La science, la cité

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À quand un "Journal du CNRS" sous licence libre ?

La nouvelle version du Journal du CNRS, désormais en ligne, a été saluée lors de son lancement le 3 mars dernier : voilà un webzine de haute volée, avec une approche éditoriale et une conception technique et graphique à la pointe. Les louanges ont plu, sur Twitter ou (par exemple) dans L’Express. Le site offrait, semble-t-il, tout ce qu’on pouvait attendre du CNRS.

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Sauf que le lendemain, le Wellcome Trust (fondation à but non lucratif et plus grand financeur privé de la recherche en Grande-Bretagne) lançait également son nouveau webzine : Mosaic. Avec un plan média un peu plus poussé (présent sur Twitter, il compte déjà près de 5 000 abonnés) et surtout, surtout, une licence libre :

If you like our written stories, feel free to take them and republish them – they’re all licensed under Creative Commons. This means you’re likely to see our stories cropping up on various other sites around the web, including major media outlets.

Si vous aimez nos articles et reportages, vous êtes libres de les reprendre et les republier — ils sont tous placés sous licence Creative Commons. Ce qui signifie que vous croiserez probablement nos articles sur d’autres sites web, y compris d’importants médias en ligne.

Et effectivement, les articles de Mosaic ont déjà été repris par BBC Future, The Guardian, Gizmodo, CNN, The Independent

A priori, les prétentions du Journal du CNRS sont du même ordre (je souligne) :

Avec le lancement de CNRSlejournal.fr, et conformément à sa mission de diffusion des connaissances, le CNRS sort de sa réserve pour investir l’univers des médias numériques. L’objectif est clairement affiché : partager largement avec les amateurs de science, les professeurs et leurs élèves, les étudiants et tous les citoyens curieux, des contenus que nous destinions jusque-là à la communauté des agents du CNRS, chercheurs, ingénieurs et techniciens, ceux des labos comme ceux des bureaux. Avec ce nouveau site, le CNRS opère une petite révolution pour toucher le plus grand nombre (…).

Pour traduire ces paroles en actes et diffuser réellement des connaissances au plus grand nombre, vous comprendrez comme le Wellcome Trust que rien ne vaut une licence libre. Surtout quand on est un organisme public. Et pourtant, ce n’est pas le cas.

Je ne dis pas que l’équipe de Mosaic a fait ce choix facilement, sans se poser de questions. Ils racontent sur leur blog que la décision a fait débat, pour plusieurs raisons :

  • les licences Creative Commons sont très peu employées dans le journalisme (ils citent deux contre-exemples : Propublica et The Conversation)
  • si un article est repris et (mal) modifié, ça pourrait déformer le sens de l’article original ou faire du mal à la réputation des auteurs
  • si une enquête est co-financée par d’autres organisations, cette licence pourrait ne pas leur convenir.

Heureusement, la vision bienveillante selon laquelle une licence CC-BY permet à n’importe qui de republier un article sur son site/blog ou dans son magazine, de le traduire dans une autre langue, d’en publier une version raccourcie… était plus forte.

Et des protections existent : si une adaptation est jugée mauvaise, la citation du texte original et l’obligation de signaler en quoi il a été adapté protègent les auteurs. De plus, leur droit moral leur permet d’interdire une republication qui porterait préjudice à leur honneur ou réputation. Quant aux auteurs des articles, leur rémunération est compétitive et ils seront satisfaits de gagner ainsi un lectorat supplémentaire.

Il semble donc que la communication scientifique institutionnelle a su se hisser dans les deux pays à la hauteur des attentes du public en matière de beau et de bon… mais que la France est encore accrochée au schéma classique du contenu “fermé” et propriétaire. Interpellé à ce sujet sur Twitter, le directeur adjoint de la communication du CNRS et rédacteur en chef du Journal du CNRS, ne m’a pas répondu. J’espère que les futurs choix stratégiques du Journal du CNRS, ou de ses pairs, sauront corriger ce travers !

Mise à jour du 2 juin : Précision concernant le statut juridique du Wellcome Trust.

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Science Hack Day Bordeaux : nous avons inventé la Crowdsourcing Box

Date : 17 et 18 mai 2014
Lieu : Fabrique Pola (lieu dédié à la création contemporaine, à la production et à la diffusion artistique), Bègles
Site web : http://bordeaux.sciencehackday.org/
Sponsors : Idex Université de Bordeaux, CNRS Aquitaine et ABUL
Partenaires : Open Bidouille Camp 33, Fabrique Pola, Cap sciences

Présentation générale

Organisé par un collectif de blogueurs, de bidouilleurs et professionnels du numérique, de scientifiques et de médiateurs, dans le cadre de l’Open Bidouille Camp 33 (2e édition de cette foire des savoir-faire partagés), Science Hack Day Bordeaux est un événement ludique et créatif où des équipes s’affrontent pendant 36h pour produire les hacks (détournements, applications, expérimentations…) les plus originaux autour de la science. L’objectif est de réunir des passionnés en tous genres pour aller jusqu’au bout de leurs idées et proposer des projets innovants le temps d’un week-end.

Ce hackathon originaire de Californie a essaimé depuis 2010 dans une douzaine de pays, et arrive pour la première fois en France.

Valeurs du numérique

La première matinée a servi à mettre les participants dans le bon état d’esprit en rappelant les valeurs d’ouverture et de partage des hackathons. En particulier, un développeur (Samy Rabih) a invité les bidouilleurs à :

  • ne pas réinventer la roue mais plutôt capitaliser sur l’existant
  • placer son travail sous une licence libre pour en faciliter la réutilisation
  • documenter son travail en pensant à ceux qui viendront après.

Deux chercheurs, Xavier Litrico (directeur du LyRE — laboratoire de recherche de la Lyonnaise des eaux) et Matthieu Noucher (géographe CNRS, spécialiste de la cartographie participative) ont présenté également leur vision de la recherche citoyenne et distribuée.

Ainsi, nous avons eu à cœur de valoriser les compétences de chacun et de co-construire un hack tirant le maximum de chacun.

Bilan

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À sept, nous avons inventé et prototype la Crowdsourcing Box, en partant de plusieurs constats :

  • la collecte de données sur l’environnement, de plus en plus confiée aux citoyens (“crowdsourcing”), est mal distribuée : il est donc vital de démocratiser la collecte citoyenne de données environnementales
  • les sites de crowdsourcing (environnement, biodiversité…) se multiplient, et sont trop mal connus : il faut donc faciliter l’accès aux sites de collecte citoyenne intéressés par une observation donnée, dans un lieu donné !
  • les cyclistes qui quadrillent la ville (notamment dans le cadre d’une flotte de vélos en libre-service) ou qui sillonnent la campagne sont à même d’effectuer et de rapporter une ou plusieurs observations : il faut donc équiper les vélos d’un dispositif favorisant la collecte citoyenne de données environnementales.

Ce dispositif, c’est la Crowdsourcing Box dont nous avons prototype le boîtier, le circuit électronique commandé par Arduino, l’application pour smartphone, le moteur de recherche… et même l’analyse institutionnelle et économique !

Pour en savoir plus : http://bordeaux.sciencehackday.org/2014/05/19/projet-crowdsourcing-box/

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Pourquoi la recherche est-elle inégalitaire ?

Yves Gingras était de passage hier au Centre Emile Durkheim de Bordeaux, pour un séminaire consacré aux dérives de l’évaluation de la recherche, et au mauvais usage de la bibliométrie (d’après le titre de son dernier ouvrage). Je vous épargne son argumentation, que vous retrouverez en bref sur le site de l’UQÀM ou en plus long dans une note de recherche ; mais le livre ne fait que 122 pages et coûte 8 €, je vous conseille donc fortement sa lecture !

Ce qui m’intéresse, c’est la réaction de la discutante apprenant que toutes les distributions bibliométriques sont de “type Pareto” et suivent une loi dite “80-20” : ainsi, 20% des chercheurs reçoivent 80% des citations et des financements. Quel choc ! Cette anthropologue, directrice de recherche au CNRS, n’arrivait pas à s’en remettre : ainsi, la science serait fondamentalement inégalitaire ? Où est passée la république des savants ? Le monde académique a-t-il besoin de cette structure pyramidale pour produire des énoncés scientifiquement pertinents ?

Yves Gingras entra alors dans l’explication due à Derek J. de Solla Price de la “distribution des avantages cumulés”. Celle-ci correspond au phénomène sociologique qui veut que la richesse entraîne la richesse, ce que constate la sagesse populaire qui affirme qu’on ne prête qu’aux riches ; phénomène portant le joli nom d’effet Matthieu (d’après l’évangile selon St Matthieu 25-29 : “Car on donnera à celui qui a et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré”).

Ainsi, même si nous partons à peu près tous égaux en terme de capital scientifique, de faibles différences au démarrage vont s’amplifier par effet Matthieu et provoquer une importante stratification sociale. Je fis alors remarquer qu’on pourrait voir la masse anonyme des 80% de chercheurs comme des chercheurs besogneux, produisant de la “science normale” (dans le sens de Thomas Kuhn), consolidant le socle des connaissances, utiles sans faire de vagues.

Yves Gingras reconnut dans ma proposition l’hypothèse Ortega. D’après Wikipédia :

The Ortega hypothesis holds that average or mediocre scientists contribute substantially to the advancement of science. According to this hypothesis, scientific progress occurs mainly by the accumulation of a mass of modest, narrowly specialized intellectual contributions. On this view, major breakthroughs draw heavily upon a large body of minor and little-known work, without which the major advances could not happen.

Pourquoi “l’hypothèse Ortega” ? Parce que le philosophe Jose Ortega y Gasset écrivait dans son livre La rebelión de las masas (trad. anglaise The Revolt of the Masses, 1932) (je souligne) :

For it is necessary to insist upon this extraordinary but undeniable fact: experimental science has progressed thanks in great part to the work of men astoundingly mediocre, and even less than mediocre. That is to say, modern science, the root and symbol of our actual civilization, finds a place for the intellectually commonplace man and allows him to work therein with success. In this way the majority of scientists help the general advance of science while shut up in the narrow cell of their laboratory, like the bee in the cell of its hive, or the turnspit of its wheel.

Les auteurs de l’ouvrage “Social Stratification Science”, qui avait justement inspiré Derek J. de Solla Price, se sont notamment intéressé à l’hypothèse Ortega. Ils ont démontré en 1972 que celle-ci était fausse (mais leur démonstration, à base de calcul de citations, est discutable selon moi). Les implications politiques sont potentiellement énormes : les auteurs suggèrent qu’on pourrait réduire le nombre d’étudiants en doctorat et supprimer les formations doctorales des plus mauvaises universités sans que ça n’altère l’avancement des connaissances ! Mais en 1985, l’un des deux auteurs publia un article avec un économiste pour montrer que le nombre de chercheurs qui auront une contribution scientifique significative est directement proportionnel au nombre de personnes qui entament une carrière de chercheur. Dans ce cas, mieux vaut ne pas diminuer le nombre de doctorants et de chercheurs !

On pourrait poursuivre cette exégèse de l’hypothèse Ortega jusqu’à épuisement du sujet. Google Scholar recense seulement 17 articles qui lui sont consacrés : qui veut se lancer dans une review complète ?

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Lecture printanière : "La science pour qui ?" sous la direction de Janine Guespin-Michel et Annick Jacq

Coordonné par deux chercheuses en biologie et microbiologie mais co-écrit avec cinq autres, ce petit livre paru fin 2013 s’inscrit dans la collection “Enjeux et débats” de l’association Espaces Marx et des Éditions du Croquant. Il synthétise des années de débat et d’analyse au sein d’Espaces Marx (en lien avec d’autres mobilisations) visant à replacer les difficultés de la recherche publique à la fois dans le cadre d’un capitalisme financiarisé en mal d’innovation et dans celui du déficit démocratique marquant les relations entre la science et la société (p. 13). On sent les auteurs passionnés par ces questions, convoquant tour à tour des travaux académiques de philosophie des sciences ou des ouvrages plus « grand public », le programme de certains partis politiques ou les conclusions d’un Conseil européen récent.

Les auteurs structurent leur ouvrage de façon thématique, avec quatre parties encadrées d’une introduction et d’une conclusion. Je vais essayer ici de rendre compte plutôt de la progression logique de leur argumentation.

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La première partie du livre s’attache à un état des lieux de la recherche française et occidentale. Revenant au tiraillement historique des sciences entre une autonomie nécessaire et une dépendance à l’égard des financeurs et des attentes de la société, ils traitent d’abord de cette question délicate de l’autonomie : la revendication du retour à l’autonomie imprègne une partie de la communauté scientifique (p. 20). Elle trouve des relais dans les mouvements de chercheurs comme “Sauvons la recherche”, qui s’opposent aux normes externes de rentabilité et d’efficacité imposées par le “nouveau management public” (p. 22). Mais comment faire abstraction de l’intrication très forte entre sciences et technique (à visée économique) ?

Les auteurs nous amènent alors à étudier les rapports entre sciences et technique. La technique, écrivent-ils, est consubstantielle à l’humanité en ce qu’elle est partout présente dans nos actes quotidiens, tout ce qu’on sait faire, ce qu’ont transfère à des outils, et le rapport qu’on établit avec eux (p. 23) — au-delà même des activités de production. Vers 1820, les grandes écoles d’ingénieurs ont développé le concept des sciences appliquées pour désigner les techniques mises en œuvre dans l’industrie naissante (p. 25). C’est là qu’est née l’idée de techniques de productions rationnelles — comme directement issues des sciences —, devenue un des thèmes centraux du libéralisme puis de l’esprit républicain. Aujourd’hui, le terme de « technologie », plus noble, a remplacé chez les élites celui de « technique », d’où sont exclues les sciences humaines et sociales. Et dans la guerre économique mondiale, la technologie est devenue la base de la compétitivité avec le mot-clé « innovation ».

Les auteurs s’attaquent alors à cette notion d’innovation, qui apparaît au sein du vocable « recherche et innovation » comme l’alpha et oméga des relations entre science et société. L’occasion de rappeler la stratégie de Lisbonne lancée en 2000 par le Conseil européen, pour faire de l’Europe la première « économie de la connaissance » du monde. De fait, l’innovation se retrouve placée au cœur de l’économie, et la recherche devient un maillon essentiel de la prospérité économique. Toute la recherche publique s’oriente alors dans le but de produire des innovations, la recherche fondamentale étant même réduite à des champs disciplinaires susceptibles de produire de l’innovation à très court terme, et la R&D privée reportée sur le public avec des dispositifs comme le Crédit d’impôt recherche (CIR). L’imprévisibilité et le hasard heureux (sérendipité), qui seuls peuvent déboucher sur du vraiment neuf, n’existent plus. Le champ libre est laissé à une économie de la promesse, basée sur la promesse de bienfaits sans précédent pour l’humanité, tellement spéculative qu’elle contribue à générer des bulles technologiques qui finissent forcément par éclater (p. 34). Alors qu’une innovation doit rencontrer un imaginaire social pour trouver son marché, les politiques d’innovation actuelles échouent à la fois à engager le consommateur pour définir des valeurs d’usage définies collectivement, et à trouver dans le citoyen un soutien acceptant les risques engendrés par les innovations.

C’est alors que les auteurs abordent la question des publics de la science (au sens de John Dewey) : comment peuvent-ils investir les questions posées par la science et ses effets qui les concernent ? (p. 50). Sur le plan de l’éducation, la culture technique reste une « culture du pauvre » distinguant les filières professionnelles et techniques des filières générales, alors même que toute culture générale devrait inclure une réflexion sur la technique. Les actions de culture scientifique, technique et industrielle (CSTI) vont dans ce sens mais elles restent notoirement insuffisantes (en quantité ou en qualité, les auteurs ne le précisent pas). Sur le plan de l’intervention citoyenne, le débat sur les choix scientifiques et techniques reste confisqué ou exclut les profanes, laissant dans la course les seules associations dont les membres, professionnellement ou socialement, sont très proches des producteurs de science et de technologies (p. 54). L’expert est valorisé voire sacralisé, quand bien même la spécialisation des formations scientifique et la césure entre sciences de la nature et sciences humaines revient à faire des scientifiques des êtres quasiment incultes dans tous les domaines dont ils ne sont pas spécialistes, des ingénieurs formatés, (…) ou des décideurs sans formation scientifique (p. 55).

Après cet état des lieux de la recherche scientifique, les auteurs reviennent sur les mobilisations et les luttes des quinze dernières années. Qui se souvient que l’European Research Council, destiné à soutenir la recherche fondamentale, fut un cadeau de l’Union européenne aux chercheurs en colère (p. 40) ? Que l’Unesco publia en 1998 une Déclaration mondiale sur l’enseignement supérieur pour le XXIe siècle, si humaniste et opposée à l’éthique néo-libérale (p. 106) ? Que le syndicat de l’enseignement supérieur SNESUP a participé en 1998 à la création de l’association Attac, puis en 2000-2011au lancement du Forum social mondial (avec le syndicat de la recherche SNCS) ? Les luttes décrites par les auteurs, dont les mouvements Sauvons la recherche (2004) et Sauvons l’université (2009), sont mues par l’idée que la recherche est un bien commun universel, qui ne peut être défendu que dans le cadre d’un service publics (p. 61). Malheureusement, elles n’ont pas toujours été couronnées de succès : les recommandations des états généraux de la recherche conclus à Grenoble en octobre 2004 ont été perverties par les équipes ministérielles successives en charge de la recherche (…) au bénéfice de la stratégie de Lisbonne (p. 64) et si les mesures portant atteinte à l’indépendance statutaire des enseignants-chercheurs ont été retirées, aucun des autres aspects de la loi Pécresse n’a été modifié. Quant aux Assises de l’enseignement supérieur et de la recherche organisées à l’automne 2012, des promesses ont été faites à la communauté scientifique dont il ne reste à peu près rien (p. 65).

Enfin, les auteurs énoncent un ensemble de propositions qui sont autant de pistes pour redéfinir l’entreprise scientifique. Admettant avec humilité que leur réflexion les a conduits à faire face à de nombreuses contradictions, tensions, difficultés (p. 16), et à défaut de pouvoir en donner des résolutions définitives, ils proposent des leviers pour avancer, dans un esprit de pluralisme et de diversité. Ainsi, ils recommandent d’abord de recontextualiser la recherche, les chercheurs se devant d’être impartiaux mais pas d’être neutres : à eux de tenir compte de tout le contexte d’actions, de valeurs, de représentations, d’expériences (p. 86) dans lesquels s’insère le phénomène qu’ils étudient — une notion empruntée au philosophe Hugh Lacey, mais aussi à la philosophie féministe des sciences. Ils décrivent également la recherche participative, tout en pointant ses limites. Ils proposent de redonner du sens à la notion de science comme bien commun (l’une des co-auteurs du livre, Danièle Bourcier, est responsable scientifique des licences Creative Commons pour la France). Ils défendent l’importance d’un débat citoyen pour définir les priorités de recherche (et pas seulement trancher les choix techniques), qu’ils ne veulent pas confier aux seuls scientifiques. Ils invitent les travailleurs scientifiques et les citoyens à se rencontrer pour inventer une démocratie scientifique, et convoquent les militants des mouvements sociaux et des partis de gauche pour qu’ils s’emparent des questions scientifiques au lieu de les déléguer aux seuls scientifiques — et, ce faisant, aux détenteurs du capital (p. 103).

Le cri central de l’ouvrage est un appel à la vigilance citoyenne pour résister contre les risques et les dérives de la technoscience, et pour le développement de recherches “libres” (p. 49). Mais tout en se revendiquant de gauche, les auteurs n’hésitent pas à égratigner le gouvernement actuel et sa ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Geneviève Fioraso, quand elle soutient l’Opération d’intérêt national (OIN) du plateau de Saclay lancée par la droite ou qu’elle poursuit avec la loi Fioraso la même vision du rôle de la recherche que dans la loi Pécresse.

Ce travail synthétique donne des armes pour comprendre la politique contemporaine de la recherche. Bien qu’émaillé d’exemples concrets, ses formules définitives manquent parfois d’illustrations concrètes. Par exemple, quand les auteurs regrettent la réduction des champs disciplinaires à ceux qui paraissent susceptibles de produire de l’innovation à très court terme (p. 31) : comment expliquer alors que l’Inra s’éloigne de la recherche appliquée à l’agriculture pour aller vers une recherche d’apparence plus fondamentale en génomique, biologie des systèmes etc. ? Ceci s’explique par le mouvement concomitant de mondialisation de la recherche qui nécessité de publier dans des revues à fort facteur d’impact.

Les auteurs concluent leur propos en regrettant que la science [soit] détournée au seul service de la rentabilité d’un capital concentré aux mains d’une oligarchie financière de plus en plus réduite et puissante (p. 121). Ce langage connoté politiquement ne doit pas éloigner le lecteur curieux des transformations actuelles de la recherche, qui trouvera dans cet ouvrage un vade-mecum utile à la réflexion et l’action.

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Quels sont les effets de la médiation scientifique en général, et de l'art-science en particulier ?

Pas plus tard que mardi dernier, je discutais avec trois étudiants du master bordelais de médiation scientifique. Ils s'étonnaient du nombre relativement élevé de formations universitaires (ou écoles de journalisme) en médiation-communication des sciences, pour un domaine qui n'est finalement qu'un microcosme ou presque. Ce fut l'occasion de leur sortir la fameuse hypothèse de Joëlle Le Marec, qui continue de "fonctionner" 5 ans plus tard. Lors d'une conférence donnée à l'ENS Lyon, elle proposait l'idée que le développement des actions de culture scientifique avait moins fait pour le développement des filières scientifiques que pour celui… des filières de médiation scientifique. Qu'on pense aussi à tous les scientifiques arrivés jusqu'en licence ou en master et qui bifurquent vers les formations puis les métiers de la communication scientifique (si je me fie aux CV de candidats stagiaires reçus chez Deuxième labo, par exemple). Et on peut sans doute les comprendre vu l'état anémique des carrière scientifiques à l'université française, là où la médiation scientifique a le vent en poupe. Ainsi, la justification de "lutter contre la désaffection des étudiants pour les sciences" par la culture scientifique ne serait qu'un alibi ?

C'est l'une des deux ambiguïtés (pour ne pas dire plus) du discours institutionnel sur la culture scientifique, technique et industriel (CSTI) dont je parle dans une note bibliographique publiée sur le blog de Deuxième labo. La seconde ambiguïté, puisque la question vous brûle les lèvres, concerne la cible véritable de la vulgarisation : Baudoin Jurdant défend depuis longtemps l'hypothèse selon laquelle la CSTI remplirait une fonction d'oralisation de la science profitant avant tout au scientifique qui vulgarise, plutôt qu'au public qu'il est censé informer. En effet, combien de fois avons-nous entendu je vulgarise pour mieux comprendre ce que je fais ? Voici une autre position à contre-courant de la "pensée unique" sur la CSTI. Et, sans prétendre me mesurer à ces iconoclastes, j'avais décrit de mon côté l'idée d'une vulgarisation visant simplement à engager la conversation et créer du lien social, autour des sujets rassembleurs, étonnants… que sont les sujets scientifiques. Une hypothèse, écrivais-je, qui joue beaucoup moins sur les cordes sensibles des financeurs et institutionnels de la recherche….

D'où l'intérêt, finalement, de mieux comprendre les effets des actions et politiques publiques de CSTI, pour passer des objectifs imaginés aux accomplissements réels. C'est l'objet de cette petite note bibliographique. J'y défends le principe d'une évaluation sérieuse de la CSTI, qui est étonnamment très très rare. En insistant sur la nuance introduite par Pascal Lapointe en commentaire : il ne sert à rien de mesurer la "culture scientifique" hors de tout contexte en interrogeant à intervalles réguliers un panel de citoyens sur quelques connaissances scientifiques, comme le fait par exemple l'Eurobaromètre. C'est au mieux inutile (les scores n'ayant pas bougé entre 1992 et 2001, comme sous l'effet d'un fond culturel à grande inertie) et au pire contre-productif (car on s'imagine qu'être cultivé scientifiquement, c'est savoir que la Terre tourne autour du soleil). Par contre, un questionnaire adapté à l'activité de CST auquel le public vient de participer est tout à fait pertinent pour comprendre les effets de cette activité.

Je citerai un très bon exemple tiré de l'ouvrage de 2013 dirigé par Masseran et Chavot, dont j'ai donné un compte-rendu par ailleurs : il s'agit d'une étude de Joanne Clavel sur la réception par le public d'un spectacle de danse à contenu scientifique. Elle part du postulat selon lequel la dimension esthétique et sensible apporte une autre forme de communication, l'art proposant en particulier une quasi absence de contrôle du sens vis-à-vis du destinataire. Ce qui nous emmène dans une terra incognita par rapport aux pratiques classiques de vulgarisation. D'où l'importance de se demander ce que le public fait du spectacle auquel il assiste, et comment il en construit le sens.

Sans entrer dans le détail, Joanne montre que le prospectus "scientifique" qui accompagne le spectacle est finalement très peu lu. Les spectateurs sont surpris par le spectacle de danse qui se déroule dans les allées de la ménagerie du Jardin des plantes et s'arrêtent pour y assister. Une fois leur intérêt enclenché, ils comprennent ce qu'ils voient (plus de 80% des spectateurs ont reconnu une interprétation d'oiseaux), et ressenti des émotions assez fortes (note moyenne de 3,5 sur une échelle allant de -5 à 5). Il s'agit clairement d'une approche alternative à la transmission de connaissances : la médiation par la danse renvoie ici aux dimensions esthétiques et éthiques de la biologie de la conservation et pas uniquement à sa dimension cognitive classique. Mais les résultats de l'évaluation montrent bien que cette approche donne des résultats.

Cette recherche n'est pas anodine. D'une part, elle aide les professionnels de la médiation à comprendre le statut des spectacles art-science : toucher le spectateur par l'enchantement du monde qu'elle propose ? Fournir un marchepied à la vulgarisation classique ? Renvoyer à d'autres dimensions de la science comme l'éthique ? D'autre part, elle concerne aussi les décideurs qui élaborent les politiques de culture scientifique. En effet, la médiation des sciences par l'art ("art-science") a le vent en poupe, et s'institutionnalise de plus en plus. Ainsi, la région Île-de-France précisait dans son appel à projets 2014 de soutien à la promotion de la culture scientifique que, pour être éligibles, les actions à dimension artistique auront comme objectifs premiers la culture scientifique et devront également être accompagnés par une médiation scientifique ou une mise en débat. Or si 77 % des spectateurs ne lisent pas le prospectus scientifique, et que le dispositif transmet bien des connaissances transformées en émotion et en expérience, on peut se demander au nom de quoi il faudrait l'enrober de ceci ou cela…

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