La science, la cité

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Mot-clé : épistémologie

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Blaise Pascal et la diffusion des sciences

A voir, la conférence-débat de Gérard Wormser à  l'ENS Lyon, intitulée "Science et société (la société a ses raisons que la raison ignore)". Le fondateur du site sens-public.org y développe une approche très philosophique, dont je retiens l'argument basé sur la citation suivante de Blaise Pascal (tirée de De l'esprit géométrique), donnée en introduction :

On peut avoir trois principaux objets dans l'étude de la vérité. L'un, de la découvrir quand on la cherche. L'autre, de la démontrer quand on la possède. Le dernier, de la discerner d'avec le faux quand on l'examine. Je ne parle point du premier, je traite particulièrement du second car il enferme le troisième. (...) Il faut auparavant que je donne l'idée d'une méthode encore plus éminente et plus accomplie mais où les hommes ne seraient jamais arrivés, car ce qui passe la géométrie nous surpasse et néanmoins il est nécessaire d'en dire quelque chose quoi qu'il soit impossible de la pratiquer. Cette véritable méthode, qui formerait les démonstrations dans la plus haute excellence, s'il était possible d'y arriver, consisterait en deux choses principales : l'une, à  n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué nettement le sens ; l'autre, de n'avancer jamais aucune proposition qu'on ne démontra par des vérités déjà  connues. C'est-à -dire, en un mot, à  définir tous les termes et à  prouver toutes les propositions. (...) Certainement, cette méthode serait belle mais elle est absolument impossible, car il est évident que les premiers termes qu'on voudrait définir en supposeraient de précédents pour servir à  leur explication, et que de même les premières propositions que l'on voudrait prouver en supposeraient d'autres qui les précéderaient, et ainsi il est clair qu'on n'arriverait jamais aux premières. (...) D'où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit soit dans un ordre absolument accompli.

La science ne peut parvenir à  cette situation idéale où elle pourrait démontrer l'ensemble des thèses lui permettant d'accéder à  la vérité, en particulier à  cause des limitations du langage... Il est donc difficile de passer des intuitions de la connaissance aux démonstrations, sachant qu'une partie des hypothèses de nos démonstrations ne sont fondées que sur des convictions, suffisamment partagées pour paraître valides mais non démontrées. On est loin ici des relations science/société, mais Wormser conclut ainsi sa conférence :

La conséquence de la phrase de Pascal que je citais en commençant est que seule une communauté scientifique produit la validation des hypothèses qui nous permettent, à  défaut de connaissance sur les fondements même du savoir, de disposer d'hypothèses partagées. A l'autre bout, seul un dialogue permanent de la science et des scientifiques avec les composantes moins scientifiques des sociétés dans lesquelles nous nous trouvons peut permettre de rétablir la confiance là  où elle aurait été entamée. Sur ce point, je pense qu'il faut avoir une très grande confiance dans la capacité de l'esprit humain, puisque les mêmes qualités qui ont permis à  l'esprit humain de développer toute la science et toute la technologie dont nous bénéficions et dont nous sommes les acteurs, ces mêmes qualités peuvent venir à  l'œuvre dans le dialogue avec les scientifiques, dès lors que ce dialogue n'est pas fondé sur l'idée qu'il n'y a pas de partage possible, qu'il n'y a pas de consentement possible ou qu'il n'y a pas d'objection possible à  ce que chacun, dans notre laboratoire, aurions développé de manière solitaire.

P.S. : En réponse à  une question du public, Wormser constate que nous sommes aujourd'hui actifs face à  l'information (en particulier scientifique) diffusée par les médias, et capables d'exercer un contrôle. J'y vois moi une apologie des blogs et de l'interactivité qu'ils permettent ;-)

P.P.S. : Il y a toujours dans ce genre de débats un moment où la discussion s'échauffe. Ici, c'est à  partir de 1h24'50''...

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Amnésie de la science mais pas des scientifiques !

Comme le répète inlassablement J.-M. Lévy-Leblond, la science n'a pas de mémoire :

L'oubli est constitutif de la science. Impossible pour elle de garder la mémoire de toutes ses erreurs, la trace de toutes ses errances. La prétention à  dire le vrai force à  oublier le faux. La positivité de la science l'oblige à  nier son passé. (...) C'est Whitehead qui affirmait : "Une science qui hésite à  oublier ses fondateurs est condamnée à  la stagnation", faisant ainsi du reniement un véritable programme épistémologique, de l'amnésie un critère de scientificité. (...) Aussi il ne faut pas s'étonner que les scientifiques méconnaissent l'histoire de leur discipline. Il est inutile d'avoir lu Galilée, Newton ou même Einstein pour être physicien, Claude Bernard, Pasteur ou Morgan pour être biologiste, Lavoisier, Van't Hoff ou Grignard pour être chimiste. ("Un savoir sans mémoire" in La Pierre de touche, Folio essais, 1996)

Cela tient à  sa nature prospective (tournée vers l'avenir) et le fait que son socle de connaissance se réévalue en permanence à  la lumière des nouvelles découvertes (passant ainsi à  la trappe ses errements et impasses, reformulant les formules de Galilée et Newton…). Plus pragmatiquement, imaginez si un étudiant en biologie devait apprendre toute la biologie depuis Pasteur... et imaginez son petit-fils qui devrait apprendre beaucoup plus encore vu l'explosion des connaissances, ce serait rapidement impossible. C'est ainsi que les connaissances s'intègrent les uns aux autres et si on donne le nom d'un scientifique à  sa formule ou son unité de mesure, c'est plus par "rite propitiatoire" (Lévy-Leblond, ibidem) que comme source d'inspiration active et de référence féconde.

De fait, les courbes de citation des articles scientifiques s'effondrent rapidement après quelques années : l'indice de Price, ou proportion de références faites dans les cinq années après publication, varie ainsi entre 60 et 70% pour la physique et la biochimie et entre 40 et 50% pour les sciences sociales (qui ont plus de mémoire, donc). C'est nécessaire pour ne pas être submergé par le volume de connaissance produit chaque année mais parfois malheureux pour des découvertes oubliées et redécouvertes, comme celle de Mendel (on appelle ces articles "ressuscités" des sleeping beauties).

Or si on ne peut qu'encourager les chercheurs à  s'intéresser à  l'histoire de leur discipline et à  se plonger dans ses textes fondateurs, on devrait les obliger à  connaître l'histoire de leurs institutions. Comment défendre, comme le fait "Sauvons la recherche", la capacité d'intervention des EPIC et des EPST si l'on ne sait pas d'où vient le CNRS ?

Justement, dimanche dernier a été mise en ligne la Revue pour l'histoire du CNRS, avec un accès libre au texte intégral de certains articles et un moving wall de 2 ans. Exemples de thèmes abordés : "L’Institut de biologie physico-chimique", "Un demi-siècle de génétique de la levure au CNRS" ou encore "Les sciences sociales en France : développement et turbulences dans les années 1970". Plus aucune excuse, donc, pour que les scientifiques ignorent leur histoire, à  défaut que la science connaisse la sienne.

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Les scientifiques ont décidément du mal avec Popper !

Inductions, conjectures, vérifications, déductions... se retrouvent dans (et fondent) les pratiques scientifiques mais servent aussi à  décoder le discours de ces mêmes scientifiques... pour s'apercevoir qu'ils racontent pas mal de bêtises ! J'ai déjà  pointé du doigt le piège de la distinction entre conjecture non réfutée et connaissance vérifiée (ou prouvée), voici qu'un autre exemple nous est fourni aujourd'hui par un courrier des lecteurs paru dans Nature.

Dans icelle, Gerdien de Jong et Gert Korthof entendent donner tort à  un chercheur polonais dont une lettre publiée dans Nature avait fustigé le biais pro-évolutionniste de la revue.

De plus, où est le biais dont parle Giertych ? Le fait même que sa lettre ait été publiée montre que Nature n'a aucun biais contre ceux qui critiquent l'évolution.

Les chercheurs ici s'appuient sur un unique contre-exemple pour réfuter l'affirmation de Giertych. Cela serait tout à  fait cohérent si cette affirmation était réfutable avec un seul cas à  l'appui. Mais Giertych parle de "biais", et les biais sont toujours statistiques : ce qui compte ce n'est pas que sa lettre ait été publiée mais la proportion de lettres ou d'articles acceptés pour publication qui critiquent la théorie de l'évolution par rapport aux lettres ou articles pro-évolutionnistes. Un cas ne réfute rien, il faut des grands nombres, il faut des répétitions, il faut un intervalle de confiance etc.

Quand je vous disais que les scientifiques ne maîtrisent pas bien leur Popper !

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Les scientifiques seraient-ils des constructivistes qui s'ignorent ?

Pour rebondir sur le débat relativisme/réalisme (mais je ne prévois pas non plus de m'attarder sur ce terrain-là ), je voudrais vous soumettre cet extrait (qu'EL devrait reconnaître) du rapport final des Assises nationales des Etats généraux de la recherche (Grenoble, 28-29 octobre 2004, p. 14) :

L’électricité n’a pas été inventée en cherchant à  perfectionner les bougies.

Voilà  une phrase qui apparaît dans un texte soutenu par une grande majorité des chercheurs français pour défendre une conception relativement ancienne de la recherche fondamentale, que l'on peut faire remonter à  la "science pure" chère à  Jean Perrin (fondateur du CNRS et du Palais de la découverte) : la recherche doit être libre et détachée de toute influence extérieure, notamment politique ou économique. Mais cette phrase, anodine au premier abord, affirme bien que l'électricité a été inventée et non découverte ! Il me semble que la différence est de taille alors que l'électricité pourrait être considérée comme ayant existé de tout temps (dans les anguilles, dans les éclairs...) et que le chercheur n'aurait fait que la découvrir. Il aurait, à  la rigueur, inventé le paratonnerre, la pile, la lampe à  incandescence ou le transistor... Mais "inventer l'électricité" signifie créer un objet idéal à  partir de ses manifestations naturelles, lui donner des lois, l'apprivoiser, lui donner du sens.

Les chercheurs considèreraient donc que les objets de la science sont des inventions. L'électricité mais aussi l'ADN, le microbe, l'espace-temps etc. On n'est pas loin de la vision constructiviste (souvent adoptée par les relativistes et critiquée par une majorité de chercheurs "durs") selon laquelle les savoirs et objets scientifiques sont construits par l'homme dans un certain contexte cognitif, institutionnel et socio-économique. Etonnant, non ?

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L'affaire Sokal ou le scientisme face au relativisme

Comme promis dans mon précédent billet, voici quelques mots (trop longs...) sur l'affaire Sokal qui fit beaucoup de bruit il y a quelques années et posa la question du relativisme. L'affaire démarre avec l'envoi à  la revue Social Text d'un article bidon (hoax) intitulé "Transgressing the boundaries: towards a transformative hermeneutics of quantum gravity". L'auteur est le physicien Alan Sokal, qui fait croire qu'il vient de passer d'une position réaliste à  une position relativiste et justifie sa révélation dans un article truffé de raccourcis, d'analogies abusives et d'affirmations sans fondement. L'article est accepté et publié en 1996, preuve selon Sokal du manque de rigueur intellectuelle du courant relativiste. Mais pour Bruno Latour,

Que peut-on dire alors de cet article publié dans une revue sans comité de lecture ? Qu'il est typique d'un galimatias post-moderne qui fait bailler d'avance celui qui le lit. Sokal veut nous débarrasser de cette littérature ? Excellent ! Tout chercheur applaudira des deux mains. Qu'on nous débarrasse en effet des revues complaisantes, des articles répétitifs, des cliques et des clans. Qu'il n'y ait plus que des articles audacieux, précis, risqués, bien écrits, innovants ! (…) Pourquoi donc cet article rasant fut-il accepté par une revue complaisante? Parce que, tout simplement, c'est une mauvaise revue, comme il y en a tant, hélas, dans toutes les disciplines. "La science, comme le dit Roger Guillemin, Prix Nobel de Médecine, n'est pas un four auto-nettoyant"

Mais l'affaire Sokal n'est pas tant une imposture qu'un canular destiné à  dénoncer l'attitude relativiste de certains sociologues (Latour, Bloor mais aussi les sociologues des cultural studies et même des philosophes comme Feyerabend), qu'on accuse de ne voir dans la science qu'un mode subjectif de connaissances parmi d'autres et dont les méthodes ne sauraient revendiquer une objectivité particulière. En 1997, Sokal publie avec le physicien belge Jean Bricmont le livre Impostures intellectuelles où il dénonce les thèses relativistes ; pour eux, "l'antiscience et le relativisme prônés par les postmodernes nuisent à  la recherche, au progrès scientifique, contribuent à  la marginalisation de l'activité rationnelle et critique ainsi qu'à  la remise en cause de concepts essentiels comme ceux d'"universalité" et de "vérité"." (Terry Shin et Pascal Ragouet, Controverses sur la science, Liber Raisons d'agir, 2005). C'est pourquoi ils sont finalement plus des défenseurs du scientisme que du réalisme Le livre de Sokal et Bricmont épingle aussi à  raison des intellectuels français comme Deleuze, Baudrillard ou Lacan pour leurs usages fantasques des concepts scientifiques (notamment le théorème d'incomplétude de Gà¶del et le théorème d'incertitude d'Heisenberg).

Pourtant, l'attitude relativiste est caricaturée par le livre de Sokal et Bricmont, ce qui montre qu'ils ne comprennent pas bien (ou feignent de mal comprendre) les travaux qu'ils accusent. En effet, la version totale ou extrême du relativisme est relativement rare : elle ne se retrouve à  peine que chez Barnes, dans le programme fort de Bloor (qui s'en défend et affirme simplement que la notion de vérité n'est pas une donnée matérialisable dans le champ scientifique) et dans la théorie anarchiste de la connaissance de Feyerabend. On retrouve par contre abondamment ses versions faibles, comme chez Kuhn qui accorde à  la science une place particulière mais affirme, dans la postface de La Structure des révolutions scientifiques, que

la connaissance scientifique est intrinsèquement la propriété commune d'un groupe, ou alors elle n'est pas. Pour la comprendre, il nous faudra connaître les caractéristiques particulière des groupes qui la créent et l'utilisent.

Encore une fois, le relativisme est une étiquette commode qui sert à  ranger (la plupart) des études sociales des sciences. Or celles-ci ne cherchent qu'à  prendre un point de vue nouveau sur la science, et à  étudier comment les connaissances scientifiques se construisent concrètement au laboratoire : comment un paradigme émerge et devient un consensus, comment un chercheur détermine son objet d'étude et le modifie en même temps qu'il s'adapte à  lui, quand est-ce qu'un chercheur décide qu'une expérience est terminée, comment les controverses se closent, comment la reproductibilité des résultats se traduit en pratique etc. Latour raconte ainsi qu'une maladie n'existe pas avant qu'on l'ait découverte, ce qui heurte effectivement notre façon réaliste d'envisager la science comme simple moyen de lever le voile sur la nature. On peut donc y voir du relativisme. Mais pour Latour encore,

Au lieu de définir une science par son détachement, on la définit par ses attaches. Au lieu de reconnaître une science à  l'exactitude absolue de son savoir, on la reconnait à  la qualité de l'expérience collective qu'elle monte avec d'autres, les pékins moyens qu'elle entraine dans son sillage. Evidemment, ce changement laisse quelques chercheurs sur le carreau, ceux qui pensent encore à  une Science ferme-bouche qui permettrait de faire l'impasse sur la vie publique et politique des recherches. C'est à  eux de se recycler, pas forcément aux autres de se remettre à  marcher au pas. Après tout, le relativisme est une qualité pas une défaut. C'est la capacité à  changer de point de vue, à  établir des relations entre mondes incommensurables. Cette vertu n'a qu'un contraire: l'absolutisme.

On peut surtout regretter que dans la "guerre des sciences" (science war) qui a suivi, on ait jeté le bébé avec l'eau du bain et fustigé toute sociologie ou analyse transversale de l'activité scientifique. Pour Latour toujours,

Que vient faire dans cette galère, la sociologie ou l'histoire sociale des sciences ? Car enfin, voilà  une discipline à  peu près inconnue, qui propose de l'activité scientifique une vision enfin réaliste, dans tous les sens du mot. Elle met en lumière des groupes de chercheurs, des instruments, des laboratoires, des pratiques, des concepts. Elle se passionne pour les liens innombrables entre les objets des sciences et ceux de la culture et de l'histoire. Elle comprend d'une autre façon et sous un autre angle les textes produits par les grands scientifiques. Elle apprend à  admirer d'une façon différente l'intelligence savante. Elle explore les liens stupéfiants qui se tissent entre le cosmos et la vie publique. Comment pourrait-on voir des ennemis à  abattre dans ces chercheurs attentifs au monde réel de la recherche, à  son histoire, à  ses crises ? Il faut apprendre les dures réalités de la vie: les faits ne naissent pas dans des choux !

Que reste-t-il de cette affaire ? Laissons le dernier mot à  Stephen Jay Gould (Le Renard et le hérisson, pp. 108-109, Le Seuil, 2005) :

Sokal avait clairement démontré quelque chose — mais quoi au juste ? Je dois avouer ici à  l'égard de cette affaire des sentiments contradictoires, que mes discussions avec Sokal n'ont pu vraiment démêler. La parodie était brillante, et ses effets d'une grande drôlerie — d'autant que Sokal abonde dans "mon" sens. Mais la parodie est une arme à  double tranchant. Trop de gens — et je sais que Sokal n'a pas souhaité un tel résultat — voient dans cette affaire une condamnation sans appel de toute critique sociale de la science, et de toute étude d'histoire des sciences mettant l'accent sur le contexte social plutôt que la seule logique scientifique.

Et pour ceux qui aimeraient en savoir (encore) plus, je les laisse fouiller dans ma collection de liens relatifs à  l'affaire Sokal...

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