absorbe les chercheurs militants, les disciplines des sciences humaines et sociales font le plein et s'institutionnalisent également, les chercheurs se lancent dans la promotion de la culture scientifique et technique. On glorifie le lanceur d'alerte, un vestige du "chercheur responsable". La critique émane plus des organisations d'une société civile plus éduquée que des collectifs de chercheurs.

Christian Vélot, biologiste lanceur d'alerte sur les OGM ©© David Reverchon

Voilà comment l'intellectuel engagé flotte entre plusieurs eaux, également soumis aux schémas de la société qui l'entoure. Quand Guillaume écrit dans un commentaire sur ce blog : Quand les politiques se mêlent de sciences, on voit bien les résultats désastreux que cela entraine pour la science. Le scientifique ne devrait-il pas se limiter lui aussi à son domaine de compétence?, c'est bien qu'il juge les engagements de Jacques Monod entre les années 1950 et 1970 à la lumière de la société d'aujourd'hui.

Pour autant, nous sommes depuis presque 30 ans dans la troisième et dernière période décrite par Christophe Bonneuil, et l'on sent quelques frémissements sur les formes d'engagement de nos intellectuels. Plus présents dans l'arrière-scène médiatique (sur les blogs de science, notamment), plus conscients des défis du XXIe siècle et de leur profondeur sociale (réchauffement climatique, explosion démographique, état écologique de la planète…), imprégnés du principe de précaution, ils nous préparent forcément quelque chose de nouveau. L'ouverture à l'interdisciplinarité participe de cette prise de conscience, de cet "engagement", tout comme les réflexions sur la gouvernance de la recherche. S'il n'y a pas d'étincelles ou de gesticulations médiatiques, c'est aussi parce que ceux qui peuplent les laboratoires ont de plus en plus un statut précaire, ce qui limite leur liberté d'engagement "à l'ancienne" mais offre autant d'occasions d'en inventer de nouvelles formes : plus collectives, plus anonymes (ou pseudonymes)…

 via Emmanuel et Nicolas ©© Aurélien Tabard

Enfin, je pense qu'on en viendra à réviser nos conceptions sur les notions de réputation et d'autorité. J'ai l'impression de me répéter sur ce sujet que j'ai déjà abordé mais il me semble fallacieux de critiquer la réputation pour mieux vendre l'autorité. Ces deux faces d'une même médaille se répondent l'une et l'autre. L'autorité est cognitive, la réputation est sociale. L'examen de l'autorité ne s'appuie pas moins sur des critères extérieurs de jugement, peu différents de ceux qui fabriquent la réputation. La réputation nous aide à trier le bon grain de l'ivraie et l'autorité de Claude Allègre en matière de sciences de la terre passe par le filtre de sa réputation quand sa parole devient publique. La prochaine figure de l'intellectuel public, j'en suis sûr, aura bien compris cette dualité et s'en servira — nous forçant en retour à être encore plus vigilants sur nos critères de jugement et de confiance…

Partage

En route pour la Science Online Conference à Londres

Je pars ce soir pour Londres assister à la "Science Online Conference 09". Contrairement à l'année dernière, je ne traverse pas la Manche — mais paradoxalement le trajet (depuis Edimbourg) est plus long ! Je bloguerai en temps réel les discussions sur le salon FriendFeed prévu à cet effet, en compagnie d'autres participants. Que ceux qui ne seraient pas à l'aise avec cet outil se rassurent, le contenu est également repris ci-dessous.

Partage

Chercheurs 2.0 ?

Il y a quelques mois, Olivier Le Deuff écrivait un billet sur son blog pour esquisser un constat d'échec de la science 2.0, comme une bulle qui se dégonflerait avant même d'avoir vraiment grossi. J'avais à l'époque laissé un commentaire que je voulais moins sceptique et surtout, qui attirait l'attention sur une dimension un peu passée sous silence : le fait que la science 2.0 se fait déjà sur des plateformes non spécialisées, comme Friendfeed.

L'article académique issu de ce billet, co-écrit avec Gabriel Gallezot (un nom qui est familier, normal, ce chercheur a commis de nombreux écrits avec Olivier Ertzscheid d'Affordance), vient de sortir. Je me suis précipité dessus et j'y ai trouvé plein d'idées. La question principale posée par ces auteurs consiste à savoir si les pratiques informationnelles et communicationnelles des chercheurs sont profondément renouvelées par les outils du web 2.0, justifiant le vocable « chercheur 2.0 » ou sont le résultat d’une appropriation des outils liés au phénomène de l’eScience, débutée il y a quelques décennies déjà (avec arXiv ou la bases de données de recherche GenBank par exemple). Pour notre part, nous nous intéresserons surtout au cas des blogs.

Les weblogs, représentants numériques des carnets de recherche, d’une certaine vulgarisation scientifique (dissémination sociétale des résultats), de réseautage, d’influence, de stratégies et d’expression envers ses pairs, présentent eux aussi des spécificités à analyser. Du site de chercheur aux « agrégateurs » de billets (Postgenomic), en passant par les plates-formes dédiées à la recherche (Hypothèses), les blogs ont dépassé l’extime au profit d’une expression scientifique.

Les auteurs font des blogs l’instrument le plus utilisé du web 2.0 pour les sciences, lequel présente de nombreux atouts pour la valorisation du chercheur.

Quelques chercheurs ont désormais pris l’habitude de bloguer régulièrement sur des sujets proches de leurs thématiques de recherche. Le phénomène parfois critiqué par une partie de la communauté scientifique, semble connaître si ce n’est un essor, un attrait du public.

Tout comme le web 2.0 offre la possibilité de commenter, de débattre et de recommander, les blogs de science ouvrent les savoirs scientifiques aux commentaires et aux critiques d’autres chercheurs mais également de tous types de lecteurs. Dès lors, comme dans le web 2.0, la popularité prend le pas sur l'autorité et l'opinion sur l'institution : Wikio classe les blogs de science selon leur popularité, la marque d'un chercheur l'emporte sur sa pertinence. Les blogs bien insérés dans le réseau, recevant de nombreux liens ou fonctionnant en communauté (à l'instar du C@fé des sciences, qui est mentionné), augmentent alors leur visibilité. Dommage qu'à ce stade, les auteurs ne s'appuient pas sur le travail de Gloria Origgi qui montre que ce glissement n'en est pas un : l'examen de l'autorité ne s'appuie pas moins sur des critères extérieurs de jugement (l'institution de rattachement, les hauts faits, le palmarès des revues ayant accepté une publication…) que la réputation numérique aujourd'hui. Surtout, il y a une vraie valeur épistémique dans les dispositifs citationnels - se fier à la réputation de ceux dont on parle le plus - et la réputation est une notion essentielle à l’épistémologie, un critère rationnel d’extraction de l’information de n’importe quel corpus de savoir, scientifique ou pas.

Cet état des lieux ne reflète que la situation actuelle, libre à nous de développer les outils permettant de capturer l'effet de la science 2.0 : suivi du partage des références sur les outils de social bookmarking, de la diffusion d'un item (article ou billet) sur la toile… Il s'agit à la fois de développer de nouvelles formes de bibliométrie-nétométrie et de moteurs de recherche d'information. En ligne de mire : la science en action mais aussi la science en liaison et la science en diffusion. Ce besoin est prégnant quand, après des décennies de dictature du facteur d'impact et d'obsession par quelques revues phares, ces nouvelles pratiques prônent un retour aux contenus des articles mais aussi aux résultats scientifiques qui les étayent, aux unités informationnelles qui les composent, mais encore à leur partage, leur réagencement.

G. Gallezot et O. Le Deuff centrant leurs propos sur les blogs de chercheurs, il est normal qu'ils en viennent à déconsidérer le classement Wikio qui mélange toutes sortes de profils, voire même toutes sortes de contenu scientifique. À mon avis il n'y a pas lieu de se formaliser, ce classement étant très imparfait, pas fait pour cerner et disséquer finement l'univers des blogs de science — voire même pour durer. Au passage, ils commettent une erreur puisque les blogueurs de ScienceBlogs ne sont pas tous d’authentiques chercheurs : on y trouve des journalistes scientifiques, des documentalistes, des professionnels de l'édition savante… Autre information erronée : ScienceBlogs ne fait pas payer l'hébergement pour garantir l'absence de publicité mais au contraire, offre un hébergement gratuit et rémunère ses auteurs en leur reversant une partie des gains publicitaires (du moins c'était leur fonctionnement au moment du lancement, je doute qu'ils en aient changé depuis).

Problème connexe : quelle est la place de la parole experte sur les blogs et que faire face à la tectonique des compétences ?

Le blog permet ainsi une sortie hors champ de compétence pour afficher régulièrement des opinions ou des faits qui ne sont pas proprement scientifiques. Le glissement s’opère notamment sur des questions politiques et plus particulièrement d’ailleurs en ce qui concerne l’éducation et la recherche. Cet aspect étant exprimé par Tom Roud : Je m’autorise également à déborder (plus ou moins sérieusement) en donnant mon avis sur des sujets d’actualités plus généraux en essayant de garder un angle d’attaque scientifique.

À mon sens, il est dommage que les auteurs ne discutent pas plus longtemps de cette citation de Tom Roud qui vaut, je crois, qu'on s'y arrête (disclaimer : j'ai participé avec Tom à créer le C@fé des sciences). Car qu'est-ce qu'un angle d'attaque scientifique ? Comment caractériser un billet sur les accidents d'avion vus à travers le filtre des probabilités, écrit par quelqu'un dont le domaine d'expertise tient plus de la physique et la biologie théorique ? Quelle est l'expression scientifique propre aux blogs dont parlent les auteurs dans ma première citation ? Où est passé le rapprochement entre sphère professionnelle et sphère scientifique qui avait tant plu à Olivier Le Deuff dans son billet ? J'avais eu il y a quelque temps une discussion mouvementée avec André Gunthert concernant la faculté des blogs de permettre une vision à 360° de l'univers du scientifique. La question reste ouverte, mais c'est assurément un sujet important. Je vois en particulier deux points dont il faudrait tenir compte : la valorisation de l'esprit scientifique au quotidien par le blog et la pluralité des formes de l'expertise.

Les auteurs concluent en sortant de leur chapeau la distinction entre intellectuel et chercheur. Pour eux, le chercheur doit se garder de tomber dans les travers démagogiques de l'intellectuel, et confondre un classement de popularité avec un classement d'autorité. Mais est-ce vraiment la seule alternative ? Non, les sociologues Éric Dagiral et Sylvain Parasie ont décliné une typologie qui inclut également le chercheur engagé (dont les engagements politiques et moraux s'inscrivent dans la continuité de ses recherches), le vulgarisateur et le promeneur (qui, à l'instar de Jean-Louis Fabiani sur son blog aujourd'hui disparu, "Le Piéton de Berlin", rend compte sur un mode subjectif assumé de son activité et du monde de la recherche). En quoi est-ce contradictoire avec l'impératif des outils de mesure des effets viraux des blogs, sur lesquels les auteurs semblent tout miser à la fin de leur article ? Je ne le vois pas…

Si G. Gallezot et O. Le Deuf échouent en partie à comprendre ce qui se trame autour de la science 2.0, c'est peut-être parce qu'ils restent le nez collé à leurs concepts de l'ancien monde, incapables de percevoir comment les blogs de science bousculent ces catégories qu'ils ne veulent pas lâcher.

Partage

- page 2 de 11 -