La science, la cité

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Mot-clé : militantisme

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Y'a-t-il encore des intellectuels engagés ?

M. le prof écrivait récemment sur son blog que si on compare la place des "intellectuels" dans les débats populaires sur les cinquante dernières années, on ne peut que se rendre compte de leur baisse de popularité et donc d'influence passant de "contemporain capital" à simple consultant. Et de poser l'hypothèse que cette perte de considération envers les intellectuels, et surtout le fait qu'ils soient (volontairement ou pas) tenus à l'écart de nombreux débats populaires participe d'un mouvement plus large de perte de confiance dans la production de l'esprit et plus largement dans la science en général.

Comme souvent, on idéalise le passé et on tent à oublier que les formes de l'engagement public des chercheurs ont été multiples. Christophe Bonneuil propose par exemple la périodisation suivante :

  • de l'affaire Dreyfus (qui fonde la conscience politique des scientifiques) au colloque de Caen en 1956, l'engagement relève à la fois d'un devoir de pédagogie envers la société qu'il s'agit d'instruire et d'un rapport privilégié à l'objectivité qui impose de tendre la main à la justice comme l'écrit Paul Langevin
  • après mai 1968, l'intellectuel se met à questionner les rapports de domination qui traversent sa communauté et revendique une science "pour le peuple" ; la critique est plus réflexive car l'impact de la science sur le bien-être ne fait plus l'unanimité et le militantisme de gauche envahit le monde académique. Le savant engagé devient un chercheur responsable, qui politise son champ de compétence et va jusqu'à rejeter la posture d'expert
  • dans un contexte de reflux global des mobilisations, cette attitude cède le pas autour de 1981 à un rapport plus bon enfant à l'engagement : l'institution absorbe les chercheurs militants, les disciplines des sciences humaines et sociales font le plein et s'institutionnalisent également, les chercheurs se lancent dans la promotion de la culture scientifique et technique. On glorifie le lanceur d'alerte, un vestige du "chercheur responsable". La critique émane plus des organisations d'une société civile plus éduquée que des collectifs de chercheurs.

Christian Vélot, biologiste lanceur d'alerte sur les OGM ©© David Reverchon

Voilà comment l'intellectuel engagé flotte entre plusieurs eaux, également soumis aux schémas de la société qui l'entoure. Quand Guillaume écrit dans un commentaire sur ce blog : Quand les politiques se mêlent de sciences, on voit bien les résultats désastreux que cela entraine pour la science. Le scientifique ne devrait-il pas se limiter lui aussi à son domaine de compétence?, c'est bien qu'il juge les engagements de Jacques Monod entre les années 1950 et 1970 à la lumière de la société d'aujourd'hui.

Pour autant, nous sommes depuis presque 30 ans dans la troisième et dernière période décrite par Christophe Bonneuil, et l'on sent quelques frémissements sur les formes d'engagement de nos intellectuels. Plus présents dans l'arrière-scène médiatique (sur les blogs de science, notamment), plus conscients des défis du XXIe siècle et de leur profondeur sociale (réchauffement climatique, explosion démographique, état écologique de la planète…), imprégnés du principe de précaution, ils nous préparent forcément quelque chose de nouveau. L'ouverture à l'interdisciplinarité participe de cette prise de conscience, de cet "engagement", tout comme les réflexions sur la gouvernance de la recherche. S'il n'y a pas d'étincelles ou de gesticulations médiatiques, c'est aussi parce que ceux qui peuplent les laboratoires ont de plus en plus un statut précaire, ce qui limite leur liberté d'engagement "à l'ancienne" mais offre autant d'occasions d'en inventer de nouvelles formes : plus collectives, plus anonymes (ou pseudonymes)…

 via Emmanuel et Nicolas ©© Aurélien Tabard

Enfin, je pense qu'on en viendra à réviser nos conceptions sur les notions de réputation et d'autorité. J'ai l'impression de me répéter sur ce sujet que j'ai déjà abordé mais il me semble fallacieux de critiquer la réputation pour mieux vendre l'autorité. Ces deux faces d'une même médaille se répondent l'une et l'autre. L'autorité est cognitive, la réputation est sociale. L'examen de l'autorité ne s'appuie pas moins sur des critères extérieurs de jugement, peu différents de ceux qui fabriquent la réputation. La réputation nous aide à trier le bon grain de l'ivraie et l'autorité de Claude Allègre en matière de sciences de la terre passe par le filtre de sa réputation quand sa parole devient publique. La prochaine figure de l'intellectuel public, j'en suis sûr, aura bien compris cette dualité et s'en servira — nous forçant en retour à être encore plus vigilants sur nos critères de jugement et de confiance…

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"Sense about science", une organisation pas très nette

J'ai dit ici-même tout le mal que je pensais de cette initiative de l'association britannique "Sense about science" qui consistait à  opposer des chercheurs à  des célébrités et people propageant des idées reçues sur l'agriculture, la santé, le nucléaire etc. Le résultat, navrant de paternalisme condescendant et de sensationnalisme, a même fait tiquer les bien-pensants de l'Association française pour l'information scientifique (AFIS), proches du mouvement zététique et de la lutte contre les pseudo-sciences !

Pourtant, soulignais-je alors, "Sense about science" mène d'autres actions respectables comme la sensibilisation au ''peer-review''. Mais qu'est au juste cette association et de quoi se réclame-t-elle ?

Sur la page d'accueil de son site, elle annonce fièrement :

Sense About Science is an independent charitable trust [founded in 2002]. We respond to the misrepresentation of science and scientific evidence on issues that matter to society, from scares about plastic bottles, fluoride and the MMR vaccine to controversies about genetic modification, stem cell research and radiation. Our recent and current priorities include alternative medicine, MRI, detox, nuclear power, evidence in public health advice, weather patterns and an educational resource on peer review.

Ma foi, de quoi rallier de nombreux scientifiques qui déplorent aujourd'hui la soi-disant montée des mouvements anti-science. D'autant que l'association peut se targuer d'être soutenue par la Royal Society. Mais voilà . Via Matt Hodgkinson (rédacteur en chef de BMC Bioinformatics), je réalise que derrière "Sense about science" se cachent "Global Futures", le très libertarien "Institute of Ideas" et le réseau "Living Marxism" (LM) qui défend une science et technologie (clonage reproductif y compris) libre de toute entrave et considère les écologistes comme l'égal des Nazis[1] ! Plus concrètement :

  • Fiona Fox, un des membres actifs du groupe de travail sur le peer review, est tristement célèbre pour avoir nié le génocide rwandais ;
  • Tracey Brown, Lord Taverne et d'autres membres du bureau de "Sense about science" sont connus pour leur prosélytisme pro-OGM et leurs liens étroits avec l'industrie de l'agro-fourniture ;
  • le Wellcome Trust britannique a refusé de les financer en estimant que la structure proposée pour le groupe de travail est extrêmement restreinte, que celui-ci court le risque d'être vu comme une stratégie fermée et de défense et que le projet est fondé sur de nombreuses hypothèses et très peu de preuves directes.

J'avais pris contact avec eux en décembre dernier pour traduire le dossier sur le peer-review en Français. Initiative qui avait été acceptée. Il va de soi qu'au vu de ces éléments, je ne saurai entretenir des liens avec ces gens-là ...

Notes

[1] D'après GMWatch. Autre exemple de leur position sur un sujet qui nous intéresse : dans un numéro de leur LM Magazine, Joe Kaplinsky reproche à  Sokal et Bricmont de ne pas aller assez loin : l'évaluation des origines des idées relativistes et la sous-estimation de leur influence est une faiblesse de leur livre, rien de moins ! Notons que Martin Durkin, réalisateur du documentaire controversé niant la réalité du réchauffement climatique d'origine anthropique, se réclame de ce mouvement.

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L'autre campagne pour la science et la société

Au sein du collectif pour une "autre campagne", le sociologue et historien des sciences Dominique Pestre nous offre une bien belle tribune. Rien de très nouveau pour les lecteurs de ce blog mais l'occasion de re-préciser les enjeux des nouveaux rapports entre science et société, et plus largement d'une nouvelle gouvernance du monde, pour un autre contrat social.

Démonstration en cinq points :

Recadrer la question en esquissant les tendances lourdes du monde moderne : le passage à  la sphère publique de problématiques auparavant considérées comme privées (par exemple la question du genre : féminin/masculin/transsexuel), la mise en scène de chaque groupe social via les médias, le passage des modes d'intervention d'une forme revendicative (adressée à  un Etat garant de la justice sociale) à  une forme d'action plus proche du do-it-yourself, et enfin le fait que le corps social ait appris à  apprendre (rationalité nouvelle, propres réseaux de savoir etc.)

Répéter, encore et toujours, que l'implication accrue des mouvements citoyens dans les enjeux scientifiques et technologiques n'est pas une posture irrationnelle anti-science :

Les critiques sont plutôt vis-à -vis des régulations (des produits techno-scientifiques et des risques industriels) ; vis-à -vis des attitudes systématiquement technophiles (tout ce que la science peut faire doit advenir) ; vis-à -vis des valeurs que portent, et des effets sociaux qu’induisent ces changements techno-industriels.

Rassurer en montrant que cette implication est un bienfait pour l'équilibre des pouvoirs et leur déconcentration.

Avertir de la révolution copernicienne qui nous attend :

comprendre que le monde a changé – et pas seulement en mal ; qu’il faut penser à  ceux avec qui de nouvelles créativités peuvent être établies ; qu’il faut savoir faire sa part du chemin puisque la vérité, contrairement à  ce qu’on a souvent tendance à  penser, est distribuée (les problèmes sont complexes) et toujours partielle (il est difficile de tenir tous les paramètres). Dans la plupart des questions qui importent (quelle agriculture ? quel développement ? quelle énergie ? quelle reproduction ?), la solution n’est pas d’abord dans la technique ou la science mais dans le débat ouvert et informé entre citoyens et experts.

Proposer des solutions pour inscrire cette dynamique plus profondément dans les structures en place : créer des interfaces entre l'université et la société civile (comme s'y essaye activement le Prof. Ancori à  l'Université Louis-Pasteur de Strasbourg), penser les contextes de recherche avant ou en même temps que les recherches elles-mêmes et ne pas hésiter à  reconstruire des habitudes bien ancrées (distribuer la R&D du logiciel libre, collaborer et co-construire etc.).

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La démocratie avant l'éducation scientifique

L'auteur de ce blog soutient que la diffusion de la culture scientifique et sa pédagogie vont de pair avec le projet d'ouverture démocratique de la science. Mais lequel précède l'autre ? Jean-Marc Lévy-Leblond, dans La pierre de touche : la science à  l'épreuve... (Gallimard Folio essais, 1996), propose une réponse très séduisante :

Loin que l'accroissement général du niveau de culture scientifique et technique de la société soit un préalable à  l'extension du projet démocratique à  la technoscience, c'est, tout à  l'inverse, cette extension qui stimulera cet accroissement : c'est la prime accordée à  la conscience qui développera la compétence.

On peut penser ainsi (et je le fais) mais rien ne nous prouve que cet agenda est le bon. Par contre, il y a des exemples concrets qui montrent que débat public et culture scientifique vont bien de pair : dans le cas des OGM en France, si l'on peut regretter l'absence d'ouverture démocratique, on ne peut que constater que les citoyens se sont invités dans le débat. Or, les régions concernées (essentiellement autour de Clermont-Ferrand et de Toulouse) sont précisément celles d'où émanent le plus grand nombre de requêtes sur "OGM" avec Google[1]. Citoyens concernés = citoyens qui s'informent[2] en somme !

Alors effectivement, il est difficile de dire qui de l'information ou de l'engagement a précédé l'autre. Mais la preuve est belle, non ?

Notes

[1] C'était vrai en juillet 2006 mais Neuilly-sur-Marne est devenu n° 2 entre temps. J'avoue manquer d'explications...

[2] A nous de faire en sorte que la "meilleure" information possible soit à  leur disposition.

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