La science, la cité

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Mot-clé : statistiques

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Comment le retard vient aux Français

La France est en retard sur les Etats-Unis, il faut combler le retard de notre recherche, nous avons pris du retard : voilà  ce que les déclinologues répètent de façon tellement récurrente qu'on pourrait s'étonner, au moment où nous entrons dans le XXIe siècle, que la France ne soit pas déjà  larguée par le reste de l'Occident. En fait, cette rhétorique n'est pas innée mais largement produite selon des normes et des contextes particuliers comme le montre Julie Bouchard dans un livre qui vient de paraître et un article pour Futuribles disponible sur son site internet (sur lequel je vais m'appuyer dans ce billet).

Julie Bouchard constate d'abord que la rhétorique du retard est indissociable de l'idéologie du progrès, depuis le XVIIIe siècle déjà . Ainsi de Claude Bernard, faisant la promotion de sa nouvelle médecine expérimentale : Je leur montre la voie nouvelle et je leur dis : suivez-là , car sans cela vous serez en retard. Le retard est alors conçu comme une atteinte à  la science elle-même, comme une anomalie dans le fonctionnement régulier de la science et devient inadmissible dans la mesure où la dynamique du progrès n'est pas qu'interne à  la science mais soutenue à  la fois par les scientifiques et par la société qui lie pour partie et implicitement les progrès autonomes de la science au progrès de la société toute entière que ce soit en termes de bonheur, de richesse, de santé publique, etc.

Mais le retard peut également se voir comme une traduction du fait que si la science avance, elle ne le fait pas indépendamment d'autres disciplines scientifiques ou d'autres aspects de la société. On lit par exemple dans le troisième rapport du Commissariat général du Plan (1958-1961) que les progrès de la recherche médicale sont liés à  ceux de la biologie, de la physique, de la chimie, de l'électronique, etc. Et les responsables du Plan de noter dans l'exercice suivant (1962-1965) que tout retard constaté dans une branche doit rapidement être comblé, si l'on ne veut pas tôt ou tard gêner la progression de l'ensemble. Cette interdépendance, on peut la voir comme un attribut de la modernité scientifique. Et puisque la science doit bénéficier à  la société, on trouve dans la même série de rapports ce type d'arguments : Il s'agit de rattraper ce retard, de combler des lacunes et, d'une façon générale, de donner à  la science française les moyens intellectuels et matériels nécessaires pour lui permettre de faire face à  ses responsabilités envers l'économie et la défense nationale.

Etrangement, le retard temporel est souvent fondé sur une comparaison géographique, étant entendu qu'un écart négatif observé entre régions ou nations doit être atténué. Cette évidence ne va pas plus de soi quand on regarde les précédentes acceptions de la notion de retard, absolument pas fondées sur la comparaison entre nations. Il semble qu'on peut la faire remonter à  Jean Monnet et les années 1945, sachant qu'elle prendra son essor dans les années 1960 en même temps que la pratique de la comparaison internationale dans le champ politique ou des sciences sociales. C'est aussi la période où l'Union soviétique n'est plus l'horizon de la France, remplacé par les Etats-Unis, qui deviennent le principal indicateur du retard de la France. Le thème du "science gap" relève alors d'un argumentaire magnétisé, d'un côté, par le "dynamisme" américain érigé en "exemple" et, d'un autre côté, par la "menace" de la "colonisation économique" de l'Europe par l'Amérique. C'est aussi le moment où le recours aux statistiques internationales sur la recherche et la technologie, comme celles de l'OCDE, devient systématique : l'argument du retard peut désormais se chiffrer, comme ici :

On peut avoir une idée de cette insuffisance de la recherche forestière en France en comparant les moyens qui lui étaient affectés en 1957 par différents pays. USA, 1 chercheur pour 250 000 ha de forêts exploitables ; Suisse, 1 chercheur pour 100 000 ha de forêts exploitables (…). Il est donc nécessaire de réorganiser et de développer au cours des années qui viennent la recherche forestière, afin de rattraper, dans la mesure du possible, le retard qui vient d'être constaté.

Un dernier type de retard est celui de la règle politico-administrative, conçu comme un écart négatif entre la réalité et les objectifs fixés dans un cadre administratif ou managérial, qui monte en puissance depuis la construction de l'Espace européen de la recherche. Il en va ainsi du retard pris par le Ve Plan, dont la dénonciation est aussi celle des carences gouvernementales, ou du retard pris sur l'agenda de Lisbonne autour duquel se cristallisa en partie le mouvement "Sauvons la recherche".

Finalement, ce n'est pas malgré le retard mais avec lui que se construit le progrès scientifique et technique en France. L'argument se retrouve en effet à  l'origine de certaines politiques de la recherche en France, car la rhétorique du retard consiste non seulement à  énoncer, mais aussi à  dénoncer un état de fait pour justifier un ensemble d'actions, de décisions, de revendications. Et pour cela, c'est bien à  quatre "régimes de normativité" qu'elle emprunte cahin-caha : celui du progrès de la science, celui de l'interdépendance, celui de la comparaison géographique et celui du management.

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L'affaire du Galecron

Revenons un instant sur la polémique qui a secoué le village suisse de Monthey l'été dernier. Tout a commencé lorsque L'Hebdo du 12 mai, avec le titre fracassant "Les morts suspects de la chimie", rapporta les soupçons de l'urologue Henri Bitschin : celui-ci constatait une "fréquence tout à  fait anormale" des cancers de la vessie parmi sa patientèle, 80% des cas étant des anciens salariés de Ciba-Geigy à  Monthey. Dans cette usine, dans les années 1970 et 1980, était fabriqué le Galecron, insecticide dont la toxicité humaine a été plusieurs fois prouvée.

A la suite de L'Hebdo, d'autres organes de presse ont repris l'information en Suisse, en présentant les choses de manières souvent moins "choc". Ainsi, la Radio suisse-romande notait :

"Je suis convaincu que ce nombre est supérieur à  celui d'autres bassins de population similaires", a confirmé le docteur Bitschin. En revanche ce dernier précise qu'il ne s'agit que d'une conviction personnelle qui ne se base sur aucune statistique. "Je ne peux pas non plus affirmer que tous les cas soient liés à  la Ciba", a-t-il ajouté. (...) De son côté le médecin cantonal valaisan Georges Dupuis se veut plutôt rassurant. Les statistiques fournies par le Registre cantonal des tumeurs ne font pas état d'un nombre plus élevé de cas de cancers de la vessie dans le Bas-Valais.

En France, l'information a eu peu d'échos (rien dans les grands quotidiens nationaux à  ma connaissance) et a circulé uniquement dans les milieux écologiques, agricoles et économiques. Ainsi, le Mouvement pour le droit et le respect des générations futures (MDRGF) a diffusé sur sa liste de diffusion une copie d'un article de la Télévision suisse-romande (TSR), affirmant notamment :

Un urologue de Bex, dans le canton de Vaud, estime avoir détecté une trentaine de cas suspects en vingt ans. Le géant de l'industrie chimique [Ciba-Geigy devenu Syngenta] doute de ces chiffres.

Bref, tout n'était que soupçons non étayés par des faits. Depuis, justement, l'enquête a avancé et les faits ont été examinés. Les médias suisses ont ainsi rapporté récemment — en entrefilets — que le médecin cantonal Georges Dupuis, en se fondant sur les statistiques du Registre, a trouvé que "les cancers de la vessie ne sont pas plus fréquents en Valais que dans le reste de la Suisse. Dans le canton, il n'y a pas non plus de différences significatives entre les trois régions. Mais nous avons recensé trop peu de cas pour voir un écart entre les districts" (24 Heures du 18 novembre 2005).

Or, de cette contre-expertise qui met à  mal l'accusation du Dr. Bitschin, le MDRGF ne s'est pas fait écho. Ainsi, un militant de cette association reste sur l'idée que des cas de cancer de la vessie ont été causés en Suisse par le Galecron, fabriqué par Ciba-Geigy, aujourd'hui Syngenta. Vous avez dit information partiale ?

Les enquêtes menées en parallèle par Syngenta et le syndicat de travailleurs Unia suivent leurs cours, je vous tiendrai au courant...

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De l'interprétation des statistiques

Pour la première fois, en août 2001, la publication par le MDRGF d'une étude tout à  fait officielle de la direction de la santé de la Commission européenne a ébranlé le public français: on y lisait que la moitié des fruits, légumes et céréales consommés en France contenaient des résidus de pesticides, dont 8% à  des doses supérieures aux limites maximales admises. "Ce chiffre est sans doute supérieur à  l'état réel de contamination moyenne des aliments, car les analyses ont ciblé des produits à  risque, mais il est révélateur d'une tendance", souligne François Veillerette. (source)

Sans revenir ici sur la distinction entre limites maximales de résidus (LMR) et dose journalière admissible (DJA), laissons-nous aller à  quelques considérations statistiques. M. Veillerette, président du MDRGF, affirme que malgré une étude basée sur un échantillon non représentatif, ce résultat de 8% de dépassements de LMR démontre une "tendance". Ce qui semble intuitif (quelle que soit la manière dont on constitue l'échantillon, plus on trouve de dépassements de LMR plus il doit y en avoir dans la population globale) n'est pas vrai statistiquement. Même une tendance doit s'appuyer sur un échantillonnage fiable, ce qui n'est pas le cas ici. Sans échantillon représentatif, on ne peut rien inférer concernant la population initiale. De plus, une "tendance" se mesure dans le temps et non à  un instant "t". Critère qui n'est pas non plus satisfait ici... Attention, donc, à  ne pas faire dire aux statistiques ce que l'on voudrait qu'elles disent...

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